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IITTéRATURB FRAffCAÎSE ET ÉTHANGÈRB
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LIVRAISON DU i-' MARS 1905
CEÎfDRES, DEaiîlsHiî PARirs, par M'»» iârazla lleleflda«
AU TEMPS PASSÉ, par M, Alfretl llêielèreii, de l' Aca-
démie française.
A TRAVERS LA ROUMANfE, — lî, JUIFS ET PAYSANS,
par IIp Anilré IlellesHorl.
L'CELVBE DE SiiLNTE-BEUVË, par 11. Victor «Irand.
LE PÉRIL JAUNE AU XITI* SIÈCLE, par II* Bené Pi non.
GEORGE S AND ET SA FILLE, D'APRÈS LEUR CORRESPON-
DANCE INÉDITE, — IL DU MARIAGE A LA MORT DE
JEANNE CLÉSINGER (1847-lSÎ^S), par ftl* Kaiuuel HoeUe-
iiiave«
REVUE SCIENTIFIQUE, — AU DELA DU MICROSCOPE, par
VIIL - CHRONIQUE DE LA QUINZAINE, HISTOIRE POLITIQUE, par
11. Franels dtariiietit
IX, — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
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LA HEVUB DES DEUX MONDES
P1IBLl£HA DANS SKS PROGflAlNES LIVRAISONS
I.'I§olèe, par M. RENÉ BAZIN, de rAcadi^mie française. — Llnéocile, pnr
M. EDOUARD ROD. — Claire, par M, le vicomro E,-M. DE VOGUE, de
TAcadt^mie française, — Mon oncle FIo, par M. ANDRÉ THEUBIET, de
rAcadémk firançaiae. — Monsieur Chambalot, par M. PAUL ADAM. —
L© Retour, par *L PAUL BtlURGET, de TAcadémie française. — L.es Déa-
encbantées, par PIERRE LOTI, de TÂcadëmie française. — Le prochain
roman de M, A, FOGâZXARO.
lauie traduction ou reproduction des travaux de la
REVUE DES DEUX MONDES
e$t interdite dam ks pufdicat'fouf pérlùdl^ues de la France et du l'étranger
y eofupm la Surth, la Nûr^ège et lu Hottandê*
I
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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXV ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME VINGT-SIXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1905
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pppf^pipvippp
CENDRES
DBUXzAlCB PABTZE(1)
Un matin d'octobre, il se leva plus tôt que d'habitude ; et Zia
Tatana le débarbouilla, le peigna, lui fit endosser son petit cos-
tume neuf, ce costume de futaine dur comme la peau du diable.
Déjà son père était à table, mangeant des entrailles de brebis
grillées. Lorsqu'il aperçut le bambin prêt à partir pour l'école,
il rit de plaisir, et lui dit, en le menaçant du doigt :
— Surtout, tâche de bien travailler. Sinon, je t'envoie chez
maître Pane faire des cercueils pour les morts!
Bustianeddu vint prendre Anania et le conduisit à l'école,
non sans un certain air de protection dédaigneuse. La matinée
était splendide ; dans l'air transparent flottait une douce odeur
de moût, de café, de marc de raisin en fermentation ; les poules
chantaient au milieu de la rue; les paysans se rendaient au tra-
vail avec de longs chariots couverts de pampres, précédés par
les chiens allègres et frémissans.
Ânania se sentait heureux, quoique son compagnon parlât
fort mal de Técole et des maîtres.
— Ton maître, à toi, disait Bustianeddu, ressemble à un
coq, avec sa calotte rouge et sa voix enrouée. J'ai eu à le sup-
porter pendant un an. Que le diable lui morde le talon!
(i) Voyex la Revue du 15 février.
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O BHVl» DBS imUi MONDES.
L*école était à l'autre extrémité de Nuoro, dans un ancien
couvent entouré de jardins tristes. La classe d'Anania, située au
fez-de-chaussée, donnait sur la rue solitaire; une poussière
épaisse en recouvrait les murs ; la chaire du maître était rongée
en plusieurs endroits par les souris; des taches d'encre, des
entailles, des barbouillages, des noms semblables à des hiéro-
glyphes décoraient les bancs.
Anania éprouva une désillusion profonde lorsqu'il vit entrer
dans la classe, au lieu du maître décrit par Buslianeddu, une
maîtresse habillée en costume sarde, petite et pâle, ayant la
lèvre supérieure estompée de légères moustaches noires, pa-
reilles à celles de Zia Tatana.
Quarante galopins, presque tous morveux, animaient cette
classe. Anania était le plus grand de tous; et, peut-être pour
cette raison, la petite maîtresse qui, outre ses moustaches noires,
avait de terribles yeux noirs, s'adressait à lui de préférence,
rappelant par son seul nom de famille et lui parlant un peu en
sarde et un peu en italien.
L'attention obstinée dont il était l'objet l'ennuya beaucoup,
mais lui profita. Après trois heures seulement d'école, il savait
lire et écrire deux voyelles. Il est vrai que l'une de ces voyeUes
était la lettre o.
Vers Mkze heures, pourtant, il était déji fatigué de l'école et
de la maltresse, comme aussi de son vêtement neuf qui le gênait
beaucoup; et il pensait à la maison, à la cour, au sureau, à la
corbeille de figues d'Inde où il avait coutume de plonger souvent
ses menottes aguerries contre les épines. Il se mit à bâiller.
L'heure de partir n'arriverait donc jamais? Beaucoup de sefi
camarades pleuraient, et la maîtresse s'époumonait inutilement
à leur prêcher l'amour de l'étude et à réclamer la tranquillité.
Enfin la porte s'ouvrit, et l'on vit apparaître, puis disparaître,
rapide comme l'éclair, la figure rasée du bedeau. Cet homme,
habillé aussi en costume sarde, annonça :
T- Il est l'heure !
Et les bambins s'élancèrent tous ensemble vers la porte, se
bousculant, se chamaillant. Anania demeura seul près de la maî-
tresse qui, de sa main sèche, lui caressa la tête.
— Bravo ! lui dit-elle. Tu es le fils d' Anania Atonzu?
— Oui, madame.
— Bravo ! Tu présenteras mes salutations à ta mère.
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iPiPi^JH .-^, ^
CENPRES, . 7
Naturellement, il comprit que ces salutations étaient pour
Zia Talana; et aussitôt la maîtresse lui devint sympathique.
Elle l'avait quitté pour se mêler à la foule turbulente des
bambins et rétablir Tordre.
— Qu'est-ce que ces façons-là? — criait-elle en les empoi-
gnant par le bras et en les forçant à rester immobiles. — Deux
par deux ! Formez les rangs !
Elle les mit deux par deux, et ils parcoururent ainsi le cou-
loir, franchirent la porte de Técole, firent dans Ife rue un bout
de chemin ; après quoi, rendus à la liberté, ils se dispersèrent sur
la place comme des oiseaux échappés de la cage, prenant leur
volée et piaillant.
Ensuite sortirent, en meilleur ordre, les élèves des autres
classes, de plus en plus âgés et sérieux. Soudain, Bustianeddu
fondit comme une trombe et asséna sur la tête d'Ânania un coup
de ses cahiers.
— Eh bien! ça te plaît, l'école?
— Oui, répondit l'autre. Mais j'ai faim. La classe n'en finis-
sait pas.
— Tu t'imaginais peut-être qu'une classe, c'est l'affaire d'une
minute? repartit Bustianeddu, avec sa supériorité de grand.
Attends, attends, et tu vas voir! La faim et la soif te viendront.,.
Oh, oh ! regarde Margherita Carboni.
La fillette, avec ses bas violets, son écharpe rose, ses poi-
gnets de laine verte, s'avançait au milieu d'une nuée d'écolières
sorties de l'école après les garçons ; et elle passa devant les deux
amis sans leur accorder un regard.
Plusieurs autres groupes d'écolières sortirent encore, pauvres
et riches, paysannes et bourgeoises, quelques-unes déjà grande-
lettes et cocpeltes. Les garçonnets de quatrième et de cinquième
s'arrêtaient pour les regarder et riaient entre eux.
— Ils leur font la cour, dit Bustianeddu. Si les maîtres s'en
aperçoivent!...
Anania ne répondit rien, convaincu que les élèves de qua-
trième et de cinquième étaient bien assez grands pour être amou-
reux.
— Ils échangent même des lettres! ajouta Bustianeddu, d^un
air d'importance.
— Nous aussi^ quand nous serons en quatrième, nous coor-
tiserons les filles, déclara le petit avec simplicité.
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que dis-tu là, mamelouk? s'écria l'autre en le considé-
rant avec ironie. Il faut d'abord que tu apprennes à te moucher
le nez.
^Sur ce, il le saisit par une ^main; et tous les deux prirent
leur course vers la maison.
Après ce jour, d'autres jours passèrent et d'autres encore. La
mauvaise saison revint; le pressoir recommença de fonctionner;
les scènes de l'année précédente se renouvelèrent. Anania était
le premier de sa classe, peut-être parce qu'il en était aussi le plus
vieux; et, dès lors, personne ne mit en doute qu'il deviendrait
avocat ou médecin ou même juge.
Tout le monde savait que M. Carboni avait promis de l'aider
dans ses études; et l'enfant lui-même ne l'ignorait pas, mais il
était trop jeune encore pour se faire une juste idée de ce que
valait une semblable promesse. On l'invitait souvent à dtner chez
son parrain; mais, étrange invitation, on le faisait manger à la
cuisine avec les servantes et les chats. D'ailleurs, il ne songeait
pas k s'en plaindre; car il lui semblait que, k la table des maîtres,
l'intimidation et la joie l'auraient empêché d'ouvrir la bouche.
Les années d'école se succédèrent. Après la petite maîtresse
moustachue, ce fut le tour du maître qui ressemblait à un coq ;
puis d'un autre maître, vieux priseur qui, en montrant du doigt
l'archipel du Spitzberg, disait sur un ton larmoyant : « C'est
là que fut emprisonné Silvio Pellico! »; puis d'un jeune maître
à la tête ronde, pâle, très gai, qui se suicida. Tous les écoliers
gardèrent de cet événement douloureux une impression mal-
saine; pendant longtemps, ce fut Tunique objet de leurs pensées
et de leurs entretiens; et Anania, qui ne parvenait pas à com-
prendre comment ce maître avait pu se suicider, puisque c'était
im homme gai, déclara en pleine classe que, pour son propre
compte, il était prêt à se suicider aussi dès qu'il en aurait l'occasion.
Par bonheur, l'occasion ne se présenta pas. A cette époque,
il n'avait aucune peine; il était bien portant, aimé des siens,
toujours le premier de sa classe. Autour de lui la vie se dé-
ployait égale, avec les mêmes visages et les mêmes épisodes, un
jour semblable à l'autre, une année semblable à l'autre; telle,
TétofTe à dessins uniformes dont le marchand déroule l'intermi-
nable pièce. En hiver, c'étaient toujours les mêmes personnes
qui se réunissaient au moulin, les mêmes scènes qui se reprodui-
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mw:
CEMBRES. 9
soient autour du pressoir. Au printemps, le sureau refleurissait
dans la cour, les mouches et les abeilles rebourdonnaient dans
l'air lumineux, les mêmes silhouettes se montraient dans les rues
et dans les maisons. Zio Barchitta, le fou, avec ses yeux bleus
toujours fixés devant lui, avec ses cheveux partagés sur le front,
semblable à im vieux Jésuâ mendiant, continuait ses inoffensives
extravagances ; maître Pane sciait des planches en se parlant tout
haut à lui-même; Efes Cau passait en faisant des zigzags; Nanna
venait derrière lui ; les marmots déguenillés s'amusaient avec les
chiens, les chats, les poules, les petits cochons; les commères se
prenaient de bec; les jeunes gens, pendant les nuits sereines,
au clair de la lune, chantaient des chœurs mélancoliques; les
lamentations de Rebecca vibraient dans l'espace comme le chant
du coucou dans la tristesse d'un paysage inculte.
De même qu'apparaît le soleil par une soudaine déchirure du
ciel voilé, de même apparaissait quelquefois, dans ce misérable
milieu, la réjouissante figure de M. Carboni. Les femmes s'avan-
çaient sur le pas de leurs portes pour le saluer et lui sourire ;
les hommes oisifs, paresseusement vautrés au soleil, se rele-
vaient d'un bond et rougissaient ; les mioches couraient après
lui pour baiser les mains qu'il tenait débonnairement croisées
derrière son dos.
Durant un rigoureux hiver de disette, il avait fourni de po-
lenta et d'huile tout le voisinage. Chacun s'adressait h lui pour de
petits prêts, qui n'étaient jamais remboursés ; à chaque pas, dans
toutes les ruelles où le vent apportait des feuilles, de la paille
et des ordures, il rencontrait des marmots qui l'appelaient a mon
parrain, » des femmes et des hommes qui l'appelaient « mon
compère. » Il ne se souvenait plus du nombre de ses filleuls ; et
Zio Pera affirmait malignement que beaucoup de personnes se
donnaient à tort pour les compères et les commères du maître,
afin de lui attraper des sous.
— Et, par-dessus le marché, nombre de gens espèrent qu'il
aidera leurs enfansàfaire des études ! dit un jour le vieux jardinier,
assis devant le four du pressoir, son gourdin entre les jambes.
— Dame I il y en a bien quelques-uns dans le nombre qu'il
aidera en effet! repartit l'huilier avec une évidente complai-
sance, les yeux fixés sur Ânania qui était auprès de la fenôtre.
— Un, peut-être; pas davantage. Le maître a un tantinet de
gloriole ; mais, en somme, il ne se ruine pas.
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iO REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'est-ce que vous dites, vieille sauterelle ? riposta Thui-
lier en colère. Vous êtes comme le diable : plus vous vieillissez,
plus vous devenez méchant.
— Allons donc ! répliqua le vieux en toussant et en crachant.
Est-ce qu'on ne sait pas les choses? Il n'y a que les chiens qui
réussissent à cacher leurs ordures. Pourquoi le maître ne fait-il
pas étudier ses bâtards?
Anania sentit un frisson, comme si quelqu'un lui avait donné
un coup dans les côtes ; mais il ne bougea pas.
L'huilier toussa et cracha à son tour, et il aurait bien voulu
qu' Anania n'en tendit pas les sacrilèges paroles du jardinier;
mais il ne put se contenir et s'emporta contre le vieillard.
— Encore une fois, est-ce qu'on ne sait pas les choses? répéta
le vieux, empoignant son gourdin comme pour se défendre
contre une attaque possible. Le mioche qui travaille dans la
boutique de Franziscu Carchide serait-il, par hasard, le fils de
Jésus-Christ? Pourquoi donc le mattre ne le fait-il pas étudier,
ce mioche qui est son enfant?
— Il est l'enfant d'un prêtre, affirma l'huilier en baissant la
voix.
— Non, ce n'est pas vrai; il est l'enfant du patron. Regardez-
le bien : Margherita et lui se ressemblent conmie deux gouttes
d'eau.
— Mais voilà! dit l'huilier, à bout d'argumens. Ce petit est
mauvais comme le démon : il n'y a pas moyen de le faire étu-
dier; est-ce qu'on peut lutter contre les pierres?
— Ah ! bon ! alors, murmura Zio Pera, repris d'une quinte
de toux.
Anania demeura longtemps encore à la fenêtre, accablé d'une
singulière tristesse. Il connaissait Antonino, le mioche qui tra-
vaillait chez Carchide, et il savait qu'à la vérité, c'était un mau-
vais garnement, mais, somme toute, pas plus mauvais que Bus-
tianeddu et tant d'autres qui fréquentaient l'école. Pourquoi donc
M. Carboni ne le prenait-il pas chez lui comme il avait été pris
lui-même par l'huilier, si cet enfant était son fils? Puis il pensa ;
« Ce garçon a-t-il une mère? »
Ah! la mère, la mère! A mesure qu'il grandissait, que son
intelligence s'ouvrait, que ses idées et ses perceptions se for-
maient et se développaient conmie les pétales d'une fleur sau-
vage sans que personne s'en occupât, la pensée de la mère se
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CENDREB. Il
dessillât de plus en plus nette dans l'iiube de sa conscience nais-
sante !
Un fait qui survint exalta singulièrement ses rêveries. Ce fut
le retour de la mère de Bustianeddu.
A cette époque, Anania fréquentait le gymnase, et il était se-
crètement amoureux de Margherita; aussi se croyait-il déjà un
lK>mme pour tout de bon. Il feignit de ne prendre aucun intérêt
à ce qui mettait en émoi tout le voisinage ; mais une multitude
de sentimens inavoués le tourmentaient jour et nuit.
Il ne vit pas tout de suite cette femme, qui se tenait cachée
dans la mdson d'une parente ; mais il recevait chaque jour les
confidences de Bustianeddu, devenu maintenant un jeune
homme sérieux et madré.
Gomme Zio Pera n'avait plus guère de forces, il s'était asso-
cié l'huilier pour la culture des fèves et des cardons. Aussi
Anania pouvait-il entrer librement dans le jardin ; et, soit pour
lire, soit pour étudier ses leçons, il aimait à s'asseoir dans
l'herbe, sur le rebord du fossé que protégeait l'ombre courte des
figuiers d'Inde. Bustianeddu venait le trouver là pour lui confiei
ses réflexions. A vrai dire, les paroles de Bustianeddu étaient
empreintes de quelque scepticisme; mais son langage froid n'en
susdtait pas moins dans l'âme de Tautre un tumulte d'émotions.
— Elle est revenue 1 disait Bustianeddu, couché à plat ventre
dans rherbe et agitant les jambes en lair. Mieux aurait valu
qu'elle ne revînt pas. Mon père voulait la tuer; mais on a réussi
à le rendre plus calme*
— Tu l'as vue?
— Bien sûr. Mon père me défend d'aller chez elle, mais j'y
vais tout de même. Elle est grasse, habillée en dame. Je ne l'ai
pas reconnue, tu sais.
— Tu ne Tas pas reconnue ! s'écriait Anania, étonné que
Bustianeddu eût si peu de mémoire et songeant à sa propre
mèra.
Ah! lui, il aurait reconnu sa mère au premier coup d'œil!
Et il se disait : « Elle aussi, elle doit être habillée en dame,
coiffée à la mode... Mon Dieu, mon Dieu! comment peut-elle
être? » La figure d*01i lui échappait, et il demeurait perplexe;
mais il cherchait à se réconforter par la confiance qu'il avait
dans son instinct, a Oui, de toute façon je la reconnaîtrais,
moi. Oh! j'en ai la certitude! »
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12 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi ta mère est-elle revenue? demanda-t-il un jour
à Bustianeddu.
— Pourquoi? Mais, tout naturellement, parce que c'est ici
son pays... Elle cousait à la machine chez un tailleur de Turin;
çUe en a eu assez, et elle est revenue à la maison.
Un silence pénible suivit ces paroles. Les deux jeunes gens
savaient que Thistoire du tailleur était un mensonge ; mais ils
Tacceptaient sans contester. Au bout de quelques instans, Anania
fit même cette remarque : ,
— Eh bien I ton père devrait se réconcilier avec elle.
— Non I — déclara Bustianeddu, faisant semblant de prendre
le parti de son père. — Il a raison. Elle n'avait pas besoin de
travailler pour vivre !
— Est-ce que ton père ne travaille pas, lui? Est-ce une
honte de travailler?
— Mon père est négociant ! corrigea l'autre.
— Et à présent, qu'est-ce que fera ta mère? Et toi, avec qui
demeureras-tu ?
— Je rignore.
Cependant, les nouvelles devenaient de jour en jour plus
émouvantes.
— Si tu savais tout le monde qui vient chez mon père, pour
le prier de se réconcilier avec elle! Le député lui-même est venu.
Ma grand'mère aussi est venue, hier soir, et elle a dit & mon
père : « Jésus a pardonné à la Madeleine. Songe, mou fils, que
nous sommes nés pour mourir ; songe que dans l'autre monde
nous n'emporterons avec nous que nos bonnes œuvres. Vois
comme ta maison est désolée : les souris y font continuellement
la fête. »
— Et ton père ne s'est pas laissé convaincre ?
— Il a eu un transport de colère et s'est écrié : « Sortez d'ici,
à lïnstant même ! Vous devriez rougir de vos paroles ! »
Le jour suivant, Bustianeddu rapporta encore d'autres par-
ticularités.
— Voilà que Zia Tatana aussi s'en mêle ! Quel sermon elle a
fait ! « Figure-toi, disait-elle à mon père, que tu reçois une amie
dans ta maison. Oui, reçois-la : elle est repentante; elle va
s'amender. Si tu refuses, qui sait ce qu'il adviendra d'elle ? Le
roi Salomon avait soixante-dix amies sous son toit, et il était
rhomme le plus sage du monde. »
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p^pp^ffllpp^
CENDRES. i3
— Et qu'est-ce que ton père a répondu ?
— 11 a répondu que ce sont les amies qui ont fait perdre la
tête au roi Salomon. Et il est resté dur comme pierre.
Par le fait, le négociant ne céda pas et sa femme alla se
loger à l'autre bout du pays, près du couvent où étaient les
écoles. EUe reprit le costume sarde, mais tm costume un peu
arrangé, enrichi de rubans et de dentelles, si bien que cela faisait
reconnaître tout de suite la femme de conduite équivoque. Non
pardonnée par son mari, eUe persista dans la voie du mal.
Un jour, Anania l'aperçut ; et ensuite il la vit tous les jours,
lorsqu'il se rendait au collège. Elle habitait une maison noirâtre,
avec des fenêtres encadrées d'une bordure blanche peinte à la
chaux, qui se terminait par une croix. Devant la porte il y avait
quatre marches ; et souvent, cette femme, qui était grande et
encore belle, quoiqu'elle ne fût plus très jeune et qu'elle eût le
visage trop brun, s'asseyait sur ces marches pour coudre ou
pour broder une chemise paysanne. L'été, elle avait la tète nue,
avec des cheveux noirs, un peu bouffans sur un front bas, et elle
portait un petit foulard de soie grise autour d'un cou allongé.
Anania rougissait chaque fois qu'il la voyait ; il éprouvait
pour elle une sympathie morbide, et en même temps, une sorte
de haine. Il aurait voulu changer de chemin pour ne plus la
voir ; mais une force occulte et maligne l'attirait toujours par
ce chemin-là.
VI
C'étaient les vacances de Pâques. Un après-midi, tandis
qu' Anania étudiait la grammaire grecque au jardin, en se pro-
menant dans une petite allée qui traversait le vert cendré d*une
planche de cardons, il entendit frapper à la barrière.
Il y avait dans le jardin plusieurs personnes : l'huilier, qui
piochait en chantonnant une poésie amoureuse de Luca Gubeddu ;
Nauna, qui sarclait de mauvaises herbes ; Zio Pera, qui l'aidait;
Efes Cau qui, comme d'habitude, était ivre et vautré sur l'herbe,
n faisait presque chaud ; de petits nuages roses voguaient dans
le ciel laiteux et allaient se perdre derrière les pics bleuâtres
des monts d'Oliena ; du fond de la vallée, comme d'une immense
conque emplie de verdure, montaient des parfums et des sons
qui se dissolvaient dans l'air tiède.
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u
REVUE DES DEUX MONDES.
De temps à autre Nanna se redressait, une main posée sur
Téchine ; et, de Tautre main, elle envoyait des baisers au liseur.
— Ma chère âme, lui disait-elle avec tendresse, que Dieu te
bénisse ! Le voyez- vous, le gentil garçon ? Il étudie comme un
petit chanoine. Que ne deviendra-t-il pas? Il est capable de de-
venir juge d'instruction, et toutes les filles de la ville voudront
le ramasser comme une dragée... Ah I ma pauvre échine!
— Fainéante ! lui criait Zio Pera. Puisse une balle te trans-
percer la rate! Allons! travaille, et laisse-le tranquille.
— Et vous, que la peste vous étouffe ! Si j'étais une fillette de
treize ans, vous ne me parleriez pas sur ce ton ! insinuait^elle
avec malice, en se courbant de nouveau sur sa besogne. ^
Au premier coup frappé à la barrière, l'huilier demanda :
— Qui est-ce?
Anania et Efes Gau relevèrent le visage, l'un, de l'herbe où il
somnolait, l'autre, du livre qu'il lisait, tous deux avec une ex-
pression à peu près semblable d'attente anxieuse. Si ce visiteur
était M. Carboni? En effet, Anania et l'ivrogne éprouvaient presque
le même saisissement de honte, lorsque M. Carboni les surpre-
nait dans le jardin: Efes sentait tout le poids de son abjection,
en présence de cet homme affable qui, avec un regard doux et
triste, sans jamais lui adresser, comme tant d'autres, d'inutiles
reproches, le saluait et lui parlait ; et Anania, se rappelant sa
mère, avait honte de lui-même pour l'audace avec laquelle il se
permettait de penser à Margherita. Mais l'un et l'autre, le col-
légien et le vicieux , dès qu'ils avaient aperçu la bienveillante
figure de cet honnête homme^ en ressentaient néanmoins une
joie intimidée et reconnaissante.
On frappa de nouveau.
— Eh bien, qui est-ce ? répéta l'huilier, cessant de chanter
et de piocher.
— Je vais voir, dit Ananîa.
Un moment après, il revenait, accompagné d'un jeune homme
en costume de Fonni, très maigre et très pâle, avec une petite
figure de rat.
— Le reconnaissez-vous? demanda le collégien à son père.
Moi-même, je ne l'ai pas reconnu tout d'abord.
— Qui es-tu ? interrogea l'huilier, en s'essuyant les mains avec
une touffe d'herbe.
Le jeune homme se mita rire timidement et regarda Anania.
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Pipp-jpp-l»!!-
CENORES. 4B
— Mais c'est Zuanne ! s'écria le collégien. Voyez comme il a
grandi I
— Bonjour! dit Thuilier en embrassant le Fonnais. Nous
sommes parens. Sois le bienvenu. Gomment va ta mère?
— Pas mal.
— Et qu'est-ce qui t'a fait descendre à Nuoro?
— Je suis témoin dans un procès.
— Où as-tu laissé ton cheval ? A l'auberge ? Tu avais donc
oublié que nous sommes parens ; ou bien, quoi ? tu dédaignes
de recevoir l'hospitalité chez nous parce que nous sommes
pauvres ?
— En effet, je suis si riche ! répondit le jeune homme avee
un sourire.
— Allons ! c'est entendu, conclut Anania en fourrant son livre
dans sa poche. Viens chercher ton cheval et ramenons-*le à la
maison.
Ils s'en allèrent ensemble : Anania, puérilement heureux de
revoir l'humble pastoureau qui lui rappelait tout un monde
lointain ; Zuanne, pris d'une grande gène en présence de ce beau
petit monsieur blanc et frais, dont une cravate flambante ornait
le col très luisant.
Lorsqu'ils revinrent, le collégien cria de la rue à Zia Tatana :
— Mère, préparez-nous le café !
Le café bu, Anania introduisit son hôte dans sa chambrette
et se mit à lui montrer une quantité de choses.
Cette pièce longue et étroite, avec un plafond de cannes
badigeonnées à la chaux et une aire de terre battue, était rem-
plie de meubles étranges : deux bahuts de bois, semblables aux
vieux coffres vénitiens, sur lesquels un artiste primitif avait
sculpté des griffons et des aigles» des sangliers et des fleurs fan-
tastiques; une commode monumentale; des paniers accrochés
aux murs, près de petits tableaux qui avaient des cadres en
liège; dans un coin, une jarre pour l'huile; dans un autre coin,
le modeste lit du collégien, recouvert d'une étoffe de laine grise
filée par Zia Tatana; et, entre le lit et la fenêtre qui regardait
sur le sureau de la cour, une petite table avec un tapis de per-
cale verte et une étagère de bois blanc, où lu fantaisie artistique
de maître Pane avait ébauché dans les encoignures, peut-être à
l'imitation des bahuts, des feuilles oi des fleurs antédiluviennes.
Sur la table et sur l'étagère il y avait peu de livres et beaucoup
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16 REVUE DBS DEUX MONDES.
de cahiers, — la collection complète des cahiers écrits par Ana-
nia, — plusieurs boites ficelées mystérieusement, des almanachs,
des paquets de journaux sardes. Tout cela était propre et bien en
ordre ; par la fenêtre arrivaient des flots de lumière et de brise
embaumée; sur Taire brunâtre, crevassée ç& et là, voltigeaient
comme pour une folâtre poursuite deux feuilles de sureau; la
table portait un volume des Misérables^ grand ouvert.
Que de choses Anania aurait pu et voulu montrer au jeune
montagnard comme à un frère longtemps attendu! Mais la
niaise attitude de Zuanne pendant que l'autre déficelait et refi-
celait quelques-imes de ces bottes mystérieuses, jeta un froid sur
son allégresse enfantine. A quoi servirait-il de lui faire des con-
fidences ? Pourquoi le collégien avait-il introduit ce vacher dans
la chambrette oti, pèle-mèle avec la fragrance du miel, des fruits
et des bouquets de lavande que Zia Tatana conservait dans les
bahuts, s'exhalait le parfum de ses rêves solitaires, et où, par
cette petite fenêtre tournée vers le sureau et vers les toits her-
beux des maisonnettes de pierre, il voyait s'ouvrir le monde
aussi vierge et fleuri que les montagnes granitiques de l'horizon
voisin ?
A la joie succéda un accès de tristesse ; il sentit quelque
chose se détacher de lui et tomber sur le sol, comme une pierre
qui se détache du rocher pour n'y jamais revenir. Le village
natal, le passé, les premières années de sa vie, les souvenirs et
les regrets, sa poétique tendresse pour le frère d'adoption, tout
disparut en un clin d'œil.
— Sortons, dit-il, agacé.
En passant devant la maison de M. Garboni, les deux jeunes
gens virent apparaître sous le porche une face joufflue, colorée
et comme illuminée par le reflet d'une éclatante chemisette
républicaine. Anania 6ta vite son chapeau ; et on aurait pu
croire que le reflet de la chemisette venait de frapper et d'illu-
miner aussi son propre visage ; Margherita répondit à ce salut
par un sourire, et jamais joues potelées de demoiselle ne se
marquèrent de plus irrésistibles fossettes. «
— Qui est cette dame ? demanda sottement Zuanne, dès qu'ils
eurent dépassé la maison.
— Une dame I Mais c'est une jeune fille de mon âge, repar-
tit Anania, d'un ton brusque. Elle n'a pas même un an de
plus que moi.
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^WÏ'rfiP?»'-^'T4W''^'%
CENDRES. 17
Sur ce, Zaanne laissa voir un embarras manifeste et n'osa
plus souffler mot. Mais, chez Anania, ce fut le phénomène con-
traire qui se produisit. Soudain, la langue lui démangea; et,
comme si sa volonté n'était plus assez forte pour l'obliger au
silence, il laissa échapper des paroles rapides; et il mentit, avec
la claire conscience qu'il mentait ; et néanmoins il éprouva une
félicité délicieuse à se dire que ce mensonge deviendrait peut-
être une vérité.
— Cette jeune fille et moi, déclara- t-il, nous nous aimons.
Ce soir-là, tandis que l'huilier, couché dans la cuisine, se faisait
raconter par Zuanne la découverte des ruines de Sorrabile, l'an-
tique cité exhumée aux environs de Fonni, et lui demandait si
Ton pourrait encore y découvrir des trésors, Anania, accoudé à
sa petite fenêtre, regardait la lune se lever lentement entre les
dents noires de l'Orthobene.
Enfin il était seul ! La nuit régnait, pleine de frissons et de
douceur; et déjà le coucou faisait vibrer de cris plaintifs la
solitude de la vallée. C'était avec la même tristesse que le cœur
d' Anania criait et palpitait dans une solitude infinie. Pourquoi
avait-il fait ce mensonge? Et pourquoi ce pâtre stupide n'avait-
il rien dit, lorsqu'il avait entendu la grande révélation? Zuanne
ne comprenait donc pas ce que c'était que l'amour, l'amour pour
une créature supérieure, l'amour sans borne et sans espérance ?...
Mais pourquoi lui-même s'était-il abaissé jusqu'à mentir? Quelle
honte, quelle honte ! Il lui semblait qu'il avait calomnié Mar-
gherita, tant il se jugeait infime et tant il la voyait distante.
Il appliqua ses paumes froides contre ses joues en feu, et, les
yeux fixés sur le mélancolique visage de la lune, il frissonna.
Il se rappelait une froide et lumineuse pleine lune d'hiver, la
honte et l'aveu du vol des cent lires, la figure de Margherita se
dressant devant lui comme l'ombre d'une fleur sur l'or du disque
mnaire. Ah I peut-être son amour datait-il de ce soir-là; mais
c'était aujourd'hui seulement, après des années et des années,
qu'il brisait enfin la pierre sous laquelle il avait été enseveli
jusqu'alors et jaillissait, telle une source qui ne veut plus couler
sous terre.
« Comme je suis lâche ! se disait -il. Lâche au point de mentir!
J'aurai beau étudier et devenir avocat; moralement, je resterai
toujours le fils d'une femme perdue,., »
TOME XXVI. — ^905. 2
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18 REVUE DBS DEUX MONDES.
Il s'attarda longtemps à la fenêtre. Un chant triste monta de
la rue, passa et s'évanouit, réveillant chez l'adolescent la vision
de la terre natale, les sanglans crépuscules, les souvenirs d'en*
fance, mais avec im sentiment autre que celui qu'il avait éprouvé
jusqu'alors.
Un rêve, mélancolique et lumineux comme la lune, se forma
dans son âme. Il s'imagina qu'il était encore à Fonni ; il n'avait
pas étudié; il n'avait jamais senti la honte de sa condition
sociale; il travaillait, faisait le métier de pâtre, et il était, lui
aussi, un peu simple, comme Zuanne. Et voilà qu'il se trouvait
au bord de la route, par un rouge crépuscule d'été ; et il voyait
passer Margherita, pauvre comme lui-même, exilée dans ce haut
village, la taille serrée par le jupon d'orbace, l'amphore sur U
tête, semblable k ces femmes de la Bible qui semblent ressus-
citées en la personne des rouges Barbaricines. Il l'appelait et
elle se retournait, éclairée par la lueur du crépuscule, et elle lui
souriait voluptueusement.
— Où vas-tu, ma belle? lui demandait-il.
— Je vais à la fontaine.
— Permets-tu que je t'accompagne ?
— Si tu veux, Nania.
Et il partait avec elle ; et ils cheminaient ensemble, au bord
de la route qui dominait ces immenses vallées dans le fond
desquelles s'était déjà couché le soir, attendant que le ciel
pourpre se décolorât et couvrit de voiles d'ombre toutes les
choses; et ils descendaient à la fontaine. Margherita déposait son
amphore sous le jet argenté de l'eau murmurante^ qui soudain
changeait de ton et qui, de maussade qu'elle était, devenait
allègre, comme si la chute dans la cruche eût interrompu son
éternel ennui. Alors les deux jeunes gens s'asseyaient sur une
longue pierre, devant la fontaine, et ils parlaient d'amour.
L'amphore se remplissait; l'eau débordait, puis se taisait quelques
instans, comme pour écouter ce que disaient les amoureux. Et
voilà que le ciel se décolorait, couvrait de ses voiles d'ombre
les pentes les plus hautes et les plus lumineuses de la mon-
tagne. Et, enhardi par celte ombre propice, le jeune homme
entourait enfin de son bras la taille de la jeune fille, et elle incli-
nait la tête sur l'épaule de son ami, et il lui donnait un baiser...
A cette époque, Anania, qui n avait guère plus de dix-sept
ans, vivait sans amis, et il s'entendait même assez mal avec ses
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CENDRES. 1$
camarades de collège, parce qu'il était défiant et susceptible. Il
avait une crainte continuelle qu'on ne lui reprochât son origine ;
et, un jour qu'il avait surpris un lambeau de conrersation
entre deux élèves dont l'un disait : « A sa place, je ne resterais
pas avec mon père, » il crut que c'était une allusion à sa propre
personne. Depuis lors, il s'abstint de saluer le riche camarade
qui avait prononcé ces paroles; mais, dans le secret de son
cœur, il lui donnait raison.
« Oui, pensait-il, pourquoi resté-je près de cet homme sor-
dide, qui a trompé ma mère et l'a jetée dans la voie du mal?
Je ne l'aime ni je ne le hais; mais je ne le méprise pas non plus,
comme ce serait mon devoir. Il n'est pas méchant; il n*est pas
même entièrement vulgaire, comme le sont tous nos voisins;
et, avec ses rêves puérils de trésors et de choses merveilleuses,
avec son affection déférente envers sa vieille femme, avec sa
fidélité éprouvée pour la famille de son maître, il réussit parfois
à me devenir sympathique; mais cela me déplaît, parce que
je devrais et voudrais le mépriser. Qu'est-il pour moi? Lui
ai- je demandé de me faire naître? Oui, mon devoir serait de
quitter sa maison, maintenant que je suis capable de com-
prendre... »
Mais un peu de tendresse et beaucoup de confiance l'atta-
chaient à Zia Tatana, et celle-ci adorait son fils adoptif. Elle
n'avait pas réussi à faire de lui ce qu'elle aurait souhaité, c'est-à-
dire un enfant religieux et docile; mais, tel qu'il était, indiffé-
rent à la religion, parlant mal des prêtres et du Roi, n'en faisant
qu'à sa tête et libre de tout préjugé , elle ne l'en aimait pas
moins et vivait presque exclusivement pour lui, sûre qu'il de-
viendrait un grand homme. Lui, il riait et badinait avec elle, la
faisait danser, lui contait toutes les nouvelles de la ville. Chaque
matin, elle lui apportait dans son lit une tasse de café et lui
annonçait si la matinée était belle ou laide; puis, tous les di-
manches, elle lui promettait de l'argent de poche à condition
qu'il all&t à la messe.
— Non, j'ai sommeil, répondait-il. J^aî travaillé trop long-
temps hier soir.
— Eh bien ! tu iras à la seconde messe, insistait l'excellente
femme.
Il ne promettait rien ; mais Zia Tatana lui donnait quand
même l'argent.
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20 REVUE DES DEUX BfOUDBS.
Le lendemain du réve idyllique fait au clair de la lune, sur
Taccoudoir de la petite fenêtre, Ânania s'empara de Zuanne,.
dès que celui-ci fut revenu de l'audience, et il Temmena dehors,
dans la louable intention de lui faire boire un verre d'anisette
au cabaret voisin.
— Qui sait quand nous nous reverrons? lui dit le jeune
pâtre. — Pourquoi ne viens-tu pas à Fonni? Tu devrais y venir,
pour la fête- des Martyrs.
— C'est impossible, répondit Anania, faisant l'important.
J'ai beaucoup à étudier, cette année : je prends mon certificat
d'études secondaires.
— Et après, où iras-tu? sur le Continent?
— Oui, affirma le collégien' avec vivacité. J'irai achever mes
éludes à Rome.
— Il y a un grand nombre de couvens, à Rome, et plus de
cent églises, n'est-ce pas ?
— Oh I plus de cent, cela est certain. Qui te l'a dit?
— Hier soir, ton père racontait que, au temps où il était
soldat...
— Est-ce que tu seras soldat, toi ? interrompit Anania, qui
ne prenait pas garde k la physionomie de Zuanne.
— Non. C'est mon frère qui le sera. Moi...
Il se tut. Les deux jeunes gens entrèrent dans le cabaret
désert, empuanti par l'eau-de-vie et le tabac. Les mouches bour-
donnaient, comme d'habitude, autour d'une fille brune, assez
belle, mal peignée et malpropre, qui était assise au comptoir.
— Bonjour, Agata. Tu as bien dormi?
— Que veux-tu prendre? demanda-t-elle en se levant et
s'adressant à Anania avec une familiarité triviale.
— Qu'est-ce que tu veux prendre, toi ? répéta le collégien à
Zuanne.
— Ce que tu voudras, répondit le pâtre, gêné.
La fille se mit à contrefaire la voix et l'attitude de Zuanne :
— Ce que tu voudras... ce que tu voudras... Eh bien! mon
agneau I qu'est-ce que tu veux?
Elle regarda efi'rontément Anania, et Anania la regarda
aussi. Après tout, il n'était pas un saint; mais il s'aperçut que
Zuanne rougissait et baissait les yeux. Quand ils sortirent du
cabaret, le pâtre lui demanda timidement :
— Celle-là aussi est ton amoureuse?
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Pf^
CENDRES. 2i
— Pourquoi? interrogea-t-il, moitié fâché, moitié amusé. —
Parce qpi'elle me regardait? La belle affaire! Les yeux ne sont-ils
pas faits pour cela? On dirait, ma parole, que tu te destines à
être moine!
— Oui, c'est mon intention, déclara Zuanne simplement.
— Fais-toi donc moine, si bon te semble ! repartit Anania en
éclatant de rire. Et maintenant, allons visiter le campo-santo :
cela nous mettra en gaité.
— C'est un lieu où nous irons tous ! prononça gravement le
pâtre.
Tandis qu'ils retournaient vers la maison, Anania rencontra
un de ses camarades.
— Atonzu, cria le camarade, — j'allais justement chez toi.
Le directeur te demande. Tu joueras un rôle de femme.
— Moi? Au diable la femme et son rôle! Je ne jouerai rien
du tout, protesta Anania, très digne.
— Comment faire, alors? Tu es le seul dont la physionomie
convienne... Regardez-le! s'écria-t-il en s'adressant à Zuanne.
N'estHïe pas, qu'il ressemble à une femme?
— Oui, c'est vrai, tu es beau, répondit avec timidité le pâtre,
qui n'y comprenait goutte.
— Grand merci du compliment ! déclara Anania en faisant
un grand salut.
— Mais oui, tu es beau, répéta le camarade. N'affecte donc
pas la modestie! Allons ! viens chez le directeur.
— J'irai plus tard ; mais je te jure que je ne jouerai pas un
rôle de femme. Jamais!
Quand Zuanne fut parti, Anania se rendit chez le directeur ;
et, par le fait, celui-ci ne put le convaincre de jouer un rôle de
femme dans une soirée de bienfaisance où Ton devait repré-
senter une comédie au profit des étudians pauvres.
— Je suis pauvre, moi ! Jouez-la donc à mon profit, votre
comédie ! déclara-t-il à ses camarades.
— Tu es pauvre? Mais, le diable t'emporte! tu es plus riche
que nous, lui cria un des élèves, en le secouant par l'épaule.
-^ Que prétends-tu dire ? interrogea Anania sur un ton de
menace, irrité par le soupçon que l'autre faisait allusion à la
protection de M. Carbon i.
— Certainement!... Tu es beau, tu es le premier de ta classe,
expliqua Télève avec prudence. Tu deviendras juge d'ins-
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i2
REVUE DES DEUX MONDES.
truction, et toutes les filles te ramasseront comme une dragée...
Cette expression, que Nanna répétait sans cesse, fit rire les
camarades et calma Ânania; mais il tint parole et refusa déjouer
aucun rôle. Il n'eut pas k s'en repentir : car, le soir de la repré^
sentEition, il put y assister au second rang, immédiatement der-
rière la chaise de son parrain, qui était alors syndic de Nuoro et
qui avait près de lui Margherita, en costume rouge et en cha*
peau blanc, resplendissante comme une flamme.
Le capitaine des carabiniers, le secrétaire de la sous-préfec-
ture, l'adjoint et le directeur du collège étaient au premier rang,
à côté du syndic et de son éblouissante fille ; mais celle-ci ne
paraissait pas très satisfaite d'être en compagnie de ces gros per
sonnages, et elle se retournait souvent pour regahier, d'un air
digne, les élèves et les officiers.
La salle, qui avait été autrefois la chapelle du couvent et qu^'
servait aujourd'hui de gymnase et de théâtre, était décorée avec
des guirlandes de lierre et de viorne ; et, dans le fond, un rideau
de percale, raccommodé par endroits, ondulait et laissait aper-
cevoir des groupes de collégiens dansant d'allégresse. Cette large
toile fut enfin relevée, non sans peine, et la comédie commença.
Le sujet était emprunté à l'époque des Ooisades et se dérou-
lait dans un château dont l'extérieur, d'ailleurs invisible, devait
être fort antique et garni de nombreuses tours; mais, ii Tinté-
rieur, il n'y avait pour tout mobilier qu'une petite table ronde
et six chaises de Vienne.
La fidèle Ermenegilda, — un jeune élève qui s^étaît rougi les
joues avec du papier coloré (1), — amplement vêtue d'une robe
de M*^ Carboni et croisant les jambes d'une façon peu conve-
nable, brodait une écharpe pour son fidèle Goffredo, guerrier
lointain.
— EUe va se piquer les doigts, chuchota Anania en se pen-
chant vers la fille du syndic.
Et ceUe-ci, se penchant vers lui à son tour, porta son mou-
choir à ses lèvres pour étouffer un éclat de rire.
Sur quoi, le capitaine, excédé par l'impertinence de l'obse^
vation, se retourna ^brusquement et dit à Anania, d'un ton sec :
— Finissez donc!
(1) n s'agit d'un papier que l'on emploie pour faire des fleitrs artffîcieiles et qui,
lorsqu'on le mouille avec de là salive et qu'on le frotte sur la peau» teint la partie
frottée comme ferait un fard.
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CBroKES. S3
Anania sursauta, se retira en arrière; et la sensation qu'il
éprouva dut être un peu semblable à celle de Tescargot qui,
lorsqu'on le dérange, rentre dans sa coquille. Pendcuit plusieurs
minutes, il cessa de rien voir et de rien entendre.
a Finissez donc ! » Ainsi, il ne lui était permis ni de plai-
santer, ni de souffler mot : il avait parfaitement compris l'apo-
strophe du capitaine ! Il ne lui était pas même permis de lever les
yeux : il était pauvre, il était enfant de la faute!... « Finissez
doncl » Qu'est-ce qu'il faisait là, parmi tous ces messieurs, parmi
tous ces jeunes bourgeois riches et honorés? Gomment l'avait-
on laissé prendre place au milieu d'eux? Gomment avait-il eu
l'audace de se pencher à l'oreille de Margherita et de lui chu-»'
choter cette phrase vulgaire? Gar, h présent, il reconnaissait toute
la vulgarité de ce qu'il avait dit. Mais était-il possible que l'on
parl&t d'autre façon, quand on était le flls d'un huilier et d'une
femme... « Finissez doncl »
Peu à peu, cependant, il reprit courage. Il jeta un regard de
haine sur la nuque rouge et sur le crâne chauve du capitaine, dont
il apercevait les oreilles difformes et les moustaches aux pointes
gommées; et il eut un désir féroce de lui administrer autant de
coups de poing qu'il restait de cheveux sur cette tête odieuse.
Margherita, ne l'entendant plus'ni rire ni parler, se retourna
un peu et le regarda. Gomme il observait tous les mouvemens
de la jeune fille, leurs regards se rencontrèrent; elle se rem-
brunit en le voyant triste; il saisit cette impression fugitive, et il
lui sourit. Aussitôt ils redevinrent gais tous les deux. EUe re-
porta son visage vers la scène, mais elle garda l'impression que
les grands yeux mi-clos d'Ânania continuaient à la regarder et à
lui sourire. Une subtile ivresse les enveloppa l'un et l'autre.
Après la comédie qui, comme de juste, se termina par le
mariage d'Ermenegilda et de Goffredo, on joua une farce qui fit
rire ingénument le syndic. Margherita et Anania se divertirent
beaucoup aussi ; mais ils ne rirent pas.
Vers minuit, Anania reconduisit les Garboni jusqu'à leur
porte. L'adjoint, un vieux médecin bavard, marchait à côté du
syndic, l'entretenant d'un docteur américain qui avait découvert
que les microbes sont nécessaires à l'organisme de l'homme.
Anania et Margherita les précédaient, s'égayant, trébuchant contre
les cailloux de la rue obscure et mal entretenue. Des groupes de
personnes passaient, batifolant et jacassant.
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ii REVUE DES DEUX MONDES.
La ûuit était noire, mads tiède et veloutée. Par intervalles,
on sentait arriver, s'en aller et revenir, tel un accord lointain,
quelque léger souffle de vent, quelque flot de parfum sauvage,
quelque arôme de forêt humide. Etoiles et planètes, innom-
brables comme les larmes ^ humaines, palpitaient dans le ciel
infini. Sur POrthobene, Jupiter brillait.
Deux ou trois fois Anania eut un frisson, parce que la main
de Margherita venait d'effleurer la sienne ; mais la seule pensée
de prendre cette main et de la serrer lui parut un crime. Il éprou-
vait comme un dédoublement moral : il parlait, et pourtant il lui
semblait qu'il se taisait et pensait à des choses toutes diffé-
rentes; il marchait et trébuchait, et pourtant, il lui semblait
qu'il n'effleurait . pas la terre; il riait, et pourtant, il se sentait
triste jusqu'aux larmes; il voyait son amie près de lui, si près
qu'il pouvait lui serrer la main, et pourtant il avait aussi l'im-
pression qu'elle était lointaine et insaisissable comme le souffle
de ce vent qui arrivait et passait outre.
Margherita se montrait heureuse, et il avait bien vu tout à
l'heure, dans les yeux de la jeune fille, le reflet de sa propre tris-
tesse indignée; mais il persistait à croire qu'elle ne pouvait
faire attention à lui autrement qu'à un chien fidèle. « Si eUe
soupçonnait que je meurs du désir de lui serrer la main, pen-
sait-il, elle crierait d'horreur comme à la morsure de son chien
devenu enragé. »
Que se dirent-ib en cette nuit étoilée, cheminant par les rues
sombres, avec ce vent chargé de parfums qui leur caressait le
visage? Il n'en retrouva jamais le souvenir; mais il se rappela
très longtemps la conversation entre M. Garboni et l'adjoint, qui
causaient de choses quelconques.
 un certain moment, la voix haute et nasale de l'adjoint se
tut; Margherita et Ânania s'arrêtèrent, saluèrent, puis se remi-
rent en marche. Et ce fut alors comme si le collégien sortait
d'un rêve : il eut de nouveau la sensation d'être seul, triste,
timide, chancelant dans l'obscurité de cette rue déserte.
— Eh bien ! dit à Anania le syndic, qui s'était placé entre les
deux jeunes gens, est-ce que la comédie t'a plu?
— Elle est stupide! déclara le collégien sur un ton tran-
chant.
— Pas possible! répéta M. Garboni, interloqué. Tu es un cri-
tique acerbe, toi l
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. m ji«,L,.!i- j'!
GENDRES. 25
— Mais a-t-on idée de jouer une pareille ineptie? Il est vrai
que le directeur est un fossile qui ne pouvait choisir autre
chose. La vie ne ressemble point à cela, n'a jamais ressemblé à
cela. Or le thé&tre doit être l'image de la vie; sinon, il est ri-
dicule. Â supposer que Ton voulût absolument jouer une pièce
moyen-ftgeuse, il n'était pas difficile de trouver quelque chose de
moins bête, quelque chose de vrai, d'humain, d'attendrissant.
Ainsi, Eleonora d'Arborea qui meurt en soignant les pestiférés...
— Excuse-moi si je t'interromps, fit observer débonnaire-
ment M. Garboni, étonné de l'éloquence d'Anania. Mais il me
semble que notre petit théâtre ne se prête guère à un sujet
aussi grandiose.
— Dans tous les cas, — intervint Margherita, en prenant le
ton et l'accent du jeune homme, — on aurait pu donner une
comédie moderne, quelque chose qui eût touché le cœur. Ces
fades comtesses sont si démodées I
— Toi aussi ? A merveille ! Tu as raison : il eût été préfé-
rable de donner quelque chose qui eût touché le cœur : par
exemple, la comédie de ces Indiens qui, lorsque leurs femmes
mettent un enfant au monde, prennent le lit et se font soigner
comme des accouchées. Vous avez entendu ce que racontait
l'adjoint?
Margherita se mit à rire, et Anania fit comme elle. Mais, tout
à coup, le rire du collégien cessa comme si une pensée triste
était venue le trancher subitement. Ils continuèrent leur chemin
en silence.
— Décidément, il faudra que je songe à ces réverbères, dit
à demi-voix M. Garboni, se parlant à lui-même.
Puis, à haute voix :
— Qu'est-ce que tu disais du directeur?
— Que c'est un fossile !
— Bravo! Et si j'allais le lui répéter?
— Peu m'importe. Je pars Tan prochain.
— Tu pars? Et où vas-tu?
Anania devint rouge, à la pensée qu'il ne pouvait partir sans
l'assistance de M. Garboni. Mais que signifiait cette question?
Cet homme ne se souvenait-il pas? Ou se moquait-il du collé-
gien? Ou voulait-il lui faire sentir le poids de sa protection en le
tenant dans l'incertitude et en l'obligeant à se rendre compte que,
pour partir, il lui fallait l'assentiment de son protecteur?
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
— ^ Je n'en iwtis rien, dit-il à voix basse.
— AJi! reprit l'autre, tu veux partir? Tu grilles de partir?
Eh bien I tu V^n iras, tu t'en iras. Tu es pressé de prendre ta
volée, tu ouvres Méjà tes ailes, petit oiseau. Prends donc ta
volée. Psitt...
Et il fit le geste de lancer un oiseau en Pair; puis il frappa
sur l'épaule de son filleul. Et Anania soupira, se sentit léger,
joyeux, ému comme s'il avait réellement pris son vol.
Margherita riait; et, dans le silence nocturne, ce rire ar-
gentin paraissait à Anania, métamorphosé en oiseau, le fré-
missement mystérieux d'un buisson fleuri sur lequel il pourrait
se poser et chanter.
VU
L'automne arrivait. C'étaient les derniers jours qu'Anania
devait passer en famille, et une foule d'émotions diverses lui
pesait sur Tàme. Il ressentait de plus en plus vivement l'allëgro
impatience de l'oiseau qui va prendre sa volée; mais une mé-
lancolie secrète assombrissait sa joie, une crainte vague de l'in
connu le tourmentait. Tandis qu'il se demandait comment était
fait ce monde nouveau vers lequel il s'élançait déjà par la pensée,
il devait dire adieu, successivement, jour par jour, au monde
humble et terne où s'était écoulée son enfance incolore, san^
autre ombre que l'ancienne douleur de l'abandon maternel, sans
autre lumière que l'idéal amour de Margherita. La saison lan-
guissante et bénigne contribuait à le rendre sentimental. Une
douceur infinie baignait le ciel ; l'horizon s'embrumait, derrière
les montagnes ; et c'était comme si un voile laiteux était des^
cendu, mais qui aurait laissé entrevoir un monde de rêves
inefiTables.
Durant les crépuscules verdàtres, embellis de nuées rouges
qui rampaient, s'évanouissaient et se reformaient continuelle-
ment sur le ciel glauque, Anania entendait le crépitement et
respirait l'odeur des herbes sèches, brûlées par les laboureurs ;
et il lui semblait que quelque chose de son &me se dissipait
avec la fumée de ces feux mélancoliques.
Adieu, jardins regardant la vallée ; adieu, fracas lointain da
torrent qui annonce le retour de l'hiver; adieu, chant du coucou
qui annonce le retour du printemps; adieu, gris et sauvage
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CERDHES» 27
Oriliobene> aux yeuses qui se dessinent sur les nuages comme
la rebelle chevelure d'un géant endormi; adieu, belles mon-
tagnes bleues et roses; adieu, foyer tranquille et hospitalier,
chamhrette embaumée de miel, de fruits et de rêves! Adieu»
humbles créatures qui n'avez pas conscience de votre propre dé-
tresse» vieux Zio Fera Tivrogne, Ëfes et Nanna les disgraciés,
Rebecca Tincurable, maître Pane l'extravagant ; et vous, meu-
dians, fous» coquins ; et vous, belles filles qui ne savez pas que
vous êtes belles; et vous, enfans voués à la douleur. Adieu, vous
tous, gent infortunée ou méprisable qu'Anania n'aime point»
mais qu'il sent attachée à sa propre existence conune la mousse
à la pierre, et qu'il abandonne avec joie et avec regret!
Adieu aussi, 6 toi, douceur et lumière sur tant d'obscures
souffrances, arc-en-ciel qui se courbe comme un limbe radieux
sur le tableau crevassé d'une misère ancienne et éternelle,
6 Margherita» adieu !
Le jour du départ approchait. Zia Tatana préparait une
infinité de choses et songeait encore à beaucoup d'autres qu'il
ne faudrait pas oul^lier. Chemises, bas, confitures, fruits, ga-
lettes luisantes conmie Tivoire, fromages, un poulet, douze œufs,
un cornet de sel, du vin, du miel, du raisin sec emplissaient peu
à peu les caisses, les paniers et les besaces.
— Diable ! lui disait Anania. On croirait qu'une armée entière
va se mettre en campagne.
— Silence I mon enfant. Quand tu seras là^bas, tu verras que
toutea ces chosee te seront nécessaires. Là-bas, il n'y aura per-
sonne pour avoir soin de toi, pauvret! Ah! comment feras-tu?
— N'ayez crainte : j'aurai soin de moi-même !
Il commença la grande tournée de visites que l'on ne
manque jamais de faire quand on part pour longtemps. Il alla
chez le directeur du collège, chez un chanoine ami de Zia Tatana,
chez le médecin, chez le député, et aussi chez le tailleur, chez le
cafetier, chez le cordonnier Franziscu Carchide, ce beau garçon
qui fréquentait autrefois le moulin. Aujourd'hui Carchide avait
fait fortune, on ne savait ni pourquoi ni comment; il possédait
un beau magasin, avait cinq ou six ouvriers, s'habillait en bour-
geois, parlait avec affectation ; et il se permettait d'être galant
avec les demoiselles qu'il fournissait de chaussures.
— Adieu, lui dit Anania en entrant dans le ^magasin. Je
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
I>ar8 après^demwi^ pour Gagliari. Âs-tu des coiamifisions h me
douper
— UDty sempressa de répondre un des employés de Car-
chide, avec un sourire gouailleur. Envoie-lui un anneau orné
d'un diamant : il va épouser la fille du syndic !
— Et pourquoi non? s'écria Garchide avec jactance. Mais
assieds-toi...
Le jeune homme, choqué de cette plaisanterie qui lui sem-
blait une injure à Margherita, ne voulut point s'asseoir et se
retira tout de suite.
Revenu à la maison, il fit un récit détaillé de ses visites à
Zia Tatana qui, assise devant un brasier, préparait un gâteau
d'écorces d'oranges, d'amandes et de miel (1), présent destiné
à un notable de Gagliari.
— Écoutez, dit Ânania, votre chanoine m'a fait cadeau d'un
écu, et le médecin m'a donné deux lires. Je ne voulais pas les
prendre...
— Mais, mauvais enfant, c'est l'usage! repartit-elle, en re-
muant et mélangeant délicatement, avec deux fourchettes, les
fines lanières des écorces d'orange, dans la luisante casserole
d'étain. On fait toujours un petit cadeau aux étudians qui s'en
vont pour la première fois.
Une subtile odeur de miel en ébullilion parfumait la cuisine
paisible ; et, çà et là, on apercevait les paniers jaunes qui con-
tenaient les effets et les provisions du voyageur. Anania s'assit
près de Zia Tatana, prit le chat sur ses genoux et se mit à le
caresser.
— Où serai-je dans huit jours?... — soupira-t-il, pensif.
— Allons, Mussittu (2), tiens-toi tranquille ; et à bas la queue !...
Votre chanoine m'a fait un long sermon.
— Il t'a conseillé de te confesser et de communier, avant de
partir?
— Ça se faisait il y a vingt ans, quand on partait pour
Gagliari à cheval et que le voyage durait trois jours ; mais
aujourd'hui, ça ne se fait plus ! — répondit Anania, réjoui de la
taquiner.
— Mauvais enfant, tu ne crois plus en Dieu ! Que feras-tu
(1) Ce g&teau renommé, qui s'appeUe araneiaia, présente à pen près la couleur
et la consistance d'un rayon de miel.
(2) Petit chat, minet.
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CENDRES.
29
donc àCagliariy 6 bonne Sainte Catherine? J'espère que du moins
tu iras visiter la Sea(l), oti Ton dit qu'il y a des saints qui foût
des miracles... A Gagliari, tout le monde est religieux. Tu n'y
parleras pas mal de lareligion, j'espère?
— Moi, je me moque des gens de Cagliari ! — déclara Ânania.
— Chacun croit ce que bon lui semble; et, dans mon cœur,
j'honore Dieu plus que tous les hypocrites.
Ces paroles consolèrent un peu l'excellente femme, qui lui
raconta l'épisode biblique d'Elie. Puis elle lui demanda :
— Où as-tu été encore?
Il continua son récit.
* Tandis qu'il racontait l'impertinente plaisanterie de Carchide,
Nanna survint, avec des épices et des dragées que Zia Tatana
l'avait envoyée acheter pour garnir le gâteau.
— Voilà! dit-elle^ en retirant de son sein les petits paquets
et en s'arrêtant pour écouter le jeune homme.
— Tu as entendu? s'écria ingénument Zia Tatana. Cette hor-
reur de Franziscu Carchide prétend épouser Margherita Carbonil
— Mais non, mais non! ce n'est pas cela! protesta Anania,
furieux. Vous ne comprenez rien !
— Je sais, dit Nanna. Il est fou. Il a demandé en mariage les
filles du médecin, l'une ou l'autre, ça lui était égal. On l'a chassé
avec le manche à balai. Et maintenant il veut épouser Marghe-
rita, parce qu'il lui a pris mesure pour une paire de bottines et
qu'il lui a tenu le pied.
— Elle aurait dû lui en donner un bon coup dans la figure!
s'écria Anania, en se levant avec le petit chat sur les épaules.
Oui, un bon coup dans la figure I
Nanna le regarda et ses petits yeux avaient un éclat bizarre.
— Eh bien, rejudt-eUe en ouvrant de ses mains tremblantes
les petits paquets, c'est justement ce que j'ai dit... Et puis, il y
a aussi on militaire, un capitaine ou un général, je ne sais plus
lequel des deux, qui veut épouser Margherita. Mais moi, j'ai dit
et je répète : C'est une rose, et eUe doit épouser un œillet... deux
fleurs !... Prends donc un bonbon.
Elle s'approcha d' Anania et lui offrit les dragées; mais il
recula brusquement, tandis que le petit chat essayait de mettre
la patte sur le paquet.
(i) Église cathédrale, comme en aragonais Seo.
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous sentez le via conune une futaille! Ecartez-vous I
cria-t-U.
Nanna tituba; quelques dragées tombèrent et roulèrent sur
le sol.
— Mon œillet chéri! continua-t-elle d'une voix caressante,
malgré les injurieuses paroles du jeune homme. C'est toi, Toeillet
de Margherita !... Alors, tu vas donc nous quitter? Pars, étudie,
deviens docteur.
Anania se baissa et ramassa les dragées ; après quoi, il ne put
s'empêcher de rire et dit, tout heureux :
— C'est ainsi, n'est-ce pas, que les filles me ramasseront ?
Mais, soudain, il retomba dans la tristesse. Quel était ce
militaire que voulait épouser Margherita? C'était peut-être le
capitaine au collet rouge qui, le soir de la comédie, lui avait dit
sur union méprisant : « Finissez donc! » Une vision cruelle
traversa son esprit : Margherita mariée à un homme jeune et
riche, Margherita était perdue pour lui éternellement I
Il déposa le minet à terre et se sauva, s'enferma dans sa
chambre, s'accouda à la fenêtre. Il suffoquait. Jusqu'alors il
n'avait jamais été jaloux, il n'avait jamais pensé que Margherita
pût se marier si vite.
(c Non, non I se disait-il, en étreignant ses tempes dans ses
mains. Non, il ne faut pas] qu'elle se marie ! Il faut qu'elle
attende, jusqu'à ce que... Mais pourquoi devrait-elle attendre?
Moi, je ne pourrai jamais l'épouser. Moi, je suis un bâtard, le
fils d'une femme perdue. Moi, je n'ai d'autre niiission que de re-
chercher ma mère et de l'arracher à l'abime du déshonneur... Il
est impossible que Margherita s'abaisse jusqu'à moi ; mais, tant
que je n'aurai pas rempli ma mission, j'ai besoin d'elle comme
d'un phare. Après^ je mourrai content. »
Il passa une nuit de fièvre. Ah ! elle était déjà bien loin,
l'époque où il se contentait de voir Margherita dans les petites
allées du jardin, sans prendre garde à la couleur de ses cheveux
et à la forme de son buste ! En ce temps-là, il rêvait de roma-
nesques aventures : des transports de passion, des rendez- vous,
(les fuites dans des lieux mystérieux et jusque dans les blanches
plaines de la lune ; mais, si on lui avait annoncé le mariage de
la jeune fille, il n'en aurait pas souffert. Une fois, il avait formé
le projet de la décider à le suivre dans la montagne ; là, ils
s'empoisonnaient avec un poison qui ne défigurait pas les ca-
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TPWfV
CENDRES. 31
davres, s'étendaient snr les rochers, parmi le lierre et les fleurs,
mouraient ensemble; et dans ce rêve n'était pas même intervenu
le fugitif désir d'un baiser ou d'un serrement de main. Mais, plus
tard, il y avait en le songe idyllique de la forêt de Fonni, avec le
baiser, avec l'abandon de Margherita ; et, plus tard encore, il y
avait eu cette soirée de la comédie pendant laquelle, à voir de
si près les cheveux, les yeux, le buste de la jeune fille, il avait
éprouvé de subtiles ivresses. Et, à cette heure, la pensée qu'elle
pourrait appartenir à un autre l'affectait douloureusement; et,
dans son demi-sommeil fiévreux, il rivait qu'il lui écrivait une
lettre, une lettre désespérée qu'il ne réussissait pas à finir ; et il
suffoquait d'angoisse. Tout à coup, il se rappela qu'il avait écrit
pour elle un sonnet en dialecte, et il pensa à le lui envoyer.
Il se leva, ouvrit la fenêtre. L'aube lui sembla proche. Le
ciel était limpide ; une grande étoile rougeàtre se couchait sur
on pic hoir de l'Orthobene, pareille à une petite flamme qui
s'éteindrait sur un candélabre de pierre ; les coqs chantaient, se
répondant à qui mieux mieux par des cris rauques, de sorte
qu'ils paraissaient réciproquement irrités de leurs cris et tous
ensemble furieux de ce que le jour n'arrivait pas.
Anania regardait le ciel et bâillait.
— Quel froid 1 dit-il tout haut.
II referma la fenêtre et alla s'asseoir devant sa table, tou-
jours frissonnant et bâillant. Le sonnet était déjà recopié en
caractères semblables à ceux de l'imprimerie, sur une feuille de
papier rose lisérée de vert et réglée à l'encre violette ; le titre
en était éloquent : « Margherita I » ; et le sujet (une sorte de petite
allégorie) ne manquait pas non plus d'éloquence.
Une incomparable marguerite croissait dans une verte prairie.
Toutes les autres fleurs l'admiraient, surtout un pâle et humble
bouton d'or qui, poussé à côté d'elle, mourait d'amour pour sa
voisine. Et voilà que, par une radieuse journée de printemps,
une charmante jeune fille venait se promener dans la prairie,
cueillait la marguerite^ la baisait et l'attachait sur son sein dé-
licat, tandis que, sans y prendre garde, elle écrasait l'infortuné
bouton d'or. Mais celui-ci, voyant qu'on lui enlevait sa voisine
adorée, s'estimait heureux de périr.
U glissa le papier rose dans une enveloppe et réfléchit lon-
guement. Qu'est-ce que Margherita penserait de ces vers? Et si
la lettre allait être interceptée ? Comment faire pour être sâr
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle lui serait remise en mains propres? Lorsque le facteur de
la poste donnait contre la grande porte de M. Garboni ces trois
coups qui l'annonçaient, c'était presque toujours Margherita qui
accourait pour recevoir la correspondance. Mais encore fallait-il
qu'en ce moment-là elle fût à la maison. Or, chaque jour, le
facteur faisait deux tournées, l'une à midi et l'autre à la nuit
tombante ; mais, à la nuit tombante, Margherita pouvait être en
visite ou en promenade, tandis qu'à midi elle serait certainement
là pour le déjeuner. Il était donc urgent que la poétique épître
fût mise de bonne heure à la poste.
Aussitôt cette résolution prise, le jeune homme quitta sa
chambre silencieusement et chemina comme un somnambule
dans les petites rued sombres et désertes. Quelle heure pouvait-il
être? n n'en savait rien. Derrière les murs des cours, sous les
hangars rustiques des maisons paysannes, les coqs continuaient
leurs chants courroucés; l'air humide avait une senteur de
chaume ; une pauvre pétrisseuse de pain d'orge, qui allait à sa
fatigante besogne ou qui en revenait, traversa une ruelle; le pas
de deux grands carabiniers noirs résonna sinistrement sur le
pavé du Corso. Ensuite, plus une âme.
Anania rasait les murs, craignant d'être reconnu malgré les
ténèbres ; et, dès qu'il eut mis sa lettre à la poste, il s* enfuit en
courant. Il aperçut de nouveau les carabiniers au fond d'une rue,
changea de chemin ; et, presque sans savoir de quelle façon, il se
retrouva dans son quartier préhistorique. Mais il lui répugnait de
rentrer chez lui ; il avait besoin d'air, d'espace ; et il se remit à
courir vers la grande route, avec son chapeau dans la main. Là
il trouva l'horizon barré, la vallée sombre. Alors il monta sur la
hauteur; et ce fut seulement après avoir atteint la base de l'Or-
thobene qu'il respira, dilatant les narines comme un poulain qui
vient d'échapper au lacet. Il aurait voulu crier d'allégresse et
d'angoisse.
C'était l'aube ; de légers voiles bleuâtres couvraient les vallées
humides; les dernières étoiles s'évanouissaient. Machinalement,
Anania répéta les vers :
Chères étoiles de TOurse, oh ! non, je ne croyais pas...
et il s'efforça de chasser loin de son esprit la pensée de ce qu'il
venait de faire, encore qu'il en éprouvât un bonheur qui allait
jusqu'à la souffrance.
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15 ^-i iP,'4? i,:-*" ' -*"
CENDRES. 33
n commença rascensîonderOrthobene, arrachant des feuilles,
des touffes d'herbe, lançant des caiUoux, riant ; on l'aurait cru
en démence. Les buissons embaumaient ; derrière Ténorme escar-
pement azuré du mont Albo, le ciel prenait une couleur de
cyclamen. Il s'arrêta sur une roche pour contempler la vaste
enceinte bleue des montagnes, teintées par le suave reflet de
Taurore. Et, brusquement, il devint pensif : demain il serait au
delà de ces montagnes, et Margherita songerait vainement à
l'humble bouton d'or qui lui avait voué son amour...
Et voilà qu'une mésange se mit à chanter sur son nid sau-
vage, dans le cœur d'une yeuse, exprimant par ses notes trem-
blantes tout ce qu'il y avait de poésie mélancolique dans la so-
litude du lieu et de l'heure. Le jeune homme sentit en lui-même
la répercussion de ces accens, se rappela le chant d'un autre petit
oiseau, sous l'humide feuillage d'un châtaignier, par une loin-
taine matinée d'automne, là-bas, dans une de ces montagnes de
rhorizon, peut être dans cette zone rose formée par l'aurore, en
face de lui ; et il revit un enfant joyeux qui, en compagnie d'une
femme triste, descendait la pente, inconscient de son malheu-
reux destin.
Il revint à la maison, défait et morne.
— Où donc as-tu été, galanu meu (1)? lui demanda Zia Ta-
tana. Pourquoi es-tu sorti avant l'aube ?
— Donnez-moi du café ! dit-il, de mauvaise grâce.
— En voici. Mais qu'est-ce que tu as, mon agneau ? Tu es
pâle. Remets-toi, reprends tes couleurs avant d'aller chez ton
parrain... Comment? Tu secoues la tête? Tu n'iras pas chez lui
ce matin?... Qu'est-ce que tu regardes ? Il y a une fourmi dans
ton café ?
Il regardait fixement la petite tasse rouge, ornée d'un filet
d'or, qui ne servait que pour lui ; et, mentalement, il disait adieu
à la petite tasse. Demain encore, et ce serait la dernière fois ! Les
larmes lui montaient aux paupières.
— J'irai chez mon parrain plus tard; pour le moment, il faut
que je finisse de ranger mes affaires, dit-il tout bas, comme s'il
parlait à la tasse.
Puis, s'adressant à Zia Tatana :
(1) « Mon beau garçon. »
TOMK XXVI. — 1905. 3
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34 BEVUE 1>EB DBDX MONDES.
< — Et si nous ne nons reroyions plus ? si je mourais avant
de revenir?... Cela vaudrait peut-être mieux. A quoi bon vivre
longtemps? Puisqu'il faut toujours mourir, le mieux est de
mourir vite...
La vieille femme le regarda, fit un signe de croix en l'air et
demanda :
— Tu as donc fait de mauvais rêves, la nuit passée? Pourquoi
parles-tu ainsi, petit agneau sans laine? Tu as mal à la tête ?
— Vous ne comprenez rien ! s'écria-t-il en se levant d'un
bond.
D regagna sa chambrette et se mit à ranger dans une petite
valise les livres et les objets qui lui étaient les plus chers. De
temps à autre, il tournait les yeux vers la fenêtre ouverte, par
où l'on apercevait un carré de ciel automnal ; et ce carré de ciel
ressemblait à une toile gracieusement peinte, qui aurait repré-
senté une plaine blanchâtre avec de petits lacs bleus.
Que verrait-il par la fenêtre de la chambre qui l'attendait à
Gagliari? La mer? la vraie mer? les lointains infinis de Teau
bleue sous les lointains infinis du ciel bleu? Tout cet azur, vu
et désiré, le rasséréna ; il se repentit d'avoir contristé l'excel-
lente femme. Mais que pouvait-il y faire? Sans doute il avait
conscience d'être un ingrat; mais les nerfs sont les nerfs, et on
ne peut leur commander...
D'ailleurs, il né voulut pas être tout à fait ingrat. Quelques
minutes plus tard, il planta là valise, livres et caisses, et il se
précipita dans la cuisine où Zia Tatana balayait, d'un air moitié
chagrin et moitié philosophique, songeant peut-être aux fu-
nèbres paroles de r« agneau sans laine ; » et il se jeta sur eUe,
étreignit d'un même embrassement la balayeuse et le balai, en-
traîna l'un et l'autre dans un vertigineux tour de valse.
— Âh! mauvaise laine, qu'est-ce que cela signifie? s'écria la
vieille, palpitante de bonheur.
Mais, au plus beau moment, il s'enfuit sans répondre.
La valise faite, il alla dire adieu aux voisins, à commencer
par maître Pane. La boutique du vieux menuisier, ordinairement
pleine de monde, se trouva par hasard déserte, et l'étudiant dut
attendre un peu, assis sur la marche intérieure de la porte, les
pieds au milieu des copeaux abondans qui couvraient le sol. Un
léger souffle de brise agitait au plafond les grandes toiles d'arai-
gnée où la sciure de bois s'accrochait en longs fils jaunâtres.
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CENDRES. 35
Enfin maître Pane rentra. Il était vêtu d'une vieille tunique
militaire dont il astiquait avec soin les boutons ^luisans; et il eut
un sourire de satisfaction enfantine lorsque Anania lui dit qu'il
ressemblait à un général.
— J'ai aussi le képi! annonca-1>-il très sérieusement. Tu sais,
j'aimerais bien à le mettre ; mais ça fait rire les polissons du
quartier... Ainsi donc, tu pars, mon cher enfant? Dieu t'accom-
pagne et te protège ! Moi, je n'ai rien à te donner.
— A quoi pensez-vous là, maître Pane ?
— Le cœur y est, mais le cœur ne peut suffire... Eh bien,
je te construirai un bureau, quand tu seras docteur. J^ai déjà
le modèle.
Il chercha un catalogue de meubles caché sous l'établi et
fît voir au jeune honmie un splendide bureau à colonnettes et
à omemens ajourés.
— Tu crois que je ne serais pas capable de le construire !
ajoutar-t-il, piqué de voir qu' Anania souriait. Ahl tu ne con-
nais pas maître Pane I Je n'ai jamais exécuté de meubles pré-
cieux et artistiques, parce que je n'avais pas d'argent ; mais je
saurais bien...
— Je le crois, je le crois ! répondit Anania. Et, quand je serai
docteur et riche, c'est à vous que je commanderai tous les
meubles de mon palais.
— Vraiment? s'écria le pauvre bossu, réjoui.
Mais, un instant après, tandis qu'il feuilletait le catalogue :
— Faudra-Wl attendre encore beaucoup d'années ? deman-r
da-m.
— Je l'ignore. Dix ans, quinze ans peut-être...
— C'est trop, c'est trop ! Alors je serai au ciel, dans l'atelier
du glorieux saint Joseph.
Et, quoique ce fût une plaisanterie, il fit dévotement le signe
de la croix. Puis, les yeux fixés sur une page du catalogue :
— Dis-moi, reprit-il en épelant. Qu'est-ce que c'est, des
meubles Lou-is-quin-ze ?
— Louis XV était un roi..., commença Anania.
— Ça, je le «ais, repartit vivement maître Pane avec un
(nalin sourire sur sa grande bouche édentée. C'était un roi qui
aimait les petites filles...
— Ohl maîtrç Pane, où avez- vous appris cela? s'écria le
jeune homme^ ébahi.
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
Le petit vieux, tout en ôtant sa tunique et en la repliant avec
soin, se mit à rire.
— Eh quoi? dit-il, feignant une stupeur ingénue, pour ne
pas troubler davantage Tinnocence d'Anania. Parce que nous
sommes des ignorans, s'ensuit-il que nous ne devions rien
savoir du tout? Ce roi-là aimait à jouer et à se divertir avec les
fillettes, conmie la reine Esther aimait à cueillir des épis dans la
campagne et Victor-Emmanuel à piocher son jardin...
Mais Ânania en savait plus long que maître Pane, et à son
tour il demanda avec une feinte ingénuité :
— Vous avez donc fait des études?
— Moi? Je l'aurais bien voulu, mais je n'en ai pas eu le
moyen. Tu sais, ma fleur, tout le monde ne naît pas comme toi
sous une bonne étoile.
— Mais enfin, comment avez-vous connu ces histoires?
— Eh! que diable, ça se raconte! L'histoire de la reine
Esther, je l'ai apprise de ta mère, et celle du roi Louis XV, de
Pera Sa Gattu.
Ensuite, Anania vint frapper à la petite porte close de Nanna ;
maisie vieux fou, assis près de là sur une pierre, lui dit qu'elle
était absente.
— Je l'attends aussi, ajouta-t-il; car Jésus-Christ m'a dit
hier qu'il avait besoin d'une servante.
— Et oîi avez-vous rencontré Jésus-Christ?
— Dans la ruelle... là bas! — indiqua le fou. — Il avait une
longue capote et des souliers percés... Or çà, pourquoi ne me
donnes-tu pas une paire de vieux souliers, toi, Nania Atonzu?
— Ils vous seraient trop étroits.
— Et pourquoi ne marches- tu pas nu-pieds? interrogea le
fou [sur un ton menaçant, en fronçant les broussailles de ses
sourcils gris.
— Adieu, fit Anania, sans répondre à la question. Je pars
demain.
Les grands yeux bleuâtres du fou prirent une expression
rusée.
— Tu vas à Iglesias?
— Non; je vais à Cagliari.
— A Iglesias, il y aies vampires et les fouines. Adieu, donc.
Touche-moi la main. Comme ça, bravo ! N'aie pas peur, je ne
veux pas te manger. Et ta mère^ où est-elle, à présent?
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WIPP^
CENDRES. 37
— Adieu, portez-vous bien, répéta le jeune homme en reti-
rant de la grosse main calleuse du fou sa petite main fine.
— Moi aussi, je vais partir, ajouta le fou. J'irai dans un
lieu où Ton mange toujours de bonnes choses : des fèves, du
lard, des lentilles, des entrailles de mouton...
— Grand bien vous fasse ! Adieu.
— Eh! cria le fou, tandis qu'Anania s'éloignait. Prends garde
aux ceinturons jaunes ! Et ne manque pas de m'écrire !
Anania continua 3a tournée de visites chez les autres voisins
et même chez la mendiante, qui le reçut dans ime chambre assez
propre et lui offrit une tasse de très bon café.
— Est-ce que tu iras aussi chez Rebecca? lui demanda-t-elle
avec une inquiétude jalouse. Ne voilà-t-il pas que cette sotte s'est
mise à mendier! N'est-ce pas une honte, quand on est jeune
conune eUe? N'oublie pas de le lui dire.
— Mais elle est couverte de plaies, elle peut à peine se
traîner..., fit observer Anania.
— Non, non; elle est guérie, au contraire... Que regardes-tu
là-haut? C'est une faucille de moissonneur.
— Et pourquoi Ta-t-on pendue au-dessus de la porte?
— Pour le vampire. Lorsque le vampire entre la nuit dans
la chambre, il s'arrête à compter les dents de la faucille; et,
comme il ne peut compter que jusqu'à sept, il recommence tou-
jours. De cette façon, l'aube arrive; et, sitôt que le vampire
aperçoit la lumière, il prend la fuite. Tu ris? Pourtant c'est la
pure vérité.
La mendiante le reconduisit dehors et, en le quittant, elle lui
dit :
— Que Dieu te bénisse! Bon voyage! Et fais honneur aux
gens du quartier.
Anania entra chez Rebecca. Celle-ci avait encore l'air d'une
fillette, quoiqu'elle eût plus de vingt ans ; et elle était livide,
chauve, accroupie dans son trou noir comme une bête malade
dans sa tanière. En apercevant le jeune homme, elle rougit et,
toute tremblante, lui offrit sur un primitif plateau de liège une
grappe de raisin noir.
— Prenez-le, balbutia-t-elle. Je n'ai pas autre chose...
— Mais tutoie-moi donc! s'écria Anania, en prenant à la
grappe un grain de raisin.
— Je n'en suis pas digne! Je ne suis pas Margherita Gai;-
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38 REVUE DES DEUX MONDES.
boni! Je ne suis qu'une misérable ordure! répondit Tinfirmeen
s animant. Mais prenez-la donc, cette grappe, je vous en prie!
Elle est propre ; je ne l'ai pas môme toucbée. C'est Zio Pera Sa
Gattu qui m'en a fait cadeau... Il ne m'oublie jamais, lui; chaque
jour il m'apporte quelque chose. Le mois passé, j'ai été malade,
mes plaies se sont rouvertes; et Zio Pera m'a envoyé le médecin
et m'a acheté les médicamens. Oh! il fait pour moi ce que ferait
mon propre père, si... Mais mon père m'a abandonnée...
Elle remarqua tout de suite qu'elle venait de toucher un
point douloureux pour son visiteur et changea de conversation.
— Suffit! Vous ne voulez donc pas la prendre, cette grappe?
Elle est propre, je vous assure.
-^ Eh bien, donne ! répondit le jeune homme. Mais où la
mettrai-je?... Attends: je vais l'envelopper dans ce journal... Tu
sais, je m'en vais. Je vais à Cagliari comme étudiant. Au revoir.
Porte-toi bien; guéris-toi.
— Adieu ! dit-elle les yeux pleins de larmes. Ah ! moi aussi,
je voudrais partir I
En sortant, Anania vit sur la porte du cabaret la belle Agata,
et il se dirigea vers elle. Dès que la fille l'aperçut, ses grands
yeux brillèrent; et elle lui sourit, lui envoya de grandes salu-
tations avec la main.
— Adieu ! dit-il.
— Tu faisais donc ta cour & ce petit tas d'immondices? de-
manda-t-elle en indiquant Rebecca qui était venue sur le seuil
de sa porte.
Et elle se mit à rire, fixant sur lui un regard lascif.
— Tu sais, reprit-elle ; cette pourriture est jalouse de moi.
Regarde comme eÛe nous épie! La sotte! Elle pense continuelle-
ment à toi parce que, la dernière nuit de l'an passé, lorsque
nous avons tiré les amoureux au sort, le sort t'a mis avec elle.
— Assez! dit-il avec impatience. Je pars demain. Adieu.
As-tu quelque commission à me donner?
— Non. Mais emmène-moi! proposa-t-elle avec chaleur.
Et elle attira le jeune homme dans le cabaret, lui demanda
ce qu'il voulait boire.
Rien. Merci. Adieu, adieu !
Mais Agata lui versa quand môme du vin blanc; et, tandis
qu'il le buvait, elle regardait dehors et appuyée sur le comptoir,
languissante, elle disait :
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mr^W^'
CENDRES. 89
— Moi aussi, j'irai bientôt à Cagliari. Dès cpie j'aurai un cos-
tume neuf et des boutons d'or pour ma chemise, j'irai là-bas et
j'y chercherai une place. De cette façon, nous pourrons nous re-
voir... Ah! diable, voici Ântonino qui arrive. Il veut m'épouser,
tu sais, et il est jaloux^ de toi... Adieu, mon trésor! Adieu, et
va-t'en.
Tout en parlant ainsi, elle se jeta sur lui d'un bond félin et
lui plaqua sur la bouche un baiser passionné ; puis elle le poussa
dehors.
Il s'en alla, étourdi, mal à l'aise, et marcha quelques minutes
au hasard. Tout à. coup, il se trouva entre les bras d'une femme.
— Fils de mon cœur! dit Nanna, en geignant d'un air comique
et en lui présentant un cornet. C'est donc vrai? Tu pars demain?
Que le Seigneur t'accompagne et te bénisse comme il bénit l'épi
du froment. Nous sommes gens de revue, mais n'importe : voici
pour toi... Ne me refuse pas, tu sais! j'en mourrais de chagrin!
Comme il prenait le cornet, il sentit sur sa joue le contact
des lèvres de la vieille femme.
— Vois-tu, balbutia Nanna, après l'avoir embrassé, je n'ai pas
pu résister à mon envie. Essuie ta joue, maintenant. Il ne faut
pas qu'elle reste sale pour les suaves baisers des jeunes filles
aux cheveux d'or qui te ramasseront comme une dragée...
Revenu chez lui, il déplia le petit paquet, qui contenait treize
sous; et il se mit à les faire sauter dans sa main.
— As-tu été chez ton parrain? lui demanda Zia Tatana.
— Non. J'irai tout à l'heure, après le déjeuner.
Mais, après le déjeuner, il sortit dans la cour et se coucha
sur une natte, à l'ombre du sureau qu'entouraient de leurs bour-
donnemens les abeilles et les mouches. L'air était tiède ; entre
les branches, Anania voyait de grands nuages blancs passer sur le
ciel bleu, et il sentait une suprême douceur tomber de ces nuages,
telle une pluie de lait tiède. Des souvenirs lointains, errans et
changeans comme les nuages, flottaient dans son esprit, con-
fondus avec les impressions récentes. Il revoyait le paysage
triste, gardé par les pins sonores, où sou père piochait la glèbe
pour semer le froment du patron; les pins avaient un murmure
pareil à celui de la mer, le ciel était d'un azur profond et mé-
lancolique. Puis il se rappelait des vers :
Le mystère de ses yeux bleus,
Vides, profonds comme les cieuz...
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40 REVUE DES DEUX MONDES.
. Les yeux de Margherita? Non : dans les yeux de sa bîen-aîmée,
il n'y avait que bonté simple et claire tendresse. Puis il entendait
un pas dans la rue et croyait voir le facteur devant la porte de
M. Garboni. Toc, toc, toc! Margherita accourait pour ouvrir,
prenait la lettre rose à filets verts et se sauvait. Anania voulait
la suivre, mais il ne le pouvait pas : il était incapable de bouger
et de parler...
— Il est trois heures, mon enfant. Quand donc îras-tu chez
ton parrain? fit Zia Tatana en le touchant à Tépaule.
Il se réveilla et se mit debout, encore ensommeillé, une joue
blanche et Tautre rouge. .
— Comnie je dormais! dit-il en s'étirant. C'est parce que,
la nuit dernière, je n'ai pas dormi une minute... J'y vais tout de
suite.
Il alla faire sa toilette, se peigna, perdit une bonne demi-
heure à se coiflfer. Son cœur battait d'angoisse. « Qu'est-ce que
cela signifie? pensait-il. Qu'est-ce que j'ai? » Il tâchait de se do-
miner, mais il n'y réussissait pas.
— Tu es encore là? Mais quand donc iras-tu chez ton parrain?
lui répéta la vieille, de la cour.
Il mit la tète à la fenêtre et demanda :
— Qu'est-ce que -je lui dirai?
— Tu lui diras que tu pars demain, que tu travailleras cou-
rageusement, que tu seras toujours un fils respectueux.
— Amen! Et lui, qu'est-ce qu'il me dira?
— Il te donnera de bons conseils.
— Mais me parlera-t-il de...
— De quoi?
— De l'argent ! dit-il plus bas.
— Que Dieu te bénisse! repartit la vieille en levant les mains
au ciel. Ça, ce n'est pas ton afi'aire, et tu n'as pas à t'en occuper.
— Bon î Alors, j'y vais.
Ce fut seulement dans la soirée, après avoir passé et repassé
plusieurs fois sous les fenêtres de Margherita sans réussir à
l'entrevoir, qu'Anania se décida enfin à frapper et à demander
M. Garboni.
— Il n'y a personne à la maison, répondit la servante, har-
gneuse. Si tu veux attendre, ils rentreront bientôt. Pourquoi
n'es-tu pas venu de meilleure heure?
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CENDRES. 41
— Parce que cela ne m'a pas plu, réplîqua-t-îl, agacé.
— C'est juste. Tu aimes mieux perdre ton temps avec ce
souillon d'Âgata que venir présenter tes respects à tes bien-
faiteurs.
Il entra, frémissant de colère, et alla s'accouder à la fenêtre,
dans le cabinet de M. Carboni. Quelle humiliation! Cette ser-
vante continuait à le traiter comme en la nuit lointaine où il
était venu avec Bustianeddu demander une tasse de bouillon;
il avait eu beau grandir et s'instruire, il n'était toujours que le
fils d'un domestique, l'obligé qui vit des bienfaits du maître. Des
larmes de rage lui mouillèrent les yeux.
« Mais je suis un homme! pensa-t-il. J'ai la ressource de
renoncer à tout, de labourer la terre, de me faire soldat. Ce que
je ne puis pas, c'est être lâche. Et je serais lâche si je restais
un moment de plus dans cette maison ! »
Il quitta la fenêtre; mais, en passant à côté du bureau déjà
éclairé par la lune, il aperçut, entre les papiers qui s'y trouvaient
pêle-mêle, une enveloppe rose à filets verts. Le sang lui monta
à la tète; ses oreilles s'échauffèrent, martelées par un tintement
métallique; sans savoir ce qu'il faisait, il saisit l'enveloppe. ..
Oui, c'était bien celle-là, ouverte et vide ! Il eut la sensation de
toucher la dépouille d'une chose profanée et détruite... Ah! tout
était fini! Son âme était vide et lacérée comme cette enveloppe!
Soudain, une vive lumière inonda la pièce. Il vit entrer Mar-
gherita et eut à peine le temps de laisser retombai^l'enveloppe;
mais il soupçonna que la jeune fille avait deviné son indiscré-
tion, et une vive honte se joignit à sa douleur.
— Bonsoir, lui dit Margherita en posant la lampe sur la
table. On t'avait donc laissé dans les ténèbres?
— Bonsoir, murmura-t-il, résolu à expliquer son acte, puis à
fuir et à ne jamais reparaître.
— Assieds-toi.
— Pardon..., commença-t-il à balbutier. Je n'ai pas fait
exprès; je ne suis pas une âme vile. Mais j'ai vu cette... cette
enveloppe...
Il la montra du doigt.;
— Et je n'ai pas pu... Je l'ai regardée!
— C'est toi qui as écrit la lettre?
— Oui, c'est moi.
Margherita rougit et laissa voir son trouble. Elle était si belle
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42 REVUE DES DEUX MONDES.
et si rose, dans son costume de promenade, la taille serrée par un
ruban de couleur vive! Le jeune homme oublia soudain Toffense
de la servante, la colère éprouvée, l'indélicatesse commise. Il
aurait voulu éteindre la lampe et, dans le clair de lune, tomber
aux pieds de Taimée, l'appeler des noms les plus doux. Mais il
ne pouvait pas, il ne pouvait pas 1 Et cependant il s'apercevait
bien que, elle aussi, elle levait et baissait les yeux avec une ap-
préhension délicieuse, dans l'attente de son cri d'amour.
— Est-ce que ton père l'a lue? demanda-t-il enfin, à voix
basse.
— Oui ; et il riait.
— Il riait?...
— Oui. Et, après l'avoir lue, iil me Ta donnée en disant :
« De qui diable cette lettre peut-elle venir? »
— Mais toi?... Qu'est-ce que tu as dit?
— Moi... -.. ..-.«.
Ils parlaient bas, pleins d'anxiété, déjà enveloppés par le
mystère d'une complicité enivrante. Tout à coup, Margherita
changea de voix et d'aspect.
— Ohl mon père qui arrive!... dit-elle d'une voix étouffée.
Puis elle cria à son père :
— Tu sais, Anania est ici!
Et, courant vers la porte, elle sortit à la hâte, tandis qu'Ânania
retombait dans la plus grande agitation. Il sentit la main chaude
de son parrain serrer la sienne ; il vit des yeux bienveillans qui
le regardaient et une chaîne d'or qui scintillait; mais il ne con-
serva pas le moindre souvenir des bons conseils et des facéties
que lui prodiguait le père de la jeune fille. Un doute amer
l'empêchait d'écouter. La véritable signification du sonnet avait-
elle été comprise par Margherita? Et qu'en pensait-elle? Car elle
ne lui avait rien dit à ce sujet, pendant les précieuses minutes
qu'il avait si sottement laissées fuir. Le trouble manifeste qu'elle
avait montré le rassurait insuffisamment; ce trouble ne disait
pas tout, et Anania voulait en savoir davantage, voulait tout
savoir... - -^ -^
« Tout quoi? » se demanda-t-il avec découragement. Tout,
c'était peut-être rien!... Hélas! rien n'était possible! A supposer
qu'elle eût compris, à supposer qu'elle aimât... Mais cette sup-
position même était une sottise! Non, rien n'était possible! Une
immensité vide entourait le pauvre garçon; et, dans ce vide^Ha
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i«WM^«^'g
CENDRES.
43
voix de M. "Carbonî se perdait comme dans un abtme au fond
duquel il n'y aurait eu personne pour entendre.
— Sois gai et ne pense qu'à étudier! conclut le parrain, en
voyant qu'Ânania poussait un soupir. De la gaîté, que diable I
Montre que tu es un homme et fais-toi honneur 1
Marglierita fepérutj accompagnée de sa mère qui, à son tour,
ne ménagea pas au visiteur les conseil^ et les encouragemens.
La jeune fille allait et venait dans la pièce: elle s'était rajusté
les cheveux, avec coquetterie; et, chose plus significative encore,
elfe s'était poudrée. ''Seâ?^^ y eux et ses lèvres resplendissaient; lèlle
était très belle. Ânania la suivait d^ regard, en extase.
Lorsqu'il s'en alla, elle le reconduisit jusqu'à la grande porte.
La lune éclairait la cour, de même qu'en Ce 'soir lointain oti la
fière et pourtant suave apparition de la fillette avait éveillé chez
le garçonnet la conscience du devoir. Maintenant aussi elle était
fière et suave, et elle marchait légère, avec un frou-frou d'ailes,
comme prête à prendre son vol Ah! elle était véritablement
un ange; et Ânania s'attendait à îa voir s'élancer dans les airs,
disparaître parmi les ^étoiles; et le désir d'enlacer cette taille
souple, cemte du ruban de couleur vive, lui^donnait le vertige.
Margherita retira le verrou et tendit sa main au jeune homme.
Elle était pftle.
— Adieu... murmura-t-elle. Je t'écrirai...
— Adieu! répondit-il, frissonnant de joie.
Et ils s'jembrassèrent^ éperdus.
VIII
A Caglîarî, Ananîa sui\nt d'abord les cours du Lycée, puis,
pendant deux ans, ceux de l'Université. Il étudiait le droit
Ces années furent dans son existence comme un intermède,
comme une musique douce et tendre.
Déjà, tandis que le train l'emportait à travers les campagnes
désolées, rendues encore plus tristes par l'automne, il avait
senti naître en lui-même une vie nouvelle. Il se sentait tout
autre, comme s'il venait de dépouiller un vieux vêtement trop
étroit pour en prendre un neuf, moelleux et commode. Quelle
était la cause de ce bien-être moral? Était-ce le baiser de Mar-
gherita? ou l'adieu à toutes les petites et misérables choses du
passé? ou la joie un peu craintive d'être libre? ou la pensée du
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44 REVUE DES DEUX MONDES.
monde inconnu vers lequel il s'élançait? Il n'en savait rien et il
ne cherchait pas à le savoir. Une ivresse profonde, faite d'or-
gueil et de volupté, l'enveloppait ainsi qu'un nuage à travers
lequel il entrevoyait des horizons merveilleux. Gomme la vie
était riante et facile T Beauté, force, victoire, tout lui apparte-
nait; toutes les femmes l'aimaient; toutes les portes du bonheur
s'ouvraient devant lui.
Pendant le trajet de Nuoro à Macomer, il demeura conti-
nuellement sur la plate-forme du wagon, debout, secoué par les
cahots rageurs du train . Peu de gens montaient et descendaient
aux stations désertes, où les acacias, comme ennuyés de leur
solitude, semblaient attendre le passage du train pour lancer
contre lui des nuées de petites feuilles jaunes. Le contraste entre
l'inamobilité morose de ces arbres et la course tapageuse du train
frappait son esprit surexcité. « Oui, pensait-il, la vie, c'est le
mouvement. » Et il se réjouissait de sentir en lui-même la force
allègre de Teau courante, après ces longues années durant les-
quelles son âme avait été conmie une mare qui croupit entre des
bords encombrés d'herbes fétides.
 Gagliari, tout s'arrangea au mieux, comme si la fortune,
se repentant du tort qu'elle lui avait fait jusque-là, s'était mise à
le favoriser jusque dans les moindres choses. Il trouva tout de
suite une belle chambre avec deux fenêtres. De l'une, on avait
une vue splendide sur un paysage clos par les collines et par la
mer; et, certains jours, la mer était si calme que les vapeurs et
les bateaux à voile s'y dessinaient comme des gravures sur une
plaque d'acier. De l'autre, on apercevait presque toute la ville
grimpant jusqu'aux bastions et au Gastello parmi une profusion
de palmiers et de fleurs : telle, une ville mauresque.
Ânania d'abord eut une préférence pour cette dernière fenêtre,
au bas de laquelle passait une large rue blanche. En face du
palazzo neuf où il avait son logement, la rue était bordée par une
file d'anciennes petites maisons badigeonnées en rose, avec des
balcons à l'espagnole, garnis d'oeillets et de loques étendues au
soleil.
Bien qu'on fût aux derniers jours d'octobre, il faisait encore
chaud; l'air était imprégné d'étranges parfums, et les dames que,
de sa fenêtre, Tétudiant voyait se rendre à l'église de San Luci-
fero, étaient habillées de mousseline et d^étofi'es légères. Il sem-
blait au jeune homme quil vivait dans un pays enchanté; l'air
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mm.
CENDRES. 45
odorant et énervant, les commodités inaccoutumées de la
chambre spacieuse, les douceurs de la vie indépendante lui don-
naient limpression vague d'un rêve. Il tomba dans une sorte de
torpeur voluptueuse, à travers laquelle les particularités de sa
nouvelle existence et les souvenirs de son passé récent lui arri-
vaient délicieux et voilés. Tout lui semblait grand el beau, les
rues, les églises, les maisons. Et que de monde il y avait à
Cagliari ! Quelle élégance et quel luxe !
La première lettre de Margherita accrut encore sa joie de
vivre. C'était une lettre simple et tendre, écrite sur un grand
feuillet blanc, en caractères ronds, presque masculins. Marghe-
rita racontait que, tous les soirs, elle s'accoudait de longues
heures à la fenêtre et qu'elle se plaisait à imaginer qu'il allait
passer d'un moment à l'autre, comme il avait l'habitude de faire
avant son départ. Elle était bien chagrinée de cette séparation;
mais elle se réconfortait en se disant qu'il poursuivait ses études
et qu'il préparait ainsi leur avenir. Dans un post-scriptum, elle
lui indiquait l'endroit où il pourrait adresser la réponse, et
elle le priait d'agir avec la plus extrême prudence; car, si l'on
venait à savoir qu'ils s'écrivaient, on s'y opposerait certainement
de la manière la plus rigoureuse.
La réponse d'Anania fut toute vibrante d'amour et de féli-
cité. Sans doute il éprouvait un peu de remords à trahir son
bienfaiteur par cette correspondance clandestine ; mais déjà il
cherchait à se tromper lui-même par des sophismes. « Si mon
amour rend la fille heureuse, pensait-il, je ne comprends pas
qu'il puisse être un mal pour les parens. »
Après avoir mis cette première lettre à la poste, Ânania
eut un besoin impérieux de respirer à pleins poumons , de
courir à travers la campagne, de gravir une hauteur; et il se di-
rigea d'un pas rapide vers la colline de Bonaria.
Une douceur orientale descendait avec les feux du soir.
L'avenue qui conduit au Sanctuaire était déserte, et la lune com-
mençait à briller entre les arbres immobiles; le ciel, d'un bleu
verdâtre, sillonné de nuages rouges et violets, prenait sur la
ligne de la mer une délicieuse teinte d'émeraude. C'était comme
un rêve. Ânania s'assit sur la banquette de geizon qui entourait le
parvis du Sanctuaire, et il contempla la mer paisible et radieuse.
La splendeur verdâtre du ciel s'y reflétait, avec la coloration des
nuages, avec la phosphorescence de la lune ; et les flots venaient
j
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46 REVUE DES DEUX MONDES.
briser au bas de la colline leurs énormes conques de nacre
liquide qui se dissolvaient en écumes argentées. Quatre barques
à voile, se détachant sur le fond lumineux, ressemblaient à
d'inmienses papillons qui seraient venus là pour boire ou se re-
poser sur les eaux. Jamais il ne s'était senti aussi heureux. Son
âme était ondoyante et resplendissante comme la mer, et il se
croyait transporté par quelque bienfaisant sortilège dans un mys-
térieux pays enchanté, au seuil d'un palais magique où il allait
s'installer pour toujours.
Lorsqu'il reprit le chemin de la ville, déjà la lune semait de
disques et d'arabesques d'argent l'avenue obscurcie; on entendait
un chant lointain de pécheur ; tout était paix et tendresse. Mais
une mélancolie tombait avec les ombres, et le cœur du jeune
homme se serra.
Gomme il traversait le square de San Lucifero, il entendit
des cris, des hurlemens, dés glapissemens de femmes, et des voix
d'hommes qui blasphémaient et prononçaient d'ignobles paroles.
La curiosité le fit courir, et, lorsqu'il fut arrivé dans la rue où
il habitait, il vit en face des petites maisons roses un groupe de
gens qui vociféraient et se prenaient aux cheveux.
— Mais les gardes ? Pourquoi les gardes ne viennent-ils pas?
demanda-t-il, tout ému, à un gros homme en costume de ve-
lours noir qui regardait tranquillement la mêlée.
— Qu'est-ce que les gardes pourraient y faire? répondit
l'homme. Ce qu'il faudrait, ce serait obliger les donzelles à
déguerpir.
— Pourquoi? Qui sont ces femmes?
— Eh 1 parbleu, ce sont des femmes perdues ! Vous êtes bien
innocent.
Sur ces entrefaites, on vit poindre au bout de la rue les
casques des agens. Aussitôt deux hommes se détachèrent du
groupe et s'enfuirent vers le square; les femmes coururent
s'enfermer chez elles ; la rue reprit son aspect tranquille. Et ce
fut seulement dans l'ftme d'Ânania que persista le tumulte.
Il rentra chez lui, si pâle et si oppressé que sa logeuse re-
marqua son trouble.
— Qu'avez-vous? lui dit-elle. C'est la bagarre de la rue
qui vous a fait peur? N'ayez crainte : nous forcerons bientôt les
gueuses à déguerpir. Nous avons adressé une pétition à la
Questure.
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IPPilSf?^
/ CENDRES. 47
— Et d'où sont-elles?
— Il y en a une qui est de la ville. Je crois que l'autre est
de Capo-di-Sopra. Est-ce qu'on sait jamais?
Cette nuit-U, tourmenté par l'insomnie et par de pruelles
réflexions, il sanglotait dans les ténèbres : « 0 mon Dieu, mon
Dieu, faites qu'elle soit morte! Ayez pitié de moi, Seigneur I »
Après les renseignemens que sa logeuse lui avait fournis pen-
dant le dîner, il ne redoutait plus qu'une de ces femmes pût être
sa mère ; mais il se représentait Oli vivant comme ces malheu-
reuses dans la plus honteuse abjection, et il frémissait de haine
et de dégoût.
De temps à autre, une sorte de vide se produisait dans son
esprit. Alors, las de se tourmenter, il laissait sa pensée courir
au hasard après des visions étrangères à ce qui le tourmentait;
le souffle du vent et le murmure des vagues lui rappelaient les
bois de l'Orthobene, oti si souvent, tandis [qu'il cueillait des
violettes, la brise sur les yeuses lui avait donné l'illusion d'en-
tendre la mer. Mais, tout d'un coup, la sinistre vision] réappa*^
raissait et lui donnait une nouvelle angoisse.
Puis il pensait à Margherita. « Hélas! se disait-il, pourquoi
ai-je fait ce rêve d'amour? Jamais ma fiancée ne voudra être la
belle-fille d'une femme perdue. Cette femme nous sépare néces-
sairement... Mais si e//^ était morte?... Oh, non, elle n'est pas
morte! J'en ai la certitude... Elle vit, et elle est jeune encore.
Quel âge peut-elle avoir? Trente-deux ou trente-trois ans, je
suppose... Ah 1 elle est jeune, elle est très jeune !»
L'idée de cette jeunesse finissait par l'attendrir. « Et qui sait
si elle n'est pas revenue au bien?... Dans tous les cas, mon de-
voir est de la rechercher, de la retrouver, de l'aider à sortir de
la honte... En somme, elle ne m'a abandonné que pour m'^tre
utile. Avec elle, j'aurais végété dans l'indigence, j'aurais risqué
de devenir un voleur, un criminel. Maintenant, au contraire, me
voici en passe de conquérir une situation honorable dans le
monde. Je serai le fils de mes œuvres... Pourquoi Margherita
refuserait-elle de se donner à moi ? Elle verra en moi, non le
fils de la femme perdue, mais le fils de ses œuvres. Je n'ai rien
fait, moi, qui puisse me déshonorer... »
La conclusion de ce débat intérieur fut qu'il devait écrire
dès le lendemain à Margherita pour lui apprendre la vérité tout
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48 REVUE DES DEUX. MONDES.
entière. Mais ni le lendemain ni les jours suivans il n'eut le cou-
rage de faire à la jeune fille cette triste confession. Il s'excusait
vis-à-vis de lui-même en se disant : « Quand je la reverrai, je
lui révélerai de vive voix mon secret. » Et cependant il se ren-
dait bien compte que, lorsqu'il la reverrait, il aurait encore
moins de courage pour parler que pour écrire.
Depuis le soir de la rixe, il évita de regarder par la fenôtre
de la rue. Mais, soit en allant au cours, soit en rentrant chez
lui, il ne pouvait éviter d'apercevoir souvent les deux femmes
de la maison rose, qui étaient presque continuellement sur leur
balcon ou sur le seuil de leur porte. L'une de ces femmes, — celle
de Capo-di-Sopra, — grande et mince, avec des cheveux très
noirs et des yeux d'un bleu vif, attirait surtout son attention.
Elle s'appelait Marta Rosa ; il y avait des jours où on la voyait
misérablement vêtue, mal coiffée, les pieds dans des savates rouges ;
et, d'autres jours, on la voyait habillée avec une élégance criarde,
traînant dans l'ordure ses bottines de satin. Quelquefois, elle
chantait des chansons de son pays ; et tandis qu'Ânania travaillait
dans sa chambre, il l'entendait fredonner, d'une voix assez pure,
ce refrain qui revenait sans cesse aux lèA^res de la fille :
Le soldat qui fait la guerre,
De Dieu ne se souvient guère,
A ce qu'on dit.
Et moi, mon corps se réduit
A sept onces de terre,
Quand il est enseveli.
Alors le jeune homme se demandait : « Pourquoi ne réfléchit-
elle pas à ce qu'elle chante? Pourquoi ne songe-t-elle pas à la
mort et à Dieu ? Pourquoi ne se corrige-t-elle pas de ses vices? »
Le chant de cette femme lui faisait mal.
Cependant, les semaines et (es mois passaient. Un hiver très
doux avait succédé h un automne aussi chaud qu'un été ; en
janvier, les amandiers commençaient h fleurir ; si le mistral n'eût
pas, de temps à autre, enveloppé la ville dans des nuages de
poussière, on se serait cru au printemps.
Ânania ne s'était lié avec aucun ami, ne fréquentait aucun
camarade. Lorsqu'il n'étudiait pas, il se promenait seul au bord
de ia mer ou faisait de longues excursions dans les campagnes
environnantes. Ce fut ainsi que, en explorant les collines du
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^m'f'Wf^
CENDRES. 49
Monte Urpino^il eut la chance de découvrir un site merveilleux.
C'était une pigneraie aux allées désertes, tapissées de mousse ;
à gauche, il y avait des prés verts, des clos entourés de haies
rousses et parsemés d'arbres en fleur ; à droite, il y avait des
bouquets de bois et des pentes couvertes d'iris. Anania venait
s'asseoir sous les pins, au sommet d'une éminence, et il s'attar-
dait à contempler le paysage sans limites. La ville rougeoyait au
soleil ; des étangs bleuâtres luisaient de reflets métalliques ; la
mer était pareille à un immense creuset plein d'or en ébuUition.
La pigneraie du Monte Urpino fut dès lors le royaume de ses
rêves. Il y revenait presque tous les jours, et il se considérait si
bien comme le maître de l'endroit que la rencontre d'une autre
personne le rendait de mauvaise humeur. Il se plaisait à y relire
les lettres de Margherita et s'y abandonnait librement à ses
rêves. Les sonnailles d'un troupeau de brebis paissant dans le
voisinage évoquaient le souvenir du pays natal et lui inspiraient
une tristesse nostalgique. Que faisait en ce moment Zia Tatana?
Elle était sans doute dans sa cuisine, occupée à préparer le repas
du soir, et la pensée de son fils adoptif mouillait de larmes ses
yeux si bons. Et Vautre, où était-elle, que faisait-elle? Était-elle
riche ou mendiante?... Et si elle était en prison?...
Les vacances de Pâques approchaient, et Ânania comptait
avec une impatience croissante les jours, les heures, les minutes.
Lorsqu'il s'installa dans le train, l'excès de sa joie était cui-
sant comme une souffrance. « Et si j'allais mourir en voyage? se
disait-il. Âh ! mes belles montagnes ! Âh ! ma vieille petite ville
de Nuoro ! Âh ! le visage adoré de Margherita I »
Heureusement, il arriva sain et sauf à destination ; et la pre-
mière personne qu'il reconnut sur le quai de la gare, ce fut
Nanna. Elle attendait depuis longtemps ; et, sitôt qu'elle vit le
beau jeune homme descendre du wagon, elle s'élança à sa ren-
contre.
— Mon cher enfant! mon cher enfant I
— Tiens ! lui dit-il d'un ton sec.
Et, pour se préserver d'un embrassement peu désirable, il lui
mit entre les mains sa valise, un ou deux paniers, une canne,
un parapluie. Et il ordonna :
— Porte vite mes bagages à la maison. Moi, j'ai une course
à faire.
TOM« XXVI. — 1003. 4 „
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50 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis que Nanna, stupéfaite, s'en allait d'un côté, il s'en alla
de l'autre, vers la demeure de Margherita.
L'aspect de ces lieux où s'était écoulée son adolescence et
qu'il avait quittés depuis quelques mois à peine lui semblait nou-
veau et lui donnait une sorte de désappointement. Comme les
maisons étaient basses I Gomme les rues étaient étroites ! Gomme
le printemps ^tait /roid^ dans cette région montagneuse !
Une femme se montra sur le pas de sa porte, regarda curieu-
sement et dit à haute voix : « G'est lui I » Le jeune homme sen-
tit son cœur battre plus fort et hâta le pas.
Âh I la voilà enfin, la voilà, cette demeure dont il s'approche
comme un dévot s'approche du tabernacle. Voilà le porche
rouge; voilà les volets verts. Il n'y a dans la cour qu'une poule
noire, qui marche en levant très haut les pattes et qui, par in-
stans, s'arrête pour* donner un coup de bec sur le sol. Â la
fenêtre, aucune figure n'apparaît. G' est étrange ! Il l'a cependant
avertie qu'il suivrait ce chemin pour aller de la gare à la maison
de son père. L'anxiété le serre à la gorge.
Tout à coup, il a comme un éblouissement. Elle est là-haut,
elle le regarde, elle sourit. L'émotion le trouble à tel point
qu'il ne songe môme pas à répondre par un salut et par un sou-
rire.
La vision disparaît ; mais il n'en continue pas moins à con-
templer la fenêtre vide.
Des pas retentissent au bout de la rue : c'est Franziscu
Garchide, qui s'avance en compagnie de deux ou trois autres
personnes. Pour éviter cette rencontre, Ânania prend sa course,
et, quelques minutes après, il fait irruption dans la cuisine où
Zia Tatana le reçoit à bras ouverts, tandis que Nanna, essoufflée,
entre avec la valise, les paniers, la canne et le parapluie.
Grazia Deledda.
{La troisième partie au prochain numéro.)
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ff
.WHH^' .'I.' ,1 11
AU TEMPS PASSÉ
Beaucoup de choses s'estompent déjà dans le lointain de
ma mémoire. Avant que tout s'efface, je voudrais, rassembler
quelques souvenirs, non pour la satisfaction de parler de moi,
mais pour faire revivre les traits essentiels d'une société aujour-
d'hui presque disparue. Quelle était, il y a trois quarts de siècle,
sous le gouvernement de Juillet, la vie provinciale d'une partie
de la France ? J'ai pu l'observer de très près, sur la frontière de
l'Est, dans une ville de guerre toute pénétrée des traditions
françaises, oti le voisinage môme de l'étranger donnait plus de
force encore au sentiment national. Je ne prétends pas généra-
liser outre mesure. La généralisation, dont Renan avait juste-
tement horreur, est le pire des procédés historiques. La vérité*
se compose de nuances, de retouches, et non d'absolu. Je ne
dirai donc pas que ce qui se passait à Metz, ma patrie, se passât
exactement de même ailleurs. Il y avait certainement des diffé-
rences. Mais un fonds commun d'idées et de manières de sentir
subsistait on peu partout.
I
En première ligne le souvenir toujours vivant de l'Empire,
de ses gloires et de ses malheurs, — surtout de ses gloires. Ni la
retraite de Russie, ni la journée de Leipzig, ni même Waterloo
n'avaient ébranlé la confiance générale du peuple français dans
le génie de l'honmie et dans la supériorité de$> armes françaises.
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1
52 REVUE DES DEUX MONDES.
On avait été vaincu, il est vrai, mais la France n'avait succombé
que sous Teffort d'une coalition qui elle-même ne devait son
succès qu'à la trahison de Bernadotte, de Murât, de Bourmont.
L'orgueil national n'acceptait l'idée de la défaite qu'en la corri-
geant par une série de circonstances atténuantes. La masse du
public ne se reportait guère vers les[heures sombres, quoiqu'elles
fussent les plus récentes. L'EmpiJre apparaissait toujours dans le
glorieux rayonnement de Marengo, d'Âusterlitz et d'iéna.
Ce sentiment était entretenu par les survivans de la Grande
Armée, nombreux encore et tout pleins de leur sujet. La guerre
était la période éblouissante de leur vie. Ils avaient pris part à
de si grands événemens, ils en conservaient un souvenir si pro*
fond qu'ils ne pouvaient guère parler d'autre chose. Souvent
indifférens ou même hostiles à la réalité présente, qui leur
paraissait trop étroite ou trop mesquine, ils se plongeaient dans la
contemplation, dans l'admiration du passé. Presque toutes les
familles comptaient parmi leurs membres un ou deux de ces
glorieux vétérans. Mon grand-père maternel avait construit les
fortifications de Mayence sous la surveillance directe de l'Empe-
reur ; un de mes grands-oncles servait dans la cavalerie. Quatre
de mes cousins se trouvaient à Leipzig d'où ils avaient eu tous
quatre la chance de revenir.
Dans notre enfance et dans notre jeunesse nous étions tous
bercés par la même légende, la légende napoléonienne. Que de
fois nous avons entendu les mêmes récits, un peu monotones,
mais si vibrans et si sincères I Ceux qui les faisaient nous sem-
blaient entourés d'une auréole.
Les mots qui sortaient de leurs lèvres résonnaient comme
des fanfares. Ils ne parlaient que de grands souvenirs, du grand
Empereur, de la Grande Armée, de la grande nation. A les
écouter, un frisson d'enthousiasme et de patriotisme passait dans
nos veines. Ils nous apprenaient à ne jamais douter de la patrie,
à la considérer comme la première des nations, comme la reine
du monde. Soldats obscurs ou généraux illustres, ib tenaient
tous un langage analogue. Un simple canonnier de marine, débris
de la malheureuse expédition de Saint-Domingue, s'exprimait
avec la même foi que le général Villatte, le général de Pire ou
le baron Achard qui se succédaient dcuis le commandement de la
division de Metz.
Sous l'impression de ces récits, presque toute la jeunesse lo-
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pp^
l^p«
AU TEMPS PASSÉ. 53
cale se destinait aux écoles militaires, à l'École Polytechnique et
à Saint-Cyr. L'École d'Application du génie et de Tartillerie, les
régimens de ces deux armes spéciales tenaient dans la ville le
haut du pavé. Il n'y avait guère de famille qui n'eût un fils,
un gendre, un parent sous les drapeaux. Aussi les bourgeois
vivaient-ils en bonne harmonie avec les soldats, sauf dans
les circonstances très rares où ceux-ci, à la suite de quelques
libations, troublaient le calme des rues par un tapage nocturne.
Seulement, tandis que les officiers se consacraient exclusivement
à leurs devoirs militaires, sans vouloir connaître de la France
autre chose que son armée, les civils regardaient du côté du
Parlement et s'intéressaient à la politique.
Il y avait parmi eux trois partis très tranchés. Un groupe peu
nombreux, mais compact, composé de quelques gentilshommes
authentiques, de nobles qui s'étaient anoblis eux-mêmes, et de
bourgeois flattés de faire figure à côté de la noblesse, restait
fidèle aux idées de la Restauration et de l'ancien régime. Ils
traitaient le roi Louis-Philippe d'usurpateur et boudaient le
monde officiel. A l'autre extrémité, un petit nombre d'hommes
résolus souhaitaient et annonçaient le triomphe de la Répu-
blique. Dans le milieu, les gros bataillons des propriétaires, des
industriels, des commerçans, des gens paisibles s'accommodaient
à merveille du suffrage restreint et de la monarchie bourgeoise.
La physionomie du roi Louis-Philippe n'était pas faite pour
inspirer l'enthousiasme, mais elle plaisait par sa bonhomie, sur-
tout elle rassurait les intérêts. D'ailleurs les princes ses fils, qui
tous portaient l'uniforme, particulièrement le Duc d'Orléans, ne
laissaient échapper aucune occasion de passer en revue les régi-
mens de Metz, ou de prendre part à leurs manœuvres. La popu-
larité qui les entourait rejaillissait dans une certaine mesure
sur le gouvernement de leur père.
Au fond, la population messine était heureuse, active, appli-
quée au travail, contente du présent, sans inquiétudes pour
l'avenir. Les ouvriers de métier gagnaient largement leur vie,
la petite bourgeoisie et le petit commerce vivaient de l'armée,
les propriétaires du revenu de leurs maisons louées en partie à
les officiers. L'élément militaire jeune, aimable, brillant, don-
aait aux réunions de la société un caractère permanent de
bonne grâce et de gaieté. Excepté quelques esprits boudeurs ou
avancés, personne ne désirait de changement. Aussi la Révolu-
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54 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de Février înspîra-t-elle dans la bourgeoisie plus d'appré-
hensions que de joies. On ne séparait guère la République des
souvenirs de la Convention et de la Terreur. Le département de
la Moselle envoya cependant à l'Assemblée Constituante des re-
présentans de l'opinion républicaine modérée, choisis parmi les
plus honnêtes et les plus capables. Le choix du général Poncelet,
par exemple, et de Domès, qui fut tué en défendant l'ordre dans
les journées de Juin, faisait le plus grand honneur au discerne-
ment du suffrage universel alors à ses débuts.
Quelques mois après, tout se gâtait. L'insurrection parisienne^
la lutte des clubs et des faubourgs contre la représentation na-
tionale avaient inquiété et indigné les Messins. Les élections à
l'Assemblée législative se firent dans un sens absolument opposé.
On n'envoya guère à la nouvelle Chambre que des gens décidés,
ou tout au moins résignés à la réaction. L'élection du prince
Louis-Napoléon imprimait h la liste une signification nettement
rétrograde. Sur %ette terre de soldats le neveu de l'Empereur
bénéficiait des souvenirs du premier Empire si vivans encore et
si répandus dans le peuple. Tous les anciens militaires, leurs
fils, leurs parens, leurs familles avaient voté et travaillé pour lui
avec ardeur. Même après le Mexique, même après Sadowâ,ces
sympathies lui demeurèrent fidèles. En 1870, la députation de la
Moselle restait tout entière bonapartiste.
Si en dehors des apparences extérieures on voulait pénétrer
jusqu'au fond des âmes messines, généralement, fermées, peu
communicatives, qu'y trouvait-on ? Beaucoup de raison, de sa-
gesse, de mesure, le sens pratique des choses, par-dessus tout le
goût de l'économie et de IMpargne. Quelques maisons riches
donnaient l'exemple du luxe, mais elles faisaient exception. La
grande majorité des habitans évitait tout ce qui aurait pu res-
sembler à de l'ostentation, leur donner l'air de jeter de la poudre
aux yeux. Ils recevaient, à coup sûr, leurs familles et leurs amis;
ils les recevaient même fort honorablement, mais avec simplicité.'
Peu importait aux Messins de paraître moins riches qu'ils ne
Tétaient en réalité, pourvu qu'ils ne fissent pas de dépenses inu-
tiles. En général le train de maison était inférieur à ce qu'au-
rait comporté la fortune réelle. Sans être précisément avares, des
ménages fort à l'aise vivaient petitement. N'ayant aucun besoin
personnel, pas même celui d*étonner la galerie, ils se conten-
taient de peu. Il leur suffisait d'être en réalité ce qu'ils étaient, de
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i^
AU TEMPS PASSÉ. 55
posséder ce qu'Us possédaient, sans le moindre désir d'en faire
étalage.
Sous la modestie des apparences, sous le mépris visible de
toute ostentation se cachait J'esprit d'initiative qui est le trait
caractéristique des populations lorraines, la hardiesse de la
pensée qui devance le temps, l'intuition précoce des besoins et
des nécessités du monde moderne. Nulle part on n'a mieux
compris ni favorisé plus tôt l'ascension inévitable de la démo-
cratie dans la société française. C'est à Metz qu'ont été créées en
province les premières sociétés de secours mutuels, à Metz
encore que se sont ouverts les premiers cours publics destinés
aux ouvriers sous la direction des personnes les plus distinguées
de la ville. La simplicité des habitudes facilitait le rapproche-
ment des classes en ne laissant subsister entre elles aucune de
ces barrières qu'élèvent entre les hommes le luxe ou la morgue.
Cette manière très simple de vivre qu'on aurait retrouvée
alors, et qu'on retrouverait encore, sur bien des points de lai
France était relevée à Metz par la vivacité du sentiment national.
Il n'y avait pas de ville plus profondément française, française
par' la langue et par les mœurs, par son attachement à toutes
nos traditions, ni plus éloignée de l'empire germanique qu'elle
ne connaissait que pour lui avoir résisté victorieusement avec le
duc François de Guise. Si on nous avait prédit que Metz devien-
drait un jour, — ne fût-ce que momentanément, — une ville
allemande, aucun de nous n'aurait voulu le croire. Personne n'y
avait jamais parlé, personne n'y parlait allemand. La langue
allemande, l'esprit allemand s'étaient arrêtés à quelques lieues
de nos murailles sans y pénétrer jamais. Nos chartes, nos
archives, nos plus vieux documens, toute notre littérature locale
étaient de langue française. Un si grand nombre de nos com-
patriotes, depuis Lasalle, le brillant cavalier, jusqu'au maréchal
Ney, le brave des braves, avaient glorieusement servi la France
que nous nous considérions comme les plus Français des
Français. Qui aurait pu prévoir parmi nous et la folie du second
Empire, déclarant la guerre sans l'avoir préparée, et le droit de
conquête, le droit brutal du moyen âge ressuscité contre nou§
dans le plus civilisé des siècles par un des peuples qui sont le
plus fiers de leur civilisation !
Race positive et forte, cette race messine, plus solide que
brillante, mais douée d'une énergie peu commune! NuUemeut
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56 REVUE DES DEUX MONDES.
réfractaire d ailleurs h Télégance de l'esprit et à la puissance de
l'art. L'Académie de Metz recevait et publiait des communications
littéraires, le Conservatoire de musique formait des élèves, les
concerts donnés par les maîtres attiraient toute la ville, le ténor
Dupré se faisait entendre et applaudir au thé&tre avant d'être
accueilli à l'Opéra de Paris. La gloire d'Âmbroise Thomas com-
mençait à poindre. L'école de peinture était représentée par
Maréchal, le grand peintre verrier, par Auguste Rolland dont
les pastels reproduisent si fidèlement la physionomie de la terre
lorraine, ses étangs, ses forêts, ses grands animaux de chasse ;
par De Lemud, au crayon si fort et si délicat; par Devilly, si
bien fait pour peindre les soldats. C'est à Metz, au milieu de ces
vétérans de l'art que s'est formé le fort et délicat talent d'Emile
Michel, qu'il a appris à observer la nature, à en rendre les
nuances les plus différentes avec tant de justesse et de charme.
Ce sont eux qui ont développé en lui le sentiment de toutes les
variétés de l'art, ce sont eux qui -l'ont préparé au rôle de cri-
tique qu'il remplit aujourd'hui avec une si haute autorité.
II
Les souvenirs de ma jeunesse me laissent, à distance, une
impression très douce. Il me semble que je vivais dans un
milieu agréable, parmi des gens satisfaits de leur sort. La nature
humaine demeurant partout la même, on soupçonnait bien
quelques drames secrets, des amertumes, des jalousies, des riva-
lités. Mais l'ensemble offrait une apparence de contentement.
Quoiqu'il y eût dans la ville trois opinions, représentées par
trois journaux différens : le Vœu National, légitimiste, V Indépen-
dant, ministériel, le Courrier de la Moselle, républicain, quoi-
qu'il en résultât des polémiques assez vives, les relations entre
les personnes restaient plutôt courtoises. Jamais je n'ai entendu
prononcer autour de moi les paroles de haine, les anathèmes
violens qui depuis ont si souvent frappé mes oreilles. On ne
pensait pas de même, sans se croire pour cela le droit de se mé-
priser et de s'injurier. Une certaine politesse subsistait entre les
partis, à l'image du monde militaire qui donnait l'exemple de
la correction et de la tenue.
Le collège de Metz, où j'ai fait mes premières études, de la
huitième à la philosophie^ rassemblait tous les élémens de la
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^^f^mrv-
AU TEMPS PASSÉ. 57
société messine, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés.
Sous le gouvernement de Juillet, l'État seul donnait l'enseigne-
ment. Il n'y avait donc aucune institution qui pût faire con-
currence au collège. Tous les enfans du pays, fils de gentils-
hommes, fils d'officiers, fils de riches bourgeois, de petits
commerçans, de boutiquiers ou de cultivateurs, boursiers sans
fortune, étaient élevés ensemble. On peut dire que leur réunion
représentait les différens aspects de la population tout entière.
Dans leurs relations de tous les jours ils apportaient naturellement
l'esprit de leurs parens, esprit large et libéral. Les catholiques
coudoyaient les protestans et les Israélites. Les enfans des mil-
lionnaires vivaient dans l'intimité des pauvres diables dont les
parens gagnaient leur pain à la sueur de leur front. Ils se que-
rellaient, bien entendu, ils se battaient même quelquefois, mais
jamais par esprit de caste. L'égalité et la cordialité régnaient
entre eux. Je n'ai guère entendu reprocher à un juif sa religion,
à un fils de fripier le conmierce de son père.
Une classe de lycée était un observatoire bien modeste, mais
d'où Ton avait vue sur tout le pays. Nulle part on n'aurait trouvé
un champ d'observation plus étendu. La maison paternelle
m'offrait aussi un théâtre instructif et plein d'intérêt. Ici, j'en
demande pardon au lecteur, mais je suis obligé d'entrer dans
quelques détails personnels sans lesquels mon récit resterait in-
complet. Mon père, ancien élève de l'École normale supérieure,
ancien professeur de rhétorique au lycée de Lyon, avait été
nommé en 1835 recteur de l'Académie de Metz par M. Ville-
main, son ancien maître. Chez lui se réunissaient le monde uni-
versitaire, les autorités, un certain nombre d'habitans de la ville
et d'officiers. l'ai rarement vu une société plus tolérante, d'esprit
plus ouvert et plus conciliant. L'aumônier du lycée y voisinait
avec le juif Salomon Hirsch, professeur d'anglais, beau-père du
poète Eugène Manuel. Des libres penseurs, des voltairiens s'en-
tendaient à merveille avec des catholiques convaincus, avec des
membres de la Société de Saint- Vincent-de-Paul.
Mon père y donnait le ton par sa manière de voir tout à fait
éclectique, peut-être aussi un peu par les contrastes qu'il réunis-
sait en sa personne. Descendant direct d'une des plus anciennes
et des plus nobles familles du Maine ; petit-fils du vidame de
Vassé, maréchal de camp des^armées du Roi, gouverneur de
Plessis-les-Tours, il avait, comme son père lui en avait donné
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"88
REVUE DES DEUX MONDES.
l'exemple dans la nuit du 4 août, renoncé à tous ses titres pour
se contenter du nom de la terre de Mézières, dépendant de
l'ancien domaine de Vassé. Il n'en conservait pas moins un
certain orgueil de race, mais il était beaucoup plus fier de ses
brillans succès au concours général, et des grades qu'il avait
conquis à la Sorbonne, que de ses parchemins. C'est dire qu'il
estimait par-dessus tout le mérite personnel. Les hommes dis-
tinguéSy quel que fût leur rang ou leur costume, trouvaient chez
lui l'accueil le plus cordial. J'y ai vu le Père Lacordaire eu
tournée de prédication, assis à côté de Frédéric Cuvier, frère du
grand naturaliste, zélé protestant, d'une famille de pasteurs.
L'Université profitait surtout de cet éclectisme. Elle comptait à
Metz des hommes de valeur que leur timidité ou leur modestie
empêchait d'occuper dans le monde la place qui leur était due.
Le recteur ne manquait aucune occasion de les faire valoir et de
les placer à leur véritable rang dans l'estime publique.
Quels profonds sentimens de reconnaissance nous conser-
vons, mes anciens camarades et moi, pour ces maîtres de notre
jeunesse ! Braves gens dont quelques-uns manquaient de science
ou de portée d'esprit, mais si honnêtes, si consciencieux, si
appliqués à leurs devoirs de chaque jour. Ils nous ont appris à
travailler et, ce qui est plus précieux encore, ils nous ont donné
le goût du travail. L'un d'eux, M. Gelle, professeur de rhétorique,
était tout à fait de premier ordre. Excellent élève des lycées de
Paris, lauréat du concours général, rival de Victor Le Clerc, il
possédait à fond l'antiquité classique. Il lui arrivait souvent de
dicter de mémoire une version latine sans en avoir le texte sous
les yeux. J'ai vu bien des fois mon père accomplir le même tour
de force. Tous deux avaient appris très jeunes des pages de
latin qu'ils avaient retenues. Â cette connaissance des textes,
M. Gelle joignait le goût, la finesse, la faculté de comprendre et
d'admirer les beautés littéraires. Il parlait de ses auteurs favoris
avec un feu, avec un enthousiasme communicatifs. Il ne se con-
tentait pas de nous expliquer les belles œuvres, il nous en faisait
sentir le charme ou la puissance en termes pleins de chaleur.
Lorsque nous écoutions sa parole ardente et émue, il passait en
nous quelque chose de l'émotion qu'il éprouvait lui-même. Au-
jourd'hui encore, nous ne pouvons relire certains passages sans
revoir par la pensée sa mimique expressive, sans entendre
l'accent vibrant de sa voix.
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ipiww
AU TEMPS PASSÉ. 59
III
Pendant qu'au lycée, j'apprenais à connaître les habitans de
Metz, un autre aspect de la vie familiale me mettait en relations
avec les habitans de la campagne lorraine. La famille de ma
mère possédait un petit bien dans le département de la Moselle,
Il Rehon, tout près de la frontière belge et luxembourgeoise. J'y
étais né, j'y avais été nourri, et j'y passais régulièrement mes
vacances chez mes grands-parens maternels. C'est une habitude
à laquelle je n'ai manqué que deux fois dans ma vie, lorsque
j'étais retenu loin de la France par mon séjour à l'École
d'Athènes. Rehon est le lieu qui a abrité une partie des miens
depuis deux siècles. J'y reste d'autant plus fidèle que j'y retrouve
à la fois les souvenirs les meilleurs et les plus poignans de m^
vie. La plupart de ceux qui me sont chers reposent dans le petit
cimetière qui entoure l'église. Il n'y a pas un coin du village où je
n'aie joué enfant, pas un sentier que je n'aie suivi des milliers de
fois, pas une des vieilles maisons dont je ne connaisse l'histoire^
C'était, il y a soixante ans, un hameau d'une trentaine de
feux, blotti sous une colline boisée qui l'abrite contre le vent
du nord, traversé par un ruisseau, borné par la Ghiers, petite
rivière qui prend sa source en Belgique, près d'Arlon. Des bois
profonds entourent la vallée, sur laquelle s'étendent des prai-
ries et, de temps en temps, au versant des hauteurs quelques
champs cultivés. Une centaine d'habitans vivaient là dans une
retraite paisible. La plupai^t possédaient un lopin de terre, un
jardin qu'ils cultivaient, une vache, des chèvres, des porcs. Les
plus pauvres blanchissaient le linge de la ville voisine de
Longwy ou braconnaient sur la rivière. Aucune industrie. Au
milieu de la médiocrité générale des fortunes, deux familles
seulement émergeaient, celle d'un propriétaire qui cultivait une
trentaine d'hectares et celle de mon grand-père. Au temps où il
fallait payer deux cents francs de contributions pour prendre
part à Télection des députés, le hameau de Rehon ne comptait
que ces deux électeurs.
L'un était bien du cru, de la race locale. L'autre, mon
grand-père, né en 1765, venait d'une tout autre origine. Il ap-
partenait à la famille irlandaise des O'Brien qui avait suivi en
France la fortune des Stuarts. Tant que ceux-ci avaient vécu des
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60 REVUE DES DEUX MONDES.
subsides et de la protection de Louis XIV, les O'Brien étaient
restés en France avec eux. Mais lorsque le traité d'Utrecht obli-
gea Louis XIV à reconnaître la dynastie nouvelle qui régnait en
Angleterre, les Stuarls cherchèrent un refuge chez le duc de
Lorraine qui les accueillit h Commercy. Là le prétendant
licencia les régimens irlandais qu'il ne pouvait plus payer. Un
O'Brien épousa une personne du pays et se fixa à Rehon. C'est
de lui que descend la famille de ma mère. Seulement le nom a
été défiguré en route par les scribes des paroisses, fort peu au
courant de l'orthographe anglaise. Dans les premières années
du xvm® siècle on écrivait O'Brion. Cet 0 qui étonnait tout le
monde a fini par disparaître. Il a été remplacé par Au, d'autant
plus aisément qu'il y avait dans le pays de longue date une famille
Âubrion avec laquelle on nous a confondus sans qu'il y\eût entre
nous la moindre parenté.
L'origine irlandaise est attestée par les actes les plus anciens
et aussi par la continuité delà tradition. Ma mère, née en 1807,
et sa cousine germaine, née en 1784, la conservaient si fidèle-
ment qu'elles ne se couchaient jamais sans adresser au ciel une
prière pour les âmes de Jacques II et de Jacques III. De tels
exemples de fidélité à la dynastie déchue et éteinte existent peut-
être en Angleterre, mais j'avoue que je n'en ai trouvé nulle part
aucune trace. Au bout de deux générations, les Aubrion, mariés
en Lorraine, se sont étroitement confondus avec la race fran-
çaise au milieu de laquelle ils vivaient. Durant les guerres de la
Révolution et de l'Empire, mon grand-père fut un des premiers
à donner l'exemple du patriotisme en travaillant aux fortifica-
tions de Longwy qui dominent Rehon, puis en acceptant l'entre-
prise des fortifications de Mayence qui lui était offerte par le
génie militaire. Il resta douze années dans cette ville, en rela-
tions constantes avec l'Empereur qui la considérait comme sa
tète de pont en Allemagne et qui n'y passait jamais sans visiter
les travaux en cours. Avant d'être exécutés, tous'les plans étaient
soumis au maître qui les examinait avec beaucoup d'attention,
qui y indiquait au besoin des modifications et des retouches. Mor
grand-père admirait, en même temps que la netteté de ses vues et
la fermeté de son caractère, la bonne grâce avec laquelle il écou-
tait les objections. Dès qu'il s'agissait de l'intérêt du service, il
atténuait les angles, il faisait violence à son tempérament auto-
ritaire et ne s'offensait pas lorsqu'on lui démontrait qu'il avait pu
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m^m^^m^.
AU TEMPS PASSÉ. 61
se tromper. Il remerciait même quelquefois ses interlocuteurs
d'avoir osé lui tenir tête et défendre la vérité contre lui.
Ârrètons-nous un instant au portrait de cet aïeul que nous
avons eu la bonne fortune [de conserver jusqu'à Tâge de quatre-
vingt-neuf ans, qui est demeuré jusqu'au bout le chef respecté
et vénéré d'une nombreuse famille. C'était un homme de taille
moyenne, lai^ d'épaules, entièrement rasé, toujours vêtu d'un
costume marron, l'air sérieux et réfléchi, avec un œil plein de
finesse et un sourire bienveillant. Il n'avait guère été à l'école
que dans un couvent de moines du voisinage, chez les Carmes
de Longwy-bas, mais il s'était formé lui-même au contact des
hommes. Son goût prononcé et son aptitude pour le dessin
avaient fait de lui un géomètre, un arpenteur, un architecte. 11
excellait à tracer des plans et lorsqu'il s'était agi de les exécuter,
grâce à son esprit d'observation,. il était passé sans trop de peine
de la théorie à la pratique. Il devint ainsi entrepreneur des tra-.
vaux du génie dans une des places fortes les plus importantes
du premier Empire. Les généraux pour le compte desquels il
travaillait rendaient tous hommage à son talent et à sa probité.
J'en ai connu quelques-uns. L'un d'eux me racontait qu'un jour
à Mayence, en se rendant au bureau du génie, il avait failli rece-
voir sur la tête un sac rempli d'or qu'un sous-entrepreneur
venait offrir à M. Aubrion pour obtenir qu'on fermât les yeux
sur quelques malfaçons, et que M. Aubrion avait jeté avec indi-
gnation par la fenêtre.
L'administration française avait laissé dans les Provinces
rhénanes un souvenir d'honnêteté dont j'ai encore trouvé la
trace dans ma jeunesse. Avant que la résurrection du second
Empire n'eût inquiété les populations allemandes, on parlait sur
les bords du Rhin avec estime et même avec regrets du long
séjour qu'y avaient fait les Français. La Révolution, de 1848 faite
au nom de la liberté avait eu en Allemagne un long retentisse-
ment et avait suscité un peu partout des mouvemens analogues.
On ne se refroidit pour nous qu'après l'élection du prince Louis-
Napoléon. Son nom, qui rappelait aux Allemands des souvenirs
de conquête, résonnait comme une fanfare de guerre. Les cœurs
qui s'ouvraient se refermèrent aussitôt. C'est alors, mais seule-
ment alors, que nous sommes redevenus l'ennemi héréditaire,
désigné à la haine des générations nouvelles par tout le monde
enseignant.
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I
62 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon grand-père aimait le coin de terre où s'étaient établis
les Irlandais, ses ancêtres, où il avait vécu pendant trente-cinq
ans avant de partir pour Mayence. Se^ travaux terminés, il n'eut
plus qu'une pensée, rentrer à Rehon dans la maison paternelle
et y élever ses enfans. Il s'y installa définitivement en 1812
et n'en bougea plus. Jusqu'à sa mort, il y exerça une sorte
de magistrature pacifique, il y remplit les fonctions de maire
pendant quarante ans, consulté par ses administrés sur toutes
les questions, leuc' donnant volontiers des conseils, se déran-
geant même pour eux, mais sans pitié pour les délinquans, dur
aux coquins, ^courable au pauvre monde. Depuis mon en-
fance je l'ai connu sous ces différens aspects. Il ne fronçait les
sourcils que par nécessité, malgré lui en quelque sorte, lors-
qu'on le poussait à l^out. Au fond, il n'y avait pas d'homme plus
sensible et meilleur. Nous attendions avec impatience comme les
jours les plus heureux de notre année les mois de vacances que
nous passions sous son toit. Que de choses j'ai apprises de lui I
Avec une curiosité enfantine, je ne cessais de l'interroger sur les
événemens de sa vie. [Né sous Louis XV, il avait vu Louis XVI
et Marie- Antoinette à la messe des Tuileries, il avait assisté à la
bataille livrée près d'Arlon aux Impériaux par les troupes fran-
çaises, il s'était entretenu cent fois avec l'Empereur. Il parlait de
tout cela, très simplement, sans jamais se vanter. Ce qu'il ne disait
pas, mais ce que nous savions par les récits de ma grand'mère,
c'est que, sous la Terreur, il avait risqué sa vie en cachant dans
sa maison des aristocrates poursuivis.
Sa conversation était au plus haut degré celle d'un honnête
homme, défendu contre tous les pièges delà vie par son bon
sens et par sa droiture naturelle. Il avait traversé l'Ancien Ré^
gime, la Révolution, l'Empire, la Restauration, le gouvernement
de Juillet, sans se mêler beaucoup de politique. Quoiqu'il fût
très réservé sur ce chapitre, on devinait en lui l'homme de 89,
qui ne regrettait rien de la vieille monarchie, auquel l'échafaud
avait fait horreur, que les désastres de TEmpire avaient guéri de
l'Impérialisme, et qui se reposait avec satisfaction sur l'oreiller
de la monarchie constitutionnelle. En sa qualité d'Irlandais et
de Lorrain, deux races batailleuses, il aurait peut-être aimé la
guerre si la guerre n'avait amené deux fois l'étranger chez lui.
Il se rappelait que le duc de Brunswick, en 1792, avait pris
Longwy, traversé Rehon, et campé tout près de là, à la ferme
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IMWM»'-
AU TÏlMPà PASSÉ. 63
Procourt. Les Prussiens avaient reparu dans sa commune
en 1814 et y avaient laissé un souvenir détesté. Il savait gré au
gouvernement de Juillet de le préserver de ces aventures. Très
prudent, comme le sont en général les gens de la campagne, il
ne se compromettait pas inutilement, il n'affichait pas ses votes;
mais il devait toujours voter pour le candidat ministériel. Il
représentait parfaitement le type du bourgeois orléaniste et con-
servateur sous la monarchie de Juillet.
Ce n'est pas par ce côté qu'il nous charmait : la politiquf"^
nous laissait bien îndifférens. Ce que nous aimions en lui,
outre sa bonté, c'était sa connaissance de la vie rurale. Dans
toutes ses promenades, il me prenait pour compagnon. Je le sui-
vais, un point d'interrogation presque toujours sur les lèvres. A
la suite de nos entretiens, beaucoup de notions utiles s'emmaga-
sinaient dans ma petite cervelle. J'apprenais à distinguer leà
plantes qui poussent dans nos champs : le seigle, le blé, l'avoine,
l'orge, le sainfoin, le trèfle, la luzerne, le chanvre, la betterave.
Dans nos grands bois, derniers restes de la forêt des Ârdennes,
je pouvais nommer toutes les essences, les érables, les frênes,
les bouleaux, les hêtres, les chênes. Je reconnaissais le vol et le
chant de chaque oiseau : les alouettes, les tourterelles, les geais,
les pies, les corbeaux, les merles, les grives, les rouges-gorges,
les mésanges, les pinsons. Même aujourd'hui, après tant d'années,
il me serait difficile de confondre les espèces. IJn coup d'aile,
un cri, la couleur d'une plume suffisent pour m'avertir.
Pauvres oiseaux I que de remords j'éprouve maintenant à
leur endroit! Faut-il qu'il reste en nous quelque chose de la fé-
rocité de l'homme des cavernes pour que les meilleurs des êtres
prennent plaisir à torturer ces innocentes petites bêtes ! Hélas !
mon grand-père qui n'aurait pas fait du mal à une mouche était
le plus habile tendeur de pièges de la région ; pièges cruels qui
se composent d'une branche d'arbre courbée en arc de cercle
et accrochée à un piquet enfoncé dans le sol. Les deux bouts
opposés de la branche sont réunis par une ficelle double qui
passe dans un trou et soutient un léger morceau de boie appelé
matelas. Lorsque l'oiseau se pose sur le matelas, il détend le
piège et se trouve pris dans la ficelle par les deux pattes. Il pend
ainsi lamentablement, les pattes brisées ; tous les efforts qu'il fait
pour se dégager aggravent son supplice. S'il ne meurt pas de ses
blessures, pour Tempêcher de souffrir plus longtemps, on est ré^
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I
64 tlEVUE DES DEUX MONDES.
duit h le tuer en posant le doigt sur sa poitrine et en Tétonffant.
Horreur ! voilà le métier que j'ai appris lorsque j'étais enfant
et où j'étais devenu maître. Au moment des passages, au com-
mencement de l'automne, nous prenions ainsi des rouges-gorges
par douzaines. On les servait rôtis sur des tranches de pain et
on les trouvait délicieux.
J'en ai honte aujourd'hui et cependant, par un de ces con-
trastes qui ne sont pas rares dans la nature humaiae, je suis
resté chasseur. Je n'éprouve aucune émotion à fracasser les ailes
d'une caille, d'un perdreau, d'un faisan. Je m'excuse en me
disant que ce n'est pas tout à fait la même chose. De loin on assas-
sine la béte sans la sentir palpiter sous ses doigts, tandis qu'à la
sauterelle, c'est le nom qu'on donne aux pièges dans notre pays,
on la détache toute sanglante pour lachever^d'un coup de pouce.
Souvent le chasseur ne ramasse sa victime que morte, le tendeur
est obligé presque toujours de la faire mourir entre ses mains.
C'est sans doute un effet de l'atavisme. L'âme du chasseur
survit chez moi à toute la sensibilité et à tous les raisonnemens
de l'homme civilisé. Toute partie de chasse me rappelle les émo-
tions les plus vives de mon enfance; l'attente fiévreuse du jour
de l'ouverture, le départ à l'aube, la marche lente dans les cou-
verts, à travers les luzernes, les betteraves, les pommes de
terre ; la quête du chien d'arrêt qui sent de loin le gibier, son
immobilité absolue, la fixité de ses oreilles et de sa queue lors-
qu'il arrête définitivement, et d'autres jours, c'est la joyeuse
fanfare du chien courant qui lance le lièvre, le renard ou le che-
vreuil. L'oreille de mon grand-père ne s'y trompait jamais; à
peine les chiens avaient-ils donné de la voix qu'il reconnaissait
tout de suite la nature du gibier poursuivi. Il savait aussi très
nettement où il fallait se poster pour avoir chance de tirer :
tantôt à la sortie du bois, tantôt dans les sentiers où l'animal de
chasse avait l'habitude de passer. L'hiver, la feuille tombée, il
devinait dans quelle partie profonde de la forêt nous trouverions
les sangliers .ou les loup s.
IV
Mes camarades et moi, nous grandissions ainsi, corrigeant le
travail acharné du collège par les intervalles de cette vie en
plein air, active, alerte, qui développait nos muscles et fortifiait
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IP^V
AU TEMPS PASSÉ. 65
nos corps. Nous nous endurcissions aux intempéries des saisons.
Nous ne connaissions pas même de nom Tanémie dont on parie
tant aujourd'hui. Nous supportions le froid, le chaud, la neige,
la pluie, le vent, le soleil sans en souffrir. Les exercices phy-
siques, la natation, la gymnastique, Téquitation complétaient
heureusement Tiniluence bienfaisante de la campagne.
Quel était l'état d'esprit de la jeunesse élevée dans ces condi-
tions? En général excellent : mens sana in corpore sano. Elle
n'était pas exempte des défauts, ni même des vices de son ≥
mais elle les rachetait par une qualité, l'amour du travail. Les
nombreux candidats qui se destinaient aux écoles militaires en-
tretenaient l'émulation parmi leurs condisciples. La perspective
d'un concours les obligeait non seulement à bien faire, mais à
faire mieux que d'autres. Il en résultait dans les hautes claôses
un effort continu, une poussée de travail pour arriver au premier
rang. Dans les études de mathématiques élémentaires, ou de
mathématiques spéciales où se réunissaient les internes, le
maître pouvait s'absorber dans des préoccupations personnelles,
s'absenter, disparaître, l'application n'en souffrait pas un instant.
Chacun tenait trop à ne pas perdre une minute pour distraire
son voisin ou pour se laisser distraire par lui. Comme le disait
un jour un de nos maîtres : On mettrait un chapeau à ma place,
les élèves ne s'en apercevraient même pas.
Au milieu de Tentraînement général il fallait une certaine
force d'ftme pour ne pas se laisser tenter, comme presque tous,
par la perspective de l'épaulette. Dans une ville où les officiers
donnaient le ton, où presque toutes les familles comptaient un
militaire dans leurs rangs, comment résister à la contagion de
l'exemple? En ce qui me concerne, je n'eus pas à lutter contre
la tentation. Une autorité supérieure y mit bon ordre. Mon
père, quoiqu'il fût le petit-fils d'un maréchal de camp, quoi-
qu'il connût supérieurement l'histoire militaire de l'Empire,
peut-être même à cause de cela, parce qu'il avait trop vu l'envers
de la gloire, ne voulait pas donner son fils à l'armée. Il avait
sur ce point des idées très arrêtées. Universitaire dans l'âme, il
ne concevait pas pour moi d'autre carrière que celle qu'il avait
suivie lui-même. Aussi s'appliquait-il à développer en moi le
goût des lettres et, m'y trouvant quelques dispositions, il ne
cessait de m'encourager.
Il s'en fallut de peu cependant qu'un dissentiment n'éclatât
TOMB XXVI. — 1905. o
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66 HEVUE DE« DEUX MONDES.
entre lui et moi. J'avais fait mon deuil sans trop de peine de
rÉcole Polytechnique et de TÉcole de Saint-Cyr, mais je n'avais
pas fait mon deuil de Tuniforme. La veste et les aiguillettes
d'aepiraût de marine dont on m'avait affublé dans un bal cos-
tumé, la lecture de quelques voyages, et surtout celle du Ro^
binson Suisse^ m'inspirèrent tout à coup un désir immodéré de
naviguer. Je venais précisément d'obtenir un prix de géométrie,
et je me croyais de force à entrer du premier coup à l'École na^
vale. On avait beau me représenter que je n'avais jamais vu la
mer et qu'elle me réserverait peut-être de cruelles déceptions.
Je m'obstinais. Il devint nécessaire qu'à l'autorité paternelle
s'ajoutât l'influence persuasive et caressante d'une mère inquiète.
Je cédai aux instances maternelles. Le sort en était jeté, il fut
décidé que j'entrerais à l'École normale supérieure. Au fond, je
ne demandais pas mieux. L'École navale n'avait été qu'une vel*
léifé. Je prenais de plus en plus goût aux études littéraires dont
le charme m'était chaque jour révélé par mes entretiens avec
mon père. Sa connaissance approfondie des classiques, son admi-
rable mémoire lui fournissaient les argumens, les exemples, les
textes qui pouvaient produire la plus forte impression sur un
esprit bien préparé. Il savait par cœur plus de trente mille vers
latins et français. Il n'en abusait pas, mais un hémistiche de
Virgile, une citation d'Horace, de Racine ou de Corneille placés
à propos entretenaient chez moi, comme un besoin naturel et
impérieux, le sentiment du beau.
Cher pèrel je ne dirai jamais assez combien je lui dois,
quelles provisions inépuisables de science, de bon sens, de hau«
teur d'âme et de noblesse morale je trouvais en lui. Pas une pe-
titesse ni une banalité. Parisien jusqu'au bout des ongles par sa
naissance et par son éducation, il acceptait sans regrets la mo-
notonie un peu plate de la vie de province. Il ne s'étonnait ni
d'entendre souvent répéter les mêmes choses, ni de trouver quel-
quefois autour de lui des horizons bornés. Il lui suffisait pour
sa satisfaction de pouvoir s'évader par la pensée de ces milieux
restreints. Il en faisait nattre, ou il en saisissait Toccasion avec
une joie secrète. Chaque fois qu'il prenait la parole en public,
c'était pour exprimer une idée neuve, pour présenter un point
de vue original. La facilité avec laquelle s'accréditent les légendes,
la quantité de niaiseries qui se débitent dans le monde l'amu-
saient infiniment. Il éprouvait un malin plaisir à démontrer la
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HBPP
AU TEMPS PASSÉ. 67
fausseté ou l'eiifantillage des opinions courantes. Ses rares dis-
cours^ prononcés d'une voix superbe^ avec un <organe souple et
fort, étaient des événemens. Il y avait toujours dans ce qu'il
disait quelque chose d'inattendu. ^
Cette tournure d'esprit naturelle chez lui s'était fortifiée, pen-
dant qu'il professait en 1826 un cours de littérature anglaise à
l'Athénée de Paris. De sa familiarité avec les essayistes anglais
dont il avait été le premier traducteur, il lui restait un fonds
d'Atfmotir britannique. Gomme beaucoup d'auteurs et d'orateurs
d'outre-Manehe, il aimait à dire, non pas ce qu'on croyait qu'il
dirait, mais tout autre chose, à surprendre et à déconcerter le
publie. Dans la conversation, il était éblouissant par la variété
et par l'étendue de ses souvenirs. Je l'ai entendu tenir tète à
des généraux de l'Empire et leur apprendre "des détails inédits
sur leurs propres campagnes. Ses interlocuteurs ne connaissai^at
guère que les documeus français. Il avait sur eux lavantage de
contrôler par les récits des Anglais, des Italiens et des Espagnols,
nos doeumens officiels si souvent frelatés.
Gomme chez beaucoup d'Anglais, le sérieux de ses manières
cachait une disposition naturelle à la gai té. Dans certaines cir-
constances, personne ne riait de meilleur cceur, avec plus
d'abandon que lui. Pendant l'hiver, le dimanche soir était son
heure de récréation. Il recevait alors très simplement, mais très
cordialement, une trentaine de personnes de son intimité : pro-
fesseurs, magistrats, militaires avec leurs femmes et l^irs filles.
Il organisait alors un jeu auquel il prenait un plaisir extrême,
celui des charades dont il a parlé long?, dment dans un volume
piquant publié chez Hachette.
Une fois ma résolution prise de me présenter à l'École nor-
male supérieure, mon père n'hésita pas sur la marche à suivre.
Je venais d'avoir seize^ans et d'être treçu bachelier, après avoir
terminé toutes mes classes au i^ollège de Metz. L'enseignement
local ne pouvait plus me servir* à rien. J'en avais tiré tout ce
qu'il était possible d'en tirer. D'ailleurs, il était extrêmement
rare qu'un élève de province, quel que fût son 'mérite, pût être
reçu directement à l'École normale sans avoir passé par les col-
lèges de Paris/Il fut donc décidé que je redoublerais ma rhélo-
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68 REVUE DES DEUX MONDES.
rique dans la capitale. Je dis la rhétorique, parce que cette classe
était la seule qui préparât aux principales épreuves du concours.
Restait à choisir rétablissement où j'entrerais. Mon père, ayant
été élevé au collège Sainte-Barbe, pensa naturellement pour moi
à cette grande maison.
Le régime en était paternel. Le directeur, M. Labrouste et
le préfet des études, Texcellent M. Guérard, originaire de Metz,
comprenaient tous deux à merveille ce que l'internat pouvait
avoir de pénible pour des jeunes gens habitués à vivre dans leur
famille. Autant que le permettait le bon ordre de la maison, ib
adoucissaient la sévérité du règlement. Ce fut un moment dur
que coliii où je quittai la liberté de l'externat pour m'enfermer
entre les quatre murs d'une prison . Mais je dois dire à l'éloge de
mes maîtres qu'ils n'épargnèrent rien pour me rendre ce passage
moins sensible. Encouragemens, paroles bienveillantes dites à.
propos, sorties exceptionnelles accordées comme récompense,
chaque jour m'apportait une preuve de leur sollicitude. Dans la
mesure où ils le pouvaient, ils remplaçaient la famille absente.
Nous nous sentions doucement surveillés, soutenus, aimés par
eux. Ils éloignaient de nos esprits l'idée si cruelle de l'isolement.
Il n'y a rien de plus douloureux que le sentiment de la solitude
au milieu de la foule anonyme. Ils nous l'épargnaient à force
de bonne grâce et d'attentions délicates. Nos camarades s'inspi-
raient de leur exemple et sans doute aussi de leurs conseils.
Au lieu de faire des niches aux nouveaux, les anciens leur ten-
daient amicalement la main et les mettaient tout de suite à Taise
par la franchise de leur accueil. La pièce de Scribe avait rendu
célèbre la camaraderie de Sainte-Barbe. Je puis attester qu'elle
existait réellement et que nous en recueillions tous le bénéfice.
Les plus forts des Barbistes, et particulièrement les candidats
à l'Ecole normale, suivaient les cours du collège Louis-le-Grand.
J'ai refait là deux années de rhétorique dont j'avais le plus grand
besoin pour ne pas m'en faire accroire sur mes succès de pro-
vince et pour apprendre à me mesurer avec des concurrens beau-
coup plus redoutables que mes anciens camarades du collège
de Metz, avec les meilleurs élèves des collèges de Paris. La pre-
mière leçon qui me fut infligée me vint d'un professeur tout à
fait distingué, M. Rinn. Celui-ci, Tannée où j'entrai dans sa classe,
était chargé de la rhétorique française. Il nous donna pour com-
mencer un sujet de composition dont je ne me rappelle pas
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TfPP
AU TRMPS PASSÉ. 69
exactement le titre^ mais qui devait être une harangue militaire.
La classe comprenait une soixantaine d'élèves parmi lesquels
plusieurs ont marqué depuis : Frédéric Morin, philosophe origi-
naire de Lyon, un des adversaires les plus courageux et les
plus éloquens du second Empire; Emile Keller, qui a été long-
temps député du Haut-Rhin; J.-J. Weiss, Tillustre critique. Je
m'appliquai de mon mieux à faire parler le général qui haran-
guait ses soldats, et je le fis sans doute avec une certaine emphase.
Lorsque arriva le jour où le professeur distribue les places,
quelle ne fut pas ma surprise en entendant M. Rinn lire tout
haut ma composition ! C'était un homme du goût le plus sûr et le
plus fin, dans la vraie tradition française, que toute expression
exagérée, que toute boursouQure choquait comme une atteinte à
la simplicité forte de notre langue. Le pli ironique de sa bouche
donnait à sa critique quelque chose de mordant et d'incisif. A
mesure qu'il lisait chacune de mes phrases, sans m'avoir encore
nommé, je me sentais rougir, j'aurais voulu disparaître en pré-
voyant que j'allais servir de risée à mes camarades. Il continuait
imperturbablement, soulignant les fautes de goût, faisant res-
sortir l'impropriété et l'emphase des termes. Il y avait surtout
une expression qu'il releva bui le ton de la plus spirituelle
ironie. J'avais eu la malencontreuse idée de parler dans ma ha-
rangue du casque des combats. Au milieu de l'hilarité générale,
M. Rinn demanda ce que cela voulait dire, si les soldats qui al-
laient se battre, après avoir été harangués par leur chef pouvaient
mettre sur leur tète un autre casque que celui des combats. Je
crois même qu'il fit une allusion moqueuse au casque des pom-
piers.
J'attendais à ma place la fin de ce supplice, convaincu qu'au
moment où mon nom serait prononcé, les regards de tous mes
camarades allaient se porter sur moi pour se moquer de ma
mésaventure. Heureusement, la fin du discours apporta quelque
adoucissement à mon sort et chatouilla môme agréablement mon
amour-propre. « Vous voyez combien cette composition est
mauvaise, conclut le professeur; je vous en ai signalé tous les
défauts, et cependant elle est encore moins mauvaise que les
autres, car je n'hésite pas à lui donner le premier rang. » La
sévérité de M. Rinn me rendit ce jour-là le plus grand des ser-
vices. Je n avais pas besoin d'être excité, je l'avais été au plus
haut point par mon professeur de Metz, M. Gelle, qui nous in-
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70 REVUE'-DES DEUX MONDES.
spirait le feu sacré, qui ne nous parlait jamais de la littérature
qu'avec enthousiasme. J'avais 1ï)esoin de sortir de cette ^atmo-
sphère un peu échauffée, surtout d'un milieu trop» indulgent/
pour voir clair en moi-même, pour apprendre à me contenir, à
me modérer, & développer en moi le sens critique qui me man-
quait absolument.
M. Rinn est le seul professeur du collège Louis-le-Grand qui
m'ait laissé une impression très forte. M. Lemaire atné professait
avec une correction parfaite, if expliquait et commentait (es
textes à merveille. M. Durand avait de la bonté et s'intéressait i
ses élèves. Mais ni Tun ni l'autre n'exerçaient la même autorité,
le même ascendant sur^ tes esprits. L'enseignement que nous
donnait le collège était cpm piété à Sainte-Barbe par des confé-
rences dont j'ai conservé le meilleur souvenir. Nous avions pour
conférencier un professeur exquis, Eugène Despois, nature fine
et délicate, d'une haute élévation morale, qui s'est tant honoré
plus tard par sa résistance au coup d'État. Il ne prévoyait rien
alors des malheurs de l'avenir. Il ne s'occupait que de lettres, il
les aimait profondément, il en pénétrait toutes les beautés et il
nous faisait partager le goût qu'il éprouvait pour elles.
Après mes deux années de rhétorique, je me présentai &
l'École normale supérieure où j'eus la bonne fortune d'être reçu.
La jeunesse d'aujourdliui,*habituéeà tous les soins de l'hygiène
et même du confortable, ne se doute guère du dénûment dans
lequel vivaient, il y a soixante ans, les élèves des grandes écoles
de l'État. Nous habitions, rue Saint-Jacques, une annexe de Louis-
le-Grand où la vie du collège semblait se prolonger pour nous:
un loDg dortoir où couchaient pêle-mêle des élèves de la section
des lettres et de la section des sciences; une grande étude où
travaillaient la première et la seconde année ; un réfectoire com-
mun, une cour plantée d'arbres et fermée par un mur très élevé ;
des vêtemens, pantalons, gilets, redingotes, du drap le plus
grossier. On se serait cru dans un des plus pauvres établisseihen.
d'enseignement secondaire. Heureusement, au bout de dix-huit
mois, ma promotion bénéficia du nouveau régime. On nous
installa dans les bâtimens neufs de la rue d'Ulm qui nous firent
l'effet d^un palais en comparaison dé ceux que nous quittions.
Le local de la rue Saint-Jacques, mal entretenu depuis qu'on
était décidé â en changer, sombre, noir, couvert d'une couche
de poussière et de saleté, nous aurait paru lugubfô et nôiis
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pppww^^w
AU TEMPS PASSÉ. 7i
aurait portés aux idées tristes si nous [n'avions eu comme com-
pensation le ressort merveilleux de la jeunesse, la joie d'avoir
atteint le but désiré et la nécessité du travail. Nous n'étions pas
k l'École pour nous reposer. Deux examens nous guettaient : la
licence au bout de la preniière année, l'agrégation au bout de la
troisième. On ne jouissait réellement d'une certaine liberté
d'esprit et d'une certaine indépendance de travail que pendant
la seconde année, parce que cette année-là était la seule où l'on
n'eût pas d'examen à passer. La première année avait au con-
traire pour nous une importance capitale. Non seulement il
s'agissait de réussir à la licence, mais d'être classé dans la section
de son cboix, lettres, philosophie, histoire, grammaire. Il fallait
donc commencer par un coup de collier.
Les conférences auxquelles nous assistions n'exigeaient plus,
comme les classes du collège, des rédactions ou des devoirs régu-
liers. Avec une grande largeur d'esprit nos maîtres nous
laissaient à cet égard toute latitude. Ils indiquaient une direction.
C'était à nous de la suivre strictement ou de la modifier en toute
indépendance. Quoiqu'ils fussent très différens les uns des
autres, ils s'entendaient sur un point : ne pas nous gêner dans le
choix de nos études, ne nous demander que du travail. Ce mul-
tiple enseignement nous était donné par des hommes d'un rare
mérite : Wallon, la solidité même; Jacquinet, la délicatesse, la
finesse et la subtilité du goût; Gibon, la connaissance appro-
fondie de la grammaire latine; Havet, la fermeté- et la force de
l'esprit; Jules Simon, la parole la plus abondante et la plus
insinuante^ l'aisance, la grâce et le charme dans les matières les
plus abstraites. Il faut cependant que je l'avoue : aucun de ces
maîtres éminens, sans doute parce que nous ne les voyions
qu'une fois par semaine au lieu de les voir tous les jours, n'a
exercé sur moi la même influence que mes professeurs de rhéto-
rique. C'est à ceux-ci que je dois le pli de mon esprit.
J'ai beaucoup gagné aussi au contact de mes camarades,
hélas I presque tous disparus, mais dont les physionomies restent
si vivantes au fond de mon souvenir. Gandar, mon compatriote,
grand remuent d'idées, qui a écrit un beau livre et qui en aurait
écrit plusieurs si la mort ne l'avait interrompu trop tôt; Jules
Girard, esprit si fin et si juste, l'homme de notre temps qui aie
mieux connu la Grèce antique, le plus athénien des habitaus de
Paris; Beulé, âme d'artiste, désigné par ses dons naturels pour
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72 BEVUE DEwS DEUX MONDES.
devenir un jour secrétaire perpétuel de TAcadémie des Beaux-
Arts ;Caro, le plus élégant et le plus séduisant des philosophes;
Eugène Manuel, poète tendre et délicat, dont la fortune n'a pas
égalé le mérite; Challemel-Lacour, aussi éloquent à TÉcole dans
les controverses de philosophie qu'il le parut plus tard dans les
assemblées politiques; Weiss et Assolant, tous deux si spirituels;
Pasteur enfin, dont personne ne soupçonnait alors les grandes
destinées, mais dont nous admirious tous l'application au tra-
vail, la persévérance, la volonté. La presse parle souvent de la
grande promotion de 1848, sans doute parce qu'elle comprenait
avec Taine trois des maîtres du journalisme : Sarcey, About,
Prévost-Paradol. Je suis quelquefois tenté de réclamer une part
d'attention pour les promotions antérieures, sans parler des
vivans, avec l'unique ambition de défendre la mémoire des
mortâ.
Gomme les peuples heureux, nous n'avions pas d'histoire.
Nous préparions consciencieusement nos exaMens, nous échan-
gions nos idées philosophiques et littéraires. Nos esprits se for-
maient et mûrissaient dans des entretiens amicaux, dans des
luttes de parole auxquelles prenaient part volontiers les plus
hardis de nos camarades. Notre émulation ne nous mettait guère
aux prises que dans le monde de la pensée. Et cependant, au fond
de notre cloitre laïque, nous ne pouvions échapper complètement
aux agitations politiques de nos contemporains. Le bruit de la
lutte pénétrait jusqu'à nous. La Presse d'Emile de Girardin, les
Girondins de Lamartine que nous lisions assidûment, faisaient
entrevoir la tempête prochaine. Elle éclata dans les journées de
Février plus rapidement et plus violemment qu'on ne le croyait.
L'École normale fut alors entraînée par la force des choses dans
une action politique imprévue dont elle se tira à son honneur et
que j'ai racontée ici même il y a quelques années.
A. Méziêrbs.
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s=»
A TRAVERS LA ROUMANIE
11(1)
JUIFS ET PAYSANS
« Quand partez-vous pour la Moldavie? — Demain. —
Vous allez y étudier la question juive? » Mon interlocuteur
est un sénateur moldave très antisémite, et qui afferme ses
propriétés à un Juif. Je lui réponds : « A Dieu ne plaise I Étu-
dier la question juive, cher monsieur, vous n'y pensez pas! En-
core si j'appartenais à l'Académie des Sciences morales et poli-
tiques, on excuserait ma témérité en faveur de ma compétence.
Mais, simple voyageur, il ne me convient pas de trancher de
l'économiste ou du philosophe. — Mais, puisque vous allez
en Moldavie, vous étudierez la question juive. — Pas plus que
je ne l'ai fait lorsque j'ai parcouru la Valachie. — Ce n'est
pas la même chose! Des 68000 Israélites établis en Valachie,
43000 résident à Bucarest, où ils se fondent dans la population
commerçante. L'artisan et le paysan des campagnes valaques
ont résisté jusqu'ici à l'invasion. Mais, sur les 360000 habitans
des villes moldaves, nous comptons 140000 Juifs, et les bourgs
en sont remplis. — Bon : je Aisiterai vos couvens. Votre ami,
M. Vasesco, qui est le plus sympathique des hommes et le plus
hospitalier, m'a invité dans ses propriétés du Nord. — Il vous
entretiendra des Juifs. — Il m'a prévenu que quiconque pro-
nonçait ce nom sous son toit était mis à l'amende. — Preuve
(1) Voyez la Revue du 15 février.
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74 iiEVUE DES DEUX MOWDES.
qu'on y pense beaucoup. Et après? — Après, j'irai voir M. Carp,
s'il consent à me recevoir. — Carp! Le pauvre! Il vous pro-
testera que les Juifs sont de petits agneaux. Et après? — Je des-
cendrai jusqu'aux embouchures du Danube, aux steppes de la
Dobrodja, où je trouverai des Turcs, des Bulgares, des Alle-
mands, des Grecs, des Lippovans, des Arméniens, des Tatars...
— Et des Juifs ! Et qu'écrirez- vous, je vous prie, de la Moldavie?
Qu'elle est peuplée de Tatars ? -tt Je ne serais pas le premier à
le dire : vous avez des gens qui prétendent que beaucoup de vos
Juifs sont d'anciennes tribus ta tares converties à la loi mosaïque.
— On calomnie les Tatars... Croyez-m'en, allez en Moldavie et
racontez bonnement ce que vous y aurez vu. Vous ne ferez ni
économie politique, ni polémique, ni philosophie. Vous risquerez
de mécontenter tout le monde, mais on vous en voudrait peut-
être davantage de ne mécontenter personne... »
I. — SYNAGOGUES ET HÔPITAL
J'arrivai un samedi matin à Neamtsu, petite ville de huit
mille âmes. Les samedis moldaves ressemblent aux dimanches
anglais. La ville mal bâtie, qui commence comme un hamdau et
finit comme une bourgade, était livrée au soleil, aux mouches et
à la poussière. Sur la place du marché, deux Roumains se pro-
menaient mélancoliquement autour d'une pile de melons. Les
échoppes étaient fermées ; les épiceries et les boucheries étaient
fermées; des cabarets môme étaient fermés. Les chiens désœuvrés
venaient renifler aux interstices des volets clos. Mais des diffé-
rens points de la ville, on entendait, à brusques intervalles, des
explosions de cris sauvages. Les douze synagogues célébraient le
sabbat.
Je n'ai rien vu au premier abord de plus repoussant que ces
synagogues, rien qui réponde moins à Tidée que je me forme
d'un cuite religieux; non, rien, pas môme dans les affreux greniers
des pagodes chinoises. Représentez-vous une vieille salle d'école
mal aérée, jamais balayée, empestée d'ail, pleine de gens assis
ou debout, le chapeau enfoncé jusqu'aux oreilles, quelques-uns
ayant jeté sur leiv* tôte et leurs épaules un morceau de tapis
rayé, luisant de graisse. Le rabbin, devant son pupitre, leur
tourne le dos et lit à haute voix, pendant qu'ils causent, dis-
cutent, se déplacent, semblent traiter leurs affaires. Et soudain,
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À TRAVERS LA ROUMANUB. 7S
an moment où la voix du rabbin, qui s'entendait à peine, ne s'en-
tend pluB, tous ces gens éclatent en hurlemens et en vociféra-
tions. Ils passent du brouhaha au charivari. Et je confesse que
cette façon de louer Dieu m'a profondément étonné.
Mai» la scène prit bientôt à mes yeux une sorte d'intérêt dra-
matique. Ce n'était pas une simple assemblée de fidèles qui /our-
millait dans cette masure : c'était une armée en marche. Ce
prêtre, ^icapuchonné d'un voile brillant, la tête en arrière, la
barbe presque horizontale, drapé de blanc comme l'Arabe dans
son burnous, avait l'air, tout immol)ile qu'il fût, de marcher h la
conquête d'une terre promise. Derrière lui, la foule arrêtée un
instant, pour établir ses comptes et supputer ses gains, repartait
sur des clameurs de guerre.
Les vieillards de la tribu, ceux qui gardent la longue lévite
et qui portent encore les boucles de cheveux ondulées tombant
jusqu'au menton, occupaient une autre synagogue, toute pe*
tite, rayonnée de casiers en bois blanc et d'in-folio déchiquetés
Ils ne -criaient ni ne chantaient; mais, penchés sur une table
où s'étfidait leur barbe grise, ces docteurs de la cabale feuille-
taient des grimoires que les rats avaient rongés et semblaient
y déchifirer les destinées de leur peuple.
Toutes ces synagogues avaient l'air de baraquemens dressés
à ia hâte; et le soleil jet le vaste silence faisaient autour d'elle^
l'immensité du désert.
Des huit mille habitans de Neamtsu, environ fa*ois mille cinq
cents sont Israélites : assez faible proportion pour une ville mol-
dave. Je ne sais Picore s'ils sont persécutés, mais j'affirme qu'on
ne les réduit pas à prier dans des catacombes.
Pendant que le vacarme continuait, nous allâmes visiter
l'hôpital. C'est le seul monument de la ville, et elle le doit aux
religieux d'un grand monastère du voisinage. — « Âvez-vous du
coeur au v^itre? me dit le médecin, un de ces médecins à la
forte earrure qui ne marchandent pas aux malades le cordial de
leur belle humeur. Voulez-vous m'accompagner dans ma visite?
Vous y verrez en raccourci toutes les misères de nos campagnes. )i
— Je le suivis. L'hôpital ne dispose que de cinquante lits. Sur
cent malheureux qui s'y présentent, on en prend deux ou trois.
Ces élus sont souvent des désespérés. Ils viennent y mourir de
Tinfection qui grandit dans leurs villages et que leur apporta
l'invasion des armées étrangères. Mais ce qui me remplit d'hor-
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76 BEVUE DES DEUX MONDES.
reur et de pitié^ ce fut le spectacle d'une salle de peliagreux.
Cette terrible maladie des campagnes roumaines et surtout
moldaves frappe indifféremment lïiomme, le vieillard ou l'ado-
lescent. Elle se tieot embusquée sous le toit pourri des chau-
mières; elle égrène de ses doigts empoisonnés le maïs des
années mauvaises; elle guette le paysan à la sortie des auberges.
Avant de le terrasser, elle se fait souvent sa compagne et marche
des années et des années dans son ombre. Elle n'est pas pressée;
elle est même paresseuse. Son premier contact laisse de petiteô
gerçures, et d'avoir mordillé la peau lui suffit. L'automne vient :
elle se repose. L'hiver, elle dort. Toute la famille est là, tassée
autour du poêle en terre. La pellagre dort sur le lit des parens
ou des enfans, et ne gène personne. Cependant le jeune homme
est pris, sans cause apparente, d'un vertige de lassitude qui lui
décolore la vie. La mère regarde ses petits et, le cœur vide, se
fient très loin d'eux. Le vieux qui remâchait ses souvenirs s'aper-
Coit Qu'ils ont perdu leur saveur. Les yeux ne se touraent plus
vers l'horizon pour y épier les indices du printemps : ils s'atta-
chent obstinément au sol noir de la chaumière, comme si tout
l'avenir y germait. Cela ne dure pas. On secoue ce malaise. On
se dit : « C'est la faute de la bise que nous envoie la Russie. »
La Russie est innocente : le souffle de la pellagre endormie s'est
un instant mêlé à leurs haleines. Et quand le printemps sourit,
elle se réveille. Elle s'étire aux premiers bourgeons. Le paysan
la trouve derrière ses bœufs, et ses sandales lui pèsent comme des
souliers de plomb. De jour en jour plus morne et plus hébété,
il porte en lui une effrayante solitude où se lève le fantôme du
suicide. Ses regards sont immobiles et ternes. Ses lèvres ne se
desserrent qu'à la rencontre du verre d'eau-de-vie. Et l'ivresse ne
le détache pas de son silence. Le maïs dont il fait presque sa seule
nourriture, — le malheureux se réserve d'ordinaire son plus
mauvais maïs et vend le meilleur, — l'abus de lalcool, l'obser-
vance de tous les jeûnes, l'ignorance de l'hygiène, l'acheminent
à cette salle d'hôpital où j'ai vu des femmes, des hommes, un
enfant, la prunelle fixe, les lèvres soudées, plus rigides que des
morts, le drap relevé jusqu'au menton et comme hallucinés par
sa blancheur de suaire. J'ai visité des maisons de fous, et je n'ai
pas souvenance d'avoir surpris si visiblement dans les yeux de
l'homme l'idée de sa propre destruction.
— Tenez, me dit le médecin en continuant sa promenade.
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ppyj^u ^11
A TRAVERS LA ROUMANir:. 77
VOUS pourrez dire que nous soignons les Juifs et gratis. Il n^est
pas inutile de l'observer, puisqu'on nous traite de persécuteurs.
Voici une vieille Juive qui a le corps perclus de rhumatismes.
Je lui demandai si la population Israélite souffrait aussi de
la pellagre. — « Non, me répondit-il, l'Israélite a bien plus
d'hygiène que le paysan roumain, et ime alimentation beaucoup
plus saine. Il mange de la viande et ne boit pas Qu'un de ses
enfani3 tombe malade, le Juif court chercher le médecin et dé-
pense, s'il le faut, jusqu'à ses dernières économies. C'est une des
raisons qui vous expliquent que l'accroissement des Juifs en
Moldavie, depuis 1850, est d'environ cent pour cent, tandis que
celui des Moldaves ne dépasse pas soixante. Et nos paysans n'ont
pourtant à payer ni le docteur ni les remèdes! Il est vrai que
nous ne sommes pas assez nombreux, mais ils ne songent guère
à s'en plaindre. Ils font si bon ménage avec la maladie qu'ils ont
toujours peur de la contrarier. »
C'était l'heure de la consultation. Son antichambre se rem-
plissait de détresse et d'angoisse. — « Ah ! me dit-il, ceux-là n'en
peuvent plus. Et je vais être obligé de les repousser ! Je n'ai
qu'un lit de disponible. Quelle misère 1 »
Il me serra la main, et, d'un air de tristesse qu'il n'avait pas
auxhevet de ses malades, il entra dans son cabinet.
IT. — UN BACHELIER DE MOLDAVIE
Je quittai à regret le sous -préfet de Neamtsu et sa charmante
femme, directrice de l'École, qui m'avaient si gracieusement
accueilli dans leur petite maison tapissée de fleurs ; et, recom-
mandé à leur collègue de Piatra, je partis en voiture pour le
chef-lieu du district. Le hasard me donna comme compagnon
de route le fils d'un pope, un gros étudiant campagnard dont la
conversation me divertit extrêmement. Avec cette douce familia-
rité qui est un des attraits de la vie roumaine, il me mit la main
sur le bras et me dit : « Connaissez-vous M. Jaurès? En voilà
un homme que j'aime! Et M. Guesde? Et M. Combes? Oh!
M. Combes! je l'aime encore plus. Quels hommes! Êtes-vous
heureux en France de les avoir! — Vous n'en avez pas idée,
lui dis-je. Mais il me semble que vous êtes socialiste. » Il m'ex-
pliqua que, s'il ne l'était pas encore, il avait bonne espérance de
le devenir.
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78 REVUE ÔES DEUX MOWOES.
Là-deissûs, nous rencontrâmes une division d'artillerie ^foi
s'en allait aux mancenvres^ et notre voiture dut se ranger sur le
bord dn fossé. Des officiers défilaient an pas dans un nuage de
poussière^ et je les entendais qui causaient en français : n Bon !
s'écria mon étudiant, ces gens-là ne se dépécheront pas ! Ça leur
est bien égal que nous avalions leur poussière. Et regardes les
pauvres hères 'perchés sur leurs caissons! Est-ce une vie dt
traîner ainsi du bronze sur les routes? — Vous ne me paraissez
pas, lui dis-je, apprécier les institutions militaires. — Moi, fit-d
énerfçtquement, je suis antimilitariste : c'est pourquoi j*aime
tant ie socialisme.- j>
• L'inâime poussière des officiers et du train des équipages
nous ayant desséché la gorge, je lui proposai de descendre à une
auberge qui se dressait, solitaire, A mi-chemin de Piatra. Elle
était relativement propre. L'aubergiste, un Juif, nous ouvrit sa
chambre, une petite pièce décorée de tapisseries comme les
pièces roumaines et nous servit cet alcool de mais qu*on nomme
la souikay et dont s^enivrent les paysans. Je n'y eus pas goûté
que j^s la bouche emportée dNaine acre brûlure. « Ce n'est pas
de l'eau-de-vie, m'écriai-je, c'est du poison 1 » Mon étudiant qui
avait lampe son verre faisdt la grimace. « Elle est un peu rude,
dit-il; mais les payons la préfèrent ainsi. Notre cocher en est k
son troisième verre et s'en lèche les moustaches. » Il me souvint
d'avoir lu dans ud rapport de M. Ernest Desjardins paru en 1867
sur les Juifs de Moldavie que l'eau-de-vie vendue aux paysans mol-
daves étût frelatée de vitriol. Et ma petite expérience me persua-
dait que depuis quarante ans la fabrication n'en avait pas changé.
La porte de l'auberge s^entre-bàilla et une paysanne se glissa
vers le comptoir où elle posa un pani^. Le cabaretier, qui
s'était approché sans mot dire, l'ouvrit et y prit délicatement
une douzaine d'œufs et une bouteille vide. Je le vis soupeser les
ceufS) les flairer^ l«s observa à la lumière, puis les placer un à
un dans une caisse où d'autres <Bufs étaient déjà rangés. La
femme silencieuse suivait ses gestes. Il revint au comptoir, versa
daifô la bouteille quatre mesures d^eau-de-vîe, s'aperçut qu'il
s'était trompé, ^à retira la valeur d'un petit verre, et la rendit
enfin à la femme qui balbutia un remerciement et s'esquiva. Son
mari devait être absent : elle en profitait pour liquider ses esufe.
La pensée de Tigiioble mélange qu'elle emportait dans son
panier me soulevait le cœur. .
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A TRAVERS LA ROUMANIE. 79
— A qui la faute? me dit mon étudiant. Croyez-vous que
les cabaretiers roumains se privent d'en débiter? On accuse tou«
jours les Juifs de la misère des paysans : ce n'est pas juste. Ils
leur vendent de mauvaises drogues, mais ils n'ont pas les moyens
de leur en vendre de bonnes. Je ne vois pas pourquoi je ne les
aimerais pas. Ils ont deux jambes, deux bras, un cœur et une
tète comme nous. Ne faut-il pas qu'ils vivent? Vivent les Juifs
et vivent les socialistes ! — Qui donc, lui dis-je en riant, déplo-
rait que la jeunesse de votre pays fût désenchantée ? Vous avez
de généreux enthousiasmes. — J'en ai d'autres encore, flt*-il
avec un coup d'œil malin. » Mais je ne jugeai pas à propos de
le pousser sur ses plus secrètes ferveurs...
m. — DANS UNE CONnSBRIB DE MATRA
C'est à Piatra, dans cette jolie ville peinte au creux des mon-
tagnes, que j'eus la plus forte impression peut-être de l'étrange
état social des cités moldaves. Le mèine spectacle m'y apparais-
sait que dans les villes cynghalaises, cochinchinoises ou de l'ar-
chipel des Philippines : d'un côté, une population indigène qui
conserve ses usages, ses rites, son esprit, ses dieux ; de l'autre,
une société de conquérans et de colons qui se contente de gou-
verner et d'exploiter le travail des indigènes. Mais ici, quelle
diCTérence ! Ce sont les indigènes qui gouvernent et les colons
qui forment le gros de la population, il semblerait que cette
terre appartint aux Juifs et fût conquise par les Roumains. Elle
appartient aux Roumains et elle est accaparée par les Juifs.
Les conquérans qui d'ordinaire imposent leurs lois aux premiers
babitans du sol subissent ici les lois de ces premiers habitans.
Ils sont le nombre, ils sont la force, ils possèdent presque tout,
sauf le droit de tout posséder. Les parias ont une patrie : ils n'en
ont pas. Les étrangers se réclament d'un ministre ou d'un consul:
ils n'ont ni consul ni ministre. Aucun drapeau ne les couvre. Ils
vivent en marge des nations. Et cependant on les devine très
assurés de leur puissance et très délibérés dans leur allure. Il se
pourrait que ce fussent les citoyens de l'Europe.
La ville de Piatra reçoit une éternelle gaité de son impé-
tueuse et charmante Bistritza qui descend des montagnes en ga-
lopant sur les pierres. Toute la saison, des radeaux de bois en
descendent avec elle. Ils courent sur l'écume des vagues, rasent
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
les écueils, et^ sous la main de leurs flotteurs, se jouent des rocs
et des rapides. Ce sont les jeux du cœur de Tété. Piatra entend
leurs rires. Là-haut, dans ces montagnes bleues, la race est plus
saine, l'homme plus énergique ; les femmes savent encore se
parer des beaux costumes d'autrefois. Et, comme les villes ont
souvent l'âme de leurs rivières, Piatra aime les secousses du
plaisir et les rêves légers qu'emporte la vie.
Mais, le samedi soir, Piatra est morose, ou, pour mieux dire,
Piatra a la physionomie de ces masques dont tout un côté sourit
et dont l'autre se renfrogne. Ce n'est pas que les magasins soient
fermés, puisqu'on a fait ses provisions la veille et que d'ailleurs,
à la tombée de la nuit, le sabbat terminé, quelques boutiques
allument, et qu'enfin les cafés et les confiseries restent ouverts.
Ce n'est pas non plus que les musiques se taisent, car dans le
délicieux petit jardin public, que la Bistritza éclaire à l'électif-
cité, l'orchestre des tsiganes mène un glorieux tapage. Mais le
Piatra roumain s'estime engagé d'honneur à quitter le trottoir
au Piatra israélite et à lui abandonner le concert. Et le Piatra
Israélite n'a pas l'air de sentir le moins du monde l'excès de dé-
licatesse du Piatra roumain. Point de souquenilles ni de sor-
dides lévites ; rien de « ces sacs de cuir noir roulés dans l'huile
et le cambouis, » comme un voyageur définissait autrefois les
Juifs moldaves : une société pimpante, des toilettes claires, les
hommes très corrects, les femmes très coquettes, une multitude
de jeunes filles qui réalisent l'expression roumaine « que leur
corps a été passé par un anneau » et dont les yeux en amande
justifient la présence de quelques officiers égarés en ce monde
sémite. C'est pour lui que les tables sont dressées devant le
kiosque illuminé; pour lui, que les tsiganes tirent de leurs vio-
lons des sons qu'ils semblent arracher de leur âme.
Je suis absorbé dans une allée sombre par deux promeneurs
qui rôdent autour de la fête d'un air aussi lamentable que deux
pêcheurs à la ligne autour de leur place indûment occupée. Ils
me connaissent de ouï-dire et sont heureux d'avoir un étranger
témoin de leur infortune : « Vous le voyez, gémit l'un ; ils nous
ont pris nos chaises, nos tables... Nous ne pouvons même pas
boire un bock le samedi soir, en écoutant la musique ! Tout est à
eux, tout. — Ce n'est encore rien, dit l'autre : mais ils m'ont pris
mon nom ! — Ils vous ont pris votre nom ? — Eh ! n'ont-ils pas
i'habitude de changer leur nom allemand en nom roumain? Je
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A TRAVERS LA ROUMANIE. 81
m'appelle Cheresco : un certain Grumfeld a jugé bon de s'appeler
Gheresco, lui aussi. Je le poursuis. Il fait observer au tribunal
qu'il écrit Chedesco. Le tribunal lui donne raison et le coquin
s'empresse de reprendre mon r sur ses cartes. Et tous les ans la
Roumanie s'enrichit d'un nouveau petit Cheresco. Entendez-
vous ce mon-eux qui piaille ? Ça doit en être un ! »
On proposa de se réfugier à la confiserie, et, là, d'autres vic-
times du sabbat rejoignirent notre groupe. Un propriétaire des
environs disait : — Les Juifs sont paresseux : l'an dernier, pen-
dant qu'on battait le blé dans ma ferme, des émigrans juifs qui
mouraient de faim arrivèrent'. Je les embauchai, et, quand ils
eurent mangé, je les mis à la besogne. Deux heures après, ils
se plaignirent que l'ouvrage était trop dur et me tirèrent leur
révérence. — Oui, fit un médecin, je les crois incapables d'un
long effort^ physique. Et leur faiblesse musculaire les rend plus
dangereux encore dans un pays agricole qui manque d'agricul-
teurs. Au lieu de labourer la terre, ils vivent sur ceux qui la labou-
rent.— Mais aussi, reprit le propriétaire, nos paysans sont des
enfans imbéciles. Il leur faut des tuteurs qui les forcent d'assoler,
de planter, d'enfoncer la charrue dans un sol qu'ils se contentent
d'égratigner... — Et surtout, interrompit le médecin, de semer
un autre maïs que ce maïs de rebut qui leur altère le sang. —
— L'Administration s'en désintéresse ! dit un jeune homme. —
Je vous demande pardon, répondit un fonctionnaire de la pré^
fecture : l'Administration plante des arbres le long des routes ;
mais les paysans les coupent pour s'en faire des bâtons. — Ils
ont bien besoin de bâtons ! s'écria le jeune homme. Comprenez
vous qu'ils rossent quelquefois le notaire, le percepteur, qu'ils
rossent leurs femmes, qu'ils se rossent eux-mêmes et qu'ils ne
rossent jamais le Juif ! — Je ne sais pas, dit un vieux petit mon-
sieur adonné aux sciences occultes, je ne sais.pas si l'on ne pour-
rait expliquer Tindififérence de nos paysans à l'égard de ceux qui
les volent par une espèce de possession magique. Ce sont des
gens envoûtés. Le Juif leur jette des sorts et particulièrement à
leurs femmes. — Bah ! s'écria le médecin, c'est l'eau-de-vie la
grande sorcière!
— Messieurs, dit un ingénieur, permettez-moi de vous
conter une histoire. L'année dernière, je gagnais Vaslui, et j'en
étais encoreà deux bonnes lieues, lorsque, à la porte d'un village,
mon cheval s'abattit et mon essieu se cassa. La bête était fourbue ;
TOME XXVI. — 1005. 6
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82 RJEVUE DES DEUX MONDES.
la voiture exigeait une longue réparation, et je devais à tout prix
arriver avant la nuit noire. J'avisai une assez belle ferme et je
demandai au paysan de me conduire à la ville. Il prétexta que
son cheval avait mal au pied, et toutes mes insistances, voire
Tappàt d'une pièce de cinq francs, ne purent vaincre son refus.
Le crépuscule tombait. Que devenir dan» ce village avec mon
cheval hors de service et mon essieu rompu 7 J'entrai chez le
Juif. Son auberge était la seule maison ouverte, la seule où je
fusse assuré d'un bon accueil. Je n'y étais pas assis que, s'avan-
çant et me saluant jusqu'à terre, le gaillard me dit : « Votre
Seigneurie est bien ennuyée. Votre Seigneurie voudrait arriver
à la ville avant la nuit noire. Votre Seigneurie est ingénieur, et
ses chefs attendent Votre Seigneurie. » Je ne m'étonnai point
qu'il sût aussi bien que moi qui j'étais, où j'allais et pourquoi j'y
allais. Autant vaudrait s'étonner que le Pruth se jetât dans le
Dianube 1 Tant qu'il y aura un voyageur et un Juif sous le ciel,
le Juif connaîtra le nom, l'&gOy ^^ fonctions, la provenance,
l'itinéraire et le but du voyageur. C'est une loi de la nature
encore mal expliquée, mais admirablement observée. Je lui ré«
pondis donc: « En effet, Ma Seigneurie est désolée. Gomme tu
l'as dit, mes chefs m'attendent, et je ne trouve ni cheval ni voi-
ture. » Il sourit doucement, a S'il plaît à Votre Seigneurie que
j'en fasse mon affaire, dans une heure d'ici Votre Seigneurie sera
à la ville. — Soit. Combien ? — Ce sera quatre francs pour Votre
Seigneurie. » Il s'éclipsa, et, dix minutes après, je n'en crus pas
mes oreilles, quand un bruit de voiture s'arrêta devant l'auberge.
En dix minutes, il avait décidé un paysan, et le paysan avait
attelé I C'était prodigieux, et je ne fus pas éloigné de penser que
mon Juif était sorcier, qu'il avait prévu mon accident et tenu
prête une carriole. Mais ma surprise se changea en stupeur,
lorsque je reconnus dans l'homme qui conduisait ta voiture le
même paysan qui m'avait si obstinément refusé, et dont le cheval
prétendu boiteux se mit à trotter allègrement.
— Voilà une preuve de fascination, interrompit le petit
monsieur en hochant la tête.
— Ne vous hâtez pas de conclure, poursuivit l'ingénieur.
Quand nous fûmes hors du village, je demandai au paysan qui
se taisait : « Combien le Juif te donne-t-il pour me mener à
Vaslui? — Trois francs, répondit-il. — Tues donc fou 1 m'écriai-
je. Je t'en offrais cinq. Voyons, explique-toi. » Et il s'expliqua
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pWjiipif,
A TRAVERS LA aOUMAXIS. 83
très simplement : °« Je ne vous dois rien, à vous, me dit-il. Pour-
quoi me serais-je dérangé, puisque j'avais de la besogne au
logis ? Mais je connais le Juif ; je le connais depuis dix ans. Je
ae pourrais pas vivre, s'il n'était là. Quand maTécolte est mau-
vaise, il me prête de l'argent Quand un da mes enfans meurt,
c'est lui qui m'aide à payer les fraÎB d'enterrement. Il comprend ia
vie. Il nous procure to«t ce dont nous avons besoin. Ce nW pas
un méchant homme. Et Ton est hien obligé de iaire quelque
choee pour lui. » Je n'avais rien à objecter; je gardai le silence.
— Comment I s'écria le jeune homme. Je lui aurais dit,
moi, que cet usurier juif abusait de sa candeur et le pillait effron-
tém^it. — A quoi bont reprit l'ingénieur. Êtes-vous sAr qu'un
autre aubergiste montrerait ^us de scrupules et «autant •d'obli^
geance? — Il serait Roumain comme nous, répliqua le proprié^
taire. — Je conviens que cela vaudrait infinim^oit mieux, dit
l'ingénieur. Mais de quel droit reprocherais-je au paysan de
s'abandonner au Juif, quand je lui donne l'exemple de la mdme
confiance ou du même aveuglement ? Les liuit mille Juifs de
Piatra, que font-ils, sinon de nous servir et, quelquefois aussi,
de nous aider k payer nos frais d'enterrement? Pouvez-vous
affirmer que ce que vous buvez en ce moment n'ait pas été brassé
par un Juif ? Que le verre, où vous le buvez, n'ait pas été fabriqué
par un Juif? Que le costume que vous portez n'ait pas été coupé par
un Juif, et que cette pièce d'argent, dont vous me permettrez
de régler nos consommations, ne soit pas «ortie d'une banque
juive? — Alors, s'écria le jeune homnîe, nous devons nous dé-
clarer vaincus et nous laisser anéantir? — Prenez modèle sur
moi, dit le propriétaire : je n'achète jamais rien chez un Juif. —
Dieu sait ce qu'il vous en colite ! répliqua le médecin. Votre
femme et vous, vous êtes toujours par monts et par vaux. —
Jeune homme, reprit l'ingénieur dont la barbe grisonnait, si
j'avais votre flge, je ne me ferais ni ingénieur, ni avocat, ni con-
seiller de préfecture; ni chef de bureau, ni journaliste : j'achète-
rais une épicerie et je ne désespérerais ^ de l'avenir. — Vous
êtes tous ensorcelés, prononça le vieux petit monsieur.
En rentrant, nous vîmes sur notre chemin une grande maison
éclairée a ^tomo et, par les fenêtres ouvertes, des couples tourner
aux sons de la musique.
— Les voilà qv dansent! s'écria M. Cheresco. Et dire que
mon nom doit figurer dans ces quadrilles-Ià ! Misère ! misère !
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84 (REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — BODHOUSI
Si VOUS ouvrez'un guide Joanne, vous ylîrez^ «"Bouliousî,
gros Dourg sans intérêt. » Je ne partage pas l'opinion du guide
Joanne. Il est vrai que Bouhousi ne possède point comme Piatra
une vieille église bâtie par Etienne le Grand, qu'on y cherche-
rait vainement un casino, et qu'on n'y découvrirait même pas un
hêtel. Mais Bouhousi est la résidence du plus grand rabbin de
la Roumanie, d'un des plus grands rabbins du monde, d'un
rabbin aussi mystérieux que le Grand Lama du Thibet. Son nom
ne figure pas aux registres du Gouvernement. Des légendes cou-
rent sur lui. On dit que sa maison est l'Arche Sainte et que le
peuple choisi danse autour de ses murs. On prétend qu'il ne sort
que dans un magnifique carrosse et que la foule se bousciile sous
les pieds de ses chevaux pour attraper un de ses regards. On
affirme que, lorsqu'il parait à lassi, la multitude se précipite à
la gare et se dispute la gloire de toucher et de baiser le bas de
son manteau.
Si je n'accueille ces bruits qu'avec la plus extrême réserve,
l'existence de ce fabuleux pontife ne laisse* ^pas de piquer ma
curiosité. Bouhousi est à une heure environ de Piatra, et, le
dimanche matin, j'y arrivai en compagnie de mon hôte, le sous-
préfet de Piatra. En face de la gare, s'élève une fabrique de
draps roumains, « la Première, *> comme le disent de grosses
lettres noires peintes à son fronton. On m'avertit que cette fa-
brique, fondée par un Roumain, avait été rachetée par une com-
pagnie anonyme de Juifs et d'Allemands.
La gare était bondée de vieux Juifs en papillotes, une calotte
noire sous le chapeau, les poches de la lévite gonflées et étran-
glées d'une ceinture de soie noire. La pluie de la nuit avait
crotté leurs bas blancs et leurs souliers éculés. Ils portaient des
parapluies qui ressemblaient à des tromblons. Dans l'allée de
chênes qui monte au boui^ nous en croisâmes beaucoup d'autres.
La foire du dimanche ne justifiait point une telle affluence. Mais
nous appr.mes à la mairie que, la veille au soir, le rabbin avait
célébré l'anniversaire de la mort de son père et que des Juifs y
étaient venus jusque de la Galicie.
J'envoyai solliciter du rabbin la faveur d'une audience; et,
pendant que nous attendions sa réponse, je m entretins avec le
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Hjwipi-i.iujji-
A TRAVERS LA ROUMANIE. 85
maire qui administre à Bouhousi dix-sept cent cinquante-sept
Roumains, dix-sept cent trente et un Juifs, et cent vingt-trois
Autrichiens ou Allemands, ces derniers employés et ouvriers à
la fabrique, tous catholiques. Ajoutez trois Arméniens, et vous
aurez la population de ce bourg aussi hétérogène que pacifique.
Le grand rabbin, Israël Friedmann, nous manda qu'il était prêt
à nous recevoir ; mais, dans le cas où la langue allemande ne
nous serait pas familière, il nous priait de nous faire accompa-
gner d'un interprète, car il ignorait le français et, s'il compre-
nait le roumain, il ne le parlait pas.
Hier à Piatra, sur une hauteur qui dominait la ville, on me
disait : « Là où vous ne voyez pas d'arbres, ce sont les quartiers
juifs. » Cette différence est encore plus marquée dans les bourgs.
Le Juif ne cultive autour de sa maison ni fleurs ni plantes. L'ar-
buste y dépérit, Therbe s'y fane. Son esprit abstrait, que l'édu-
cation talmudique enfonce dans la sécheresse, semble préférer
aux jardins ombragés les cours aussi nues que des tables d'abaque.
Leur absence de verdure donne aux bourgs juifs un aspect mi-
sérable que n'a pas le plus pauvre hameau roumain. Et Bou-
housi n'est qu'un assemblage d'échoppes dont la crasse efface le
peinturage et de boutiques larges et basses, pareilles à des débal-
lages de pacotille sous des arcades délabrées. Nous traversons
une ruelle d'auvens enguirlandés d'oignons et des rangées de
tables saignantes où les bouchers juifs ont un air de sacrifica-
teurs ; et voici tout à coup une maison seigneuriale, badigeonnée
de rose, avec ses deux ailes, sa cour et son enclos de murailles.
Sur le perron de l'aile droite, c'était un grouillement de cafe-
tans noirs, de papillotes, de barbes grises et de barbes blondes,
de grosses bottes, de dos courbés et d'yeux inquiets. Devant l'aile
gauche, se promenaient à l'écart deux jeunes dames de forte pres-
tance, en robe bleue traînante, les poignets cerclés d'or, de l'or
aux oreilles, de l'or au cou, une mantille sur les cheveux : les
filles du rabbin. La porte du milieu nous fut ouverte; nous aper-
çûmes une enfilade de salons, et l'on nous introduisit dans un
riche cabinet de travail. Le grand prêtre s'avança vers nous.
Il était gros, le cou large, le visage d'une majesté replète.
Sa main molle, sa soutane en soie, ses papillotes ramenées
derrière ses oreilles, son collier de barbe lisse, ses yeux humides
et bleus, ses lèvres charnues d'où glissait un sourire qui ne les
plissait pas, toute sa personne était comme baignée d*une
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8C REVUE I>E8 DEUX MONDES.
onction luisante et douce. Je m'excusai de l'importuner, main
il comprendrait sans doute qu'un étranger ne pouvait paseer à
Bouhousi sans désirer voir un homme dont la réputation était si
étendue. Il me répondit / < — « En effet, je suis un descendant
du roi David. »
r II nous pria d'accepté un verre de vin qu'il noue versa lui-
même dHme aiguière d'argent, et, prenant dans un plateau troia
gâteaux secs, il les plaça devant chacun de nous. Je m'étonnai
qu'un rejeton de cette souche royale se f&t enraciné dans un aussi
médiocre boi|rg. Mais il me répondit qu'il y était né et ne vou-
lait pas le quitter, que d'ailleurs, sauf peut-être un rabbin de
Russie et d&ux qui ««rivaient en Autriche, nul n'exerçait une puis*
sance comparable à la siemae. Et, pendant que l'interprète nous
faraduisait ces chos^, il classait négligemment sur son bureau
des bons de poste, de façon à le^ mettre en évidence. Bons de
dix francs, de cinq francs, de trois francs venus de Russie, d'Al«
iemagne, de partout. Un domestique lui apporta son courrier,
a Vous voyez, me dit-il, quelle correspondance I » Et il me !fit
passer^ souâ les yeux des lettres de France, d'Angleterre, d'Au-
triche, d'Amérique, la plupart d'entre elles portant leur timbre
en guise de cachet. Ses regards coulaient sur mon compagnoc
avec une douceur attentive, et je sentais dans cette petite comédie
encore plus de politique que de vanité. Il n'était pas fâché d'étaler,
d'exagérer même son empire devant un fonctionnaire du gou-
vernement roumain. Puis il me parla de son père, disparu de-
puis sept* ans, et qui, adoré de son vivant, continuait de l'être
dans la mort. « Mon père a beaucoup écrit; moi, je n'écris pas,
mais mon fils écrira un jour. » J'admirai le souci de laisser re-
poser, pendant une génération, le génie producteur de la famille.
Et il rit, d'un rire un peu sourd. Enfin il aborda la question Israé-
lite, et s'espaça longuement sur la misère des Juifs galiciens qui
l'avait douloureusement ému dans son dernier voyage, alors que
les Juifs autrichiens étaient les plus fortunés des hommes. Quant
aux Juifs roumains, ils auraient peut-être mauvaise grâce de
trop se» plaindre ; mais ils émigraient...
— Ohl interrompit mon compagnon, ils n'émigrent guère I
— Ils émigrent et surtout ils veulent émigrer, reprit le rabbin.
S'ils ne sont pas persécutés, ils craignent la persécution. Que
faire? Je tâche de les en dissuader; je n'y épargne ni ma peine ni
mon argent...
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A TRAVERS LA ROUMANIE. 87
Et tout cela était supérieurement joué. Sans aucun doute il
s'amusait de cette étrange situation des Roumains , qui sont par-
tagés'entre la peur de voir leurs Juifs se multiplier et Tappréhen-
sion de* les voir partir. Il leur souvient encore que, Tan passé,
ils furent obligés de rapatrier à leurs frais des émigrans qui,
arrivés en Autriche, n'avaient plus le n^iyen de poursuivre leur
i*oute. Et chaque fois que deux cents Juifs leur montrent les
talons, deux millions de voix les traitent d'Amalécites.
La maison de ce rabbin fait de Bouhousi une sorte d'arche-
vêché juif, où la communauté des fidèles a gardé toute sa force
et sa merveilleuse organisation. Son première caractère est la
discipline, l'obéissance absolue aux ordres de ses chefs, une obéis-
sance comme on n'en trouve que dans les sociétés théocratiques.
Du plus pauvre au plus riche, tous les fronts s'inclinent sous
un pouvoir armé de Tanathème. La communauté tient dans ses
mains la fortune de chacun de ses membres. Que le herem ou
malédiction* soit lanéé, elle peut l'anéantir. Le Juif excommunié
serait un homme chassé de son îlot sur une épave. Personne ne
bronche : les impôts sont perçus avec une inflexible rigueur, et
les secours aux malheureux si exactement distribués que le maire
de Bouhousi m'en exprimait son admiration. Disciplinés et re-
ligieux, et disciplinés parce qu'ils sont religieux, les Juifs s'opi-
nifttrent ici dans la plus rigide observance du Talmud. L'insti-
tuteur qui dirige leur école de garçons, un jeune Israélite de
lassi, très intelligent et très ouvert, me confiait sa surprise
quand, à Bouhousi, il avait vu ses vieux coreligionnaires lire
leur livre sacré à la clarté de la nouvelle lune et danser et prier
ainsi qu'au temps où Titus s'acheminait vers Jérusalem. Bien
que la majorité soit née dans le pays, ils parlent moins le rou-
main qu'un jargon judéo-germanique. Dans leurs écoles de gar-
çons et de fijles, — que subventionne l'Alliance Israélite de
Paris, — on étudie l'allemand, le roumain, l'hébreu : l'hébreu
deux heures par jour. Le soir, les enfans, dont l'éducation est
sévère, continuent leurs leçons hébraïques pendant trois heures
avec leurs parens et les reprennent avant d'aller en classe.
Un attachement aussi étroit à ses traditions ne prouve pas
qu'on vive uniquement dans le passé. Le Juif porte en lui un im-
mense espoir. Prenez garde que cet homme d'une obséquiosité
si déplaisante et qui vous parait halluciné par une pièce d'argent
est un plus grand idéaliste que vous. Notre patrie à nous, c'est
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88 REVUE DES DEUX RONDES.
notre maisoD, notre village, notre province, tout le pays de dou-
leur et de joie que depuis des siècles nos joies et nos douleurs
ont ensemencé. Notre patrie a des villes, des champs, des bois,
des fleuves, de petites herbes odorantes. Nous sommes de pauvres
êtres qui tenons à la forme de nos collines. Nulle part Talouette
ne chante comme chez moi ! Et si, exilés sur une terre lointaine,
nous nous y recréons une patrie, c'est encore sur la figure des
choses que se modèle notre amour. Mais le Juif n*a pas même
besoin d'une moite de glèbe pour s'imaginer sa patrie. Il la con-
çoit en esprit pur. 11 la bâtit avec le temps et l'espace. D'autres
peuples ont été dispersés sur la face du monde : lui seul n'a pas
été dissous. Son nationalisme, farouche et intangible, l'a sauvé
de la dissolution. Il doit de vivre encore à cette patrie idéale dont
sa tète est la citadelle.
Quoi I m'objectera-t-on, vous n'avez donc pas regardé les Juifs
moldaves? Gomment concilier tant de grandeur et tant de bas-
sesse ? Sans compter qu'une longue insécurité dégrade forcément
la personne humaine, je pourrais répondre que l'Orienlal n'a
pas de la dignité la même idée que nous. Pour lui, la mendicité
n'est pas une déchéance. Mais, Roumains et voyageurs, ils croient
peindre les Juifs en deux mots : serviles et cupides. Or, sous sa
servilité apparente et entachée d'une inconsciente ignominie, le
Juif me parait un des êtres les plus orgueilleux et les plus libres
du monde. Je parcours Bouhousi, et je n'y vois qu'échoppes de
tailleurs, de cordonniers, de merciers, d'épiciers, de fruitiers.
Ici comme partout, la multiplicité des petits commerces me con-
fond. Chacun, dans cette communauté, veut être son maître.
Les gens peuvent s'y entr'aider, mais, en dehors des obligations
hiérarchiques, ils y conservent jalousement leur indépendance.
J'entre dans une des plus misérables boutiques. Un plat de
farine, trois savons, six œufs, des gousses d'ail et deux poulets
qui se débattent dans un coin : voilà tout le fonds de commerce.
La femme, une grande femme au profil dédaigneux et fin, et qui
est enceinte de son quatrième enfant, assise sur un tas de bardes,
ravaude des bas. L'homme est au champ de foire. L'arriëre-
boutique sert de chambre : une malle, des lits défaits, et, au mi-
lieu, une grosse paire de boites crottées, fatiguées, affaissées sur
elles-même, avachies. Elles m'en disaient long, ces bottes! Elles
étaient sorties de bonne heure, avant le jour; elles avaient couru
dans la boue des chemins de traverse, loin, bien loin; elles
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A TRAVERS LA ROUMANIE. 89
avaient guetté le paysan et la paysanne qui s'^en venaient au
marché avec leur panier d'œufs, leurs légumes et leurs volailles.
Et elles s^étaient faites très humbles, de pauvres petites bottes
aimables, officieuses, pleines d'attention pour les sandales cam-
pagnardes^ et désireuses de leur épargner les mares et les fon-
drières qui les séparaient du bourg. L'eau tombait à verse. Le
paysan s'était laissé convaincre et débarrasser pour un prix mo-
dique. Et les bottes avaient repris leurs grandes eujambées afin
d'arriver au marché de Bouhousi les premières de toutes les
bottes qui couraient dans le crépuscule du matin. Accuserez- vous
de paresse leur propriétaire? Cependant vous lui dcHineriez des
gerbes à lier que, deux heures après, il tirerait ses grègues. C'est
que le Juif préfère la soif et la faim au labeur machinal sans ini-
tiative et sans cet aléa qui en décuple l'intérêt. Il est soutenu
dans sa misère et au-dessus de sa misère par son insatiable am-
bition. Incapable de se plier à la condition du domestique, de
l'ouvrier rural ou du manœuvre, il n'accepte pas d'être celui qui
travaille sous les ordres de tous, mais celui qui collabore ou
commande.Vous ne le trouverez presque jamais au dernier échelon
des subordinations sociales. Il ne commence de vivre qu'à i'avant-
demier.
On dit qu'il aime l'argent. Cette avarice, il la partage avec
bon nombre d'honnêtes chrétiens. De tous les épiciers de Bou-
housi, un seul est Roumain : c'est contre lui que les paysans
élèvent le plus de griefs et de doléances. Certes le Juif a pour le
gain une âpreté formidable. Mais je ne connais que les associa-
tions ouvrières, abominablement exploitées par leurs agitateurs
bourgeois, où l'on rencontre autant de générosité que dans les
communautés juives. Chaque fois que la cause d'Israël réclame
des subsides, il n'y a pas d'humble Juif, dans le plus humble
bourg moldave, qui essaie de se dérober à la contribution de
guerre. L'argent n'est à leurs yeux qu'un des moyens d'atteindre
cette domination dont ils sont si étrangement passionnés. Toute
la vie juive gravite autour du même objet qui est de conquérir,
non pas le plus d'argent, mais le plus d'influence possible. Un
rêve d'impérialisme couve sous des* fronts qui semblent si
humbles. Nous ne saurions nous dissimuler que nous dépendons
plus de notre cordonnier qu'il ne dépend de nous, et de notre
tailleur, et de notre chapelier, et de notre boucher. Le Juif, en
s'emparant de ces petits métiers, se rend maître de toute la per-
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90 REVUE DES DEUX MONDES,
sonne du Roumain des pieds à la tête, y compris l'estomac. Mais
ce n'est qu'une première étape. Si, dans un pays et surtout un
pays agricole, je parviens k me faufiler entre le producteur et le
consommateur, et que, par mon ingénibsité et ma promptitude, je
facilite leurs transactions, ma puissance grandit. J'aurai bientôt
à ma merci ceux qui travaillent et ceux qui jouissent. Les risques
seront peut-être pour moi : je ne les crains pas, et la séduisante
idée de mon importance me console de vos affronts. L'homme,
qui se réveille à trois heures du matin et qui fait des lieues sous
la pluie pour acheter aux paysans des œufs et des poulets qu'il
revendra au marché, assaisonne son mince profit d'un plaisir de
conquête. L'aubergiste, qui prévoit et prévient "tous les besoins
de son village, y respire obscurément des fumets de royauté.
Quand les autorités le menacent d'expulsion, les paysannes in-
tercèdent en sa faveur : « Si vous nous l'enleviez, nous serions
obligées d'aller nous-mêmes quérir à la ville*^ une pelote de fil ou
un mètre de cotonnade. Laissez-nous notre Juif. »
Je me suis promené sur le champ de foire de Bouhousi : il
était morne. Le costume national disparaît plus vite là ob le Juif
colporte les étoffes allemandes. Les paysans, au doux visage et
aux longs cheveux, les épaules opprimées par leur lourd man-
teau brun que l'averse avait encore alourdi, des femmes, les
pieds nus dans la boue, attendaient aussi résignés que leurs
bêtes. Au milieu d*eux, circulaient, le gourdin k la main, des
Juifs de Bacau. De temps en temps une bête était détachée de
son piquet et conduite au barrage. Le Juif l'emmenait, et le
paysan, qui avait touché la somme, se dirigeait vers l'auberge
où d'autres Juifs lui versaient à boire. On se sentait enveloppé
d'une marée d'hommes irrésistibles qui obéissent à la même
consigne , mais dont chacun aspire à se former une petite pro-
vince au sein de l'empire universel. Ils sont patiens, tenaces,
sans délicatesse mais non sans force morale, aussi étroitement
unis dans les intérêts généraux que profondément ancrés dans
leurs intérêts particuliers. Les vertus qui pâlissent autour d'eux
gardent encore à leur foyer une verdeur primitive : la piété, le
respect des traditions, le culte des ancêtres, l'amour de la famille
qui a chez eux la puissance d'un instinct dynastique. Je les
admire. Pour comprendre leur valeur, il suffit de les comparer
aux déplorables Arméniens, l'espèce de maquignons d'affaires la
plus honnie peut-être dans TOrient de TEurope. L'Arménien
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-imm
À TRAVERS^^A I^OUMANIE. 9!
cultive, trafique, brocante, s'enrichit; sa fortune s'enfle à la
surface de la terre, y crève et n'y fait, hélas ! qu'une tache de
sang. Le Juif est un des plus extraordinaires fermens de l'huma-
nité. Là où il s'établit, le sol même entre en efl^ervescence. Que
sera la Modalvie dans cinquante ans, dans un siècle, dans deux
siècles? Il faut jeter un taled sur la face de l'avenir ! Le Rou-
main ne périt pas, dit le proverbe : le Juif non plus. Deux
races dliommes, après des souffrances et des persécutions sans*
nombre, se rencontrent sur les champs de foire moldaves. Pour-
quoi ce spectacle m'éprouve-t-il jusqu'à l'angoisse?
V. — DANS LES LABOURS
Huit heures de chetnîn de fer, quatre heures de voiture, ei
nous touchons au nord de la Moldavie. Nous sommes entrés
dans le grand désert des labours, et nous vivonsvau milieu de
ce désert, en pleine oasis. Faut-il choisir entre les trésors d'un
roi d'Asie et trois mille hectares de glèbe bien noire et bien lui-
sante? J'opte pour la^ terre. Toute destinée me paraît médiocre,
qui n'enfonce pas dans la graisse des sillons. Notre hôte,
M. Vasesco, ancien élève de Fontainebleau, officier démission-
naire et député, s'est consacré à l'agriculture. Il nous a reçus,
comme des amis au milieu de ses amis, dans sa belle vieille
maison roumaine si spacieuse, où sa mère et ses filles donnent
à l'hospitalité moldave une grâce inoubliable. Je suis émerveillé
de son parc, de ses vergers, de ses jardins, de la solitude qui
enclôt cette lie de feuillage, — et plus encore du bien qu'il fait
autour de lui. Quand le propriétaire roumain consent à résider
sur ses terres, surtout quand il a l'intelligence et la libéralité
de M. Vasesco, il ramène aux villages de ses paysans la verdure
et l'amour de la vie. Pénétrez sous le chaume des maisonnettes de
Cotuscà, de ces maisonnettes dont les murs de torchis à la teinte
bleuâtre sourient dans le fouillis des maïs : la ménagère y sus-
pend aux poutres du plafond des bouquets de feuilles odorantes.
Ce pays dégage un charme puissant. Si loin que s'étendent
les regards, et pendant des lieues et des lieues, ce ne sont que des
mamelons et d'immenses ondulations oaus arbre et sans ombre.
La terre n'égare pas une parcelle de sa sève en beautés inutiles.
Sa tâche est de pousser du blé, du maïs, de l'orge, toutes les
céréales : elle accomplit sa tâche avec une sorte d'ivresse con-
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92 REVUE DES DEUX MONDES.
centrée et de sombre joie. Elle ne se désaltère pas aux eaux des
rivières et des lacs. Sa sobriété se contente des averses. « Aide-
toi, le ciel t'aidera. » Elle est ricbe : deux mois de sécheresse
n'ont pas encore pâli et desséché ses mottes noires, grasses et
fumantes. Elle a le sauvage aspect des déserts qui produisent de
For. Ses vallonnemens et ses mornes impriment k son labeur
je ne sais quoi de tourmenté. Elle ne gémit pas; elle ne bruit
pas. De loin en loin elle ouvre vers le ciel l'œil vitreux et
glauque d'un petit étang. Et parfois son silence tient du recueil-
lement. Vous y entendriez germer le grain de blé. Les moutons
k la queue-leu-leu, presque immobiles, broutent le long des
pentes, la tête sous Tarrière-train de celui qui les précède, afin
d'y trouver un peu d'ombre. Çà et là, des vols de corbeaux
s'abattent, et les sillons frissonnent au passage des cailles. Un
héron regarde sur l'eau d'une mare le reflet d'une émigration de
cigognes. Et dans le lointain des chevaux galopent en liberté.
Mais souvent de grands bœufs cheminent, cinquante,
soixante, quatre-vingts bœufs à robe blanche, qui s'en vont d'un
domaine à l'autre, traînant les machines. Le matin, je* les voyais
partir. La splendeur du soleil voguait sur leur dos et leurs flancs
immaculés. Leur caravane sacerdotale fendait lentement les
champs hérissés de verdure et d'or. Ils avaient l'air d'une pro-
cession de flamines en route pour un sacrifice aux dieux de la
terre. Et le soir, à l'heure où les couleurs se fondent en
nuances et la magnificence des moissons en douceur, ils ren-
traient du même pas grave, toujours en harmonie avec les choses.
Hs s'agenouillaient alors dans un pré, pareils à des bètes de
marbre, tandis que leurs petits bouviers, des enfans criards,
barbouillés de terre et de poussière, aussi sales que des ramo-
neurs, mais qui, mieux que les hommes, savent conduire ces
colosses, venaient rôder autour de la marmite où, sur un feu
de paille, cuisait la mamaliga des moissonneurs. Un adolescent,
armé de deux bâtons, y barattait la farine de maïs, et, lors-
qu'elle formait une solide pâte jaune, les gens, pour se la par-
tager, la coupaient au moyen d'une ficelle. Les machines ache-
vaient de gronder : on mettait en sac les derniers grains des
dernières gerbes ; et déjà l'herbe tendre du blé naissant recou-
vrait les pentes voisines. Les lueurs du jour s'attardaient dans la
pâleur rousse des maïs encore debout. Quelle envergure avait la
nuit en ces vastes étendues !
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pyniyuii'i--
A TRAVERS LA ROUMANIE. 93
Si par hasard, du fond d'un village moldave, vous entendiez
à la belle étoile des coups de fusil, ce pourrait être un chasseur
de loups, car les loups n'infestent pas le pays seulement en
hiver. Leurs femelles mettent bas dans les avoines, dans les
maïs, et souvent aussi dans les ronces des terres dormantes.
L'an dernier, une paysanne qui était venue battre le blé, avait
déposé son petit enfant derrière elle, sur la lisière d'un champ
de maïs : une louve s'approcha et dévora la tète de l'enfant.
On vous racontera des histoires sinistres ; on vous en racon-
tera aussi de plaisantes, comme celle de ce chasseur qui, em-
busqué dans un arbre, aperçut tout à coup six paires d'yeux
luisans braqués sur lui. Il en éprouva une telle émotion qu'il
perdit l'équilibre et tomba au milieu des loups, lesquels eurent
encore plus peur et détalèrent.
Mais si ces coups de fusil que vous entendez sont accompa-
gnés de longs appels, ce n'est pas un loup qu'on tue, c'est une
fille qu'on vole. La tradition n'admet pas qu'une jeune fille
suive un homme de son plein gré, et la cérémonie des fian-
çailles n'est qu'un rapt simulé. L'amant a réuni une douzaine
des plus joyeux compagnons du village. Tous, en habits de fôte,
se glissent silencieusement vers la maison de la belle; et, là,
les fusils éclatent, des clameurs d*assaut retentissent. On force
la porte qui se laisse forcer, on écarte les parens qui se lais-
sent écarter, on s'empare de la jeune fille qui feint la résis-
tance, et on la dépose dans une charrette attelée de solides
chevaux qui emportent les deux fiancés k travers les moissons
et la nuit. Les parens, fussent-ils même opposés k ce mariage,
se consolent en pensant que leur fille obéit à la destinée. Et,
comme les camarades du ravisseur sont restés dans la maison
envahie et que la pauvreté du Moldave ne l'empêche point d'être
hospitalier, la mère étend sur la table sa plus belle nappe bro-
dée, le père va quérir ses dernières bouteilles de vin, et les
jeunes gens mangent, boivent et chantent jusqu'au petit jour la
victoire de leur ami. Jamais fille volée n'est rendue. tJn mois
après l'enlèvement, le jeune homme vient donner aux parens i
des nouvelles de leur fille et fixer avec eux la date du mariage.
Mais d'ordinaire, m'a-t-on dit, on attend pour aller à l'église la
naissance de Tenfant, car le mariage coûte cher : il faut payer les
popes et les chantres. Heureusement les invités sont généreux :
l'un fait présent d'une mesure d'orge et de froment, l'autre d'uo
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94 REVUE DES DEUX MONDES.
mouton/ Taufre d'un jeime veau; parfois même, quelque parent
riche amène un bœuf qui n'a pas encore porté le joug. Et c'est
alors que Tépousé^ ceint sa tête du bandeau des matrones qu'elle
ne quittera qu'à la mort : le soleil ne doit plus baiser les che-
veux d'une femme mariée.
Que de vieux usages se conservent sous la poussière de ces
routes! Ce sont à peu près les mêmes qu'en Valaehie, mais ici
la tristesse qui les miveloppe les rend encore plus touehans.
J'aime, dans les cimetières, ces longues branches plantées sur
les tombes de ceux qui moururent avant d'être mariés, ces
branches bientôt flétries, que, jeunes époux, ils eussent portées
à la main le jour de leur mariage, et dont la mort ombrage
parcimonieusement leur couche solitaire. Et j'aime ces puits
creusés dans les champs pour le repos d'une âme. Là où le
passant se rafraîchit, c'est la mémoire d'un père, d'une mère,
que la pi^ filiale honore. Dieu veuille que cette eau des morts
soit douce aux vivans !
L'eau du Pruth ne le fut pas. Nous avons été jusqu*à la
frontière russe. Cette petite rivière du Pruth, la plus fantasque
des rivières, coulait, calme et bleue, devant son» rideau de peu-
pliers. On eût dit à la voir un sage cours d'eau qui n'a d'autre
souci que de rouler un peu d'azur entre les mais 'roumains et
les vignobles de la Bessarabie. Mais, au printemps, elle s'enfle et
se répand à travers les champs avec toute la folie d'une imagi^^
nation slave. Point d'année où cette capricieuse ne change de
lit. Elle laisse derrière elle des lambeaux de grève blanche qui
scintillent au soleil comme des parures abandonnées. Les saute-^
relies la traversent en été ; en hiver, les loups. Le paysan rou-*
main la redoute à Tégal d'un fleuve des enfers. 11 la voudrait
si large que le rivage n'y pût apercevoir le rivage» ni la vmx
entendre la voix, ni les yeux rencontrer les yeux^ si large que
les sauterelles, les choléras, les armées ennemies, tout ce qui
menace de la franchir se noyât, s'ablmftt dans ses eaux troubles.
y^ Ah, Pruth, rivière maudite! » Et cependant cette Bessarabie»
dont nous distinguons les villages et les églises, est habitée par
d'anciens Roumains. Mais le paysan se rappelle les invasions
russes* Il maudit le Pruth de n'avoir pas su le protéger. Il lui
attribue un pouvoir de génie malfaisant. Et sur cette terre dé*
couverte, que sa richesse semble étaler comme une proie facile,
tne vous étonnez pas qu'il ne soit pas encore revenu 4e ses an*
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ppp
PPIP^^
A TRAVEnS LA ROUMANIE. 95
ciennes terreurs et qu'il se sente, même aujourd'hui, exposé,
sans défense, à des forces cruelles.
D'ailleurs pour qui travaille cette terre? Est-ce pour le pay-
san que les champs jaunissent? Il est pauvre : ses hameaux ne
bordent pas les routes; ce sont des mendians, honteux de leur ^
misère, et qui n'osent pas s'approcher du grand chemin. Ils se
tapissent dans l'entre-deux des mamelons. Les murs aveugles
penchent, leurs clôtures chancellent, les arbustes de leurs jar-
dinets rabougris, poudreux, laissent pendre un feuillage aussi
gris et déchiqueté que des toiles d'araignée. La mare voisine les
envahit d'une odeur de vase. On jurerait des paillotes de nègres,
si les enfans, seuls êtres qu'on y voie et qui se roulent en che-
mise dans la poussière, n'avaient les cheveux d'un blond pâle.
Nulle part je ne retrouve la dignité naturelle aux paysans
valaques. Le Moldave, même heureux, a des façons plus hum-
bles. Il vous traite d'Altesse. Il garde la courbature de l'ancien
servage. M. Yasesco me vantait son intelligence, sa remar-*
quable aptitude à comprendre les machines agricoles les plus
compliquées. Mais ces machines ne lui appartiennent pas ; sa
charrue n'est pas k lui ; il ne possède rien de son outillage. Si
la terre est mieux cultivée qu'en Valachie, parce que le proprié-
taire, de qui tout dépend, y introduit les nouveaux procédés de
culture, le paysan, simple journalier, y demeure dans un état de
sujétion, dont ses frères du Danube et de l'Olténie commencent
ài sortir. Je ne sais ce que vaut le métayage au point de vue
purement agricole, mais il me paraît ofTrir des avantages mo-
raux : il forme des hommes; il développe l'initiative et l'indé-
pendance. J'ai lu un rapport que le comte d'Hauterive, secrétaire
de Tancien hospodar Mavrocordato, rédigea en 1787 sur la
Moldavie et présenta au nouvel hospodar Ypsilanti. C'est à peine
si je retoucherais la peinture qu'il y fait des paysans moldaves,
ou plutôt je ne la retoucherais que pour en affaiblir l'expression
ie hardiesse et de gatté. Tout ce qu'il dit de leur indolence et de
leur misère n'a guère vieilli. Leur condition politique s'est plus
modifiée que leur condition sociale et que leur âme. Ils restent
toujours ceux dont on pourrait écrire : « S'ils arrosaient la terre
de leurs sueurs, ils auraient plus d'aisance ; mais cette aisance
serait une caution qu'ils donneraient à leurs maîtres. » C'est
peut-être le spectacle le plus pénible de la Moldavie que cette
pauvreté des paysans, au milieu de l'abondance des moissons.
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96 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque je les vis, ils portaient sur leurs traits tirés les deux
semaines de jeûne qui avaient précédé l'Assomption et prome-
naient nonchalamment dans la richesse des blés leurs ligures de
carême.
Non, ce n'est point pour eux que travaillera terre. Mais pour
qui? Si Ton s'en rapporte k l'impôt foncier, la valeur des proprié-
tés exploitées par les Roumains du district de Dorohoi s'élève,
dans les communes urbaines, à trois millions de francs; la valeur
des propriétés exploitées par les Juifs à sept millions. Au district
limitrophe de Botosani, les Roumains en conservent à peu près
treize millions, mais les Juifs en ont acquis quatorze. Il est juste
de dire que ce sont les deux districts les plus aliénés de la Mol-
davie puisque, d'après les dernières statistiques, les Juifs ne
possèdent que trente et un pour cent de la propriété foncière des
communes urbaines. Seulement, la plupart des communes ru-
rales sont tombées en leur pouvoir, car les plus beaux domaines
moldaves sont administrés par des fermiers juifs. Leurs pro-
priétaires ont oublié que la fortune crée des devoirs, et que la
grande propriété ne se comprend vraiment que si l'homme qui
en dispose assume la charge des hommes qui y vivent. Mais il est
plus agréable de courtiser l'intrigue parlementaire à Bucarest que
de s'occuper de ses terres et de ses paysans. La politique exerce
la même attirance sur ces opulens terriens que jadis la cour de
Versailles sur les seigneurs de la province. Et, comme ces der-
niers perdaient leur raison d'être en s'affranchissant de leurs
anciennes obligations féodales, ceux-ci perdent au moins toute
raison de se plaindre en abandonnant leur domaine aux soins d'un
étranger. Cependant ils se plaignent. Le soir, dans la fumée des
cigares, ils s'entretiennent des méfaits du Juif, de son avarice,
de son ingéniosité à pressurer le paysan. J'ai peine à com-
prendre cet antisémitisme. Si le Juif empoisonne et abrutit vos
paysans, que penserai-je de vous qui les lui livrez? Les cent ou
deux cent mille francs, dont il vous achète par an votre auto-
rité, devraient vous fermer la bouche. Quel est le plus avare,
du Juif qui travaille ou de celui qui bénéficie paresseusement
sur le travail du Juif? Le paysan ne s'y trompe pas, lui. On m'a
cité l'exemple de paysans moldaves qui, apprenant que leur
propriétaire voulait affermer ses propriétés, étaient venus le
supplier de ne pas les laisser devenir la proie des Juifs. J'ignore
ce qu'a fait le propriétaire; mais, ce que je sais bien, c'est que
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p^mPr-u^-i
A TRAVERS LA ROUMANIE. 97
le paysan, avec le bon sens que la misère n'arrive pas à obscnr-
cir, accuse moins Tâpreté du fermier que Tinsouciance de son
maître. Les Juifs ne détiennent pas seulement les deux tiers des.
maisons de commerce, les trois quarts des entreprises indus-
trielles, la plus grande partie des exploitations forestières,
presque tous les capitaux : ils ont aussi capté Tesprit du paysan
et, sinon sa confiance, du moins sa soumission. « Nous sommes
tes vrais maîtres, lui disent les gros Israélites : vois notre or.
— Nous sommes tes vrais amis, lui disent les pauvres Juifs :
vois nos haillons. »
M. Vasesco a pour voisin un ancien et futur ministre, pro-
priétaire de 3500 hectares, un homme très fin et en même temps
assez énergique. Il réalise autour de lui de petites réformes dont
ses paysans sont les premiers à profiter. Dans cette contrée où
jadis, avant que les Hongrois fussent devenus intraitables. Télé-
vdLge était une des plus grandes ressources, les gens n'avaient
rien imaginé de mieux pour protéger les bœufs des vents de
rhiver qu'une simple palissade : quand la bise soufflait d'un côté,
on les rangeait de l'autre. Notre hôte a bâti des étables, et l'hor-
rible hutte du pâtre s'est changée en maisonnette de briques. Il
a planté sur plus de cent hectares des chênes, des sapins, des
acacias, au grand ébahissement des campagnards qui doutaient si
ce monsieur n'était pas un peu fou de dépenser tant d'argent à
faire de l'ombre. Il appartient au parti libéral, c'est-à-dire au
parti le plus nationaliste de la Roumanie. Sa fortune lui assure
l'indépendance; son double rôle d'homme politique et d'éminent
avocat, une légitime réputation. Eh bien! il nous suffira.de par-
courir ses propriétés pour nous rendre compte que cet homme
en Moldavie ne pourrait rien sans le secours des étrangers.
Nous partons au soleil levant â travers les champs infinis, et
notre voiture s'arrête une première fois devant les granges de
blé où des hommes pèsent et expédient les sacs, sous l'œil d'un
Juif. Ce Juif, longue casaque et hautes bottes, barbe grisonnante
et regard humide, est depuis trente ans l'agent d'une maison
juive de Dorohoi. Il nous raconte que ses deux fils ont émigré
ea Amérique, parce qu'ils ne trouvaient plus rien k gagner dans
on pays où, selon lui, les Juifs sont trop nombreux. Ses fonctions
consistent à visiter les campagnes, à juger des récoltes; puis,
(jnand ses maîtres avertis les ont achetées, il vient en surveiller
la livraison. Il gagne quatre-vingts francs par mois et ses frais
ToiiB XXVI. — 1905. 7
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98 REVUE DES DEUX MONDES.
de déplacement. Il n'a pas souvenance d'avoir jamais eu maille
à partir avec le moindre paysan. « Ce sont de bonnes gens,
dit-il, et si mes deux fils avaient eu de Touvrage, je m'estime-
rais tout à tait heureux. »
De là, nous nous rendons à la batteuse : des paysans y tra-
vaillaient, sous l'œil d'un Juif. Sitôt qu'il nous aperçut, il se
précipita sur nos mains et voulut & toute force les baiser. Sa
face rose s'épanouissait dans son collier de barbe noire comme
une rose de Saron. Il renversait la tète en parlant; il étendait
les bras et relevait ses larges paumes; il avait des mouvemens
d'épaules inimitables; il fondait en sourires, et, quand un de nos
compagnons le traita de farceur, je crus qu'il allait, sauf votre
respect, lui sauter au cou. Mais, tout en causant, il ne perdait
pas de vue son équipe de journaliers, et s'interrompait pour
reprendre l'un, stimuler l'autre. Et il le faisait d'une voix très
douce, sur un ton de prière.
— C'est le racoleur d'ouvriers, me dit mon hôte, l'homme
peut-être le plus indispensable. Sans lui, mes machines & battre
chômeraient. Les paysans, qui ne répondraient point à mon
appel, obéissent & son premier signe.
Cinq cents mètres plus loin, on avait recommencé de labourei
la terre. Un Juif trapu, botté, enjamba les sillons et accourut à
notre rencontre. Celui-là, c'était le loueur de charrues, de che-
vaux et de bœufs. L'exploitation des propriétés moldaves exigeant
un énorme matériel, le propriétaire a souvent besoin de son
office. Mon hôte lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle
s'était embarquée pour New- York, Tannée où leurs seize chevaux
étaient morts de maladie; mais, depuis qu'il avait réparé ce
désastre, sa fille était revenue, et ses affaires marchaient & souhait.
— Vous le voyez, me' dit l'ancien ministre avec un léger sou-
rire, ce sont des charrues juives qui labourent quelques-unes de
mes jachères ; ce sont des paysans embauchés par des Juifs qui
battent ma moisson ; et ce sont des Juifs qui l'achètent. Ils n'ont
jamais de paroles rudes envers ceux qu'ils emploient et com-
mandent. Mais leur douceur est implacable. L'hectare que nous
louons vingt francs au paysan, ils le lui afferment vingt-cinq, et
le paysan cède. Leurs commissionnaires ont un coup d'œil
admirable. L'an dernier, l'un d'eux vint acheter la récolte d'une
de mes amies. II se fit conduire un matin dans ses champs de
blé et de maïs encore verts, et lui dit au retour de sa prome-
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Illiupii.l.
A TRAVERS LA ROUMANIE. 99
nade : « Vous aurez cinquante wagons de blé, quarante de maïs :
je vous prends votre blé, à raison de mille francs le wagon,
votre maïs à raison de huit cents francs. » Et il lui tendit le
contrat. — J'en .aurai davantage, répondit la dame. — Soit, re-
partit le Juif, je vous donnerai quinze cents francs de tout wagon
supplémentaire. » Et il signa. Elle eut exactement les quarante
wagons de maïs et les ^cinquante de blé que notre homme avait
calculés du haut de sa voiture.
Cependant nous continuions notre marche, et parfois mon
hôte interrogeait les paysans et les paysannes que nous rencon-
trions au seuil de leur chaumière et dans leur petit champ. —
Eh ! Tami, combien vendras-tu ton orge ? — Ce que le Juif m'en
offrira. — Mais t'es-tu informé des prix en cours ? » Le paysan
haussait les épaules : — « Je n'ai pas le temps. » Une paysanne,
le fichu noué autour de la tête, coupait ses maïs : « Es-tu con-
tente de ta récolte? — Non, nous avons payé l'hectare trop cher,
et notre maïs nous reviendra au môme prix que si nous Tache-
tions au marché. — Qui t'a loué cet hectare? — Le Juif*
Nous arrivâmes au bourg de Darabani, un de ces grands
radeaux de misère pouilleuse qui dorment sur l'océan des mois-
sons roumaines à l'ancre du Talmud. Les maisons pressées sur
le bord de la route semblaient trop étroites pour contenir leur
population. Sous les auvens, au milieu du chemin, le long des
fossés, partout, la vie débordait. De jolies filles s'entassaient aux
fenôtres ; des vieilles femmes au nez crochu tricotaient dans la
poussière. Des patriarches, appuyés sur leur grosse canne,
balayaient des pans de leurs lévites la marmaille qui grouillait
à leurs pieds. Un boulanger, les deux mains à fond dans les
poches, la bedaine en avant, remplissait l'embrasure de sa porte
d'une face aussi rayonnante qu'un soleil. La plus belle maison
du bourg, vis-à-vis de la principale synagogue, était une au-
berge. L'aubergiste, un Juif naturalisé, fendit la foule et vint
serrer la main de l'ancien ministre avec une complaisance mar-
quée; puis il nous invita à entrer chez lui. J'observais ses airs
d'importance, et les regards de parvenu qu'il promenait sur ses
coreligionnaires. « Vous voyez, disaient ces regards, moi, je
Berre la main de ces gens-là : je suis leur camarade. » Les autres
le contemplaient d'un œil d'envie, et manifestaient en nous coii-
aidérant la même vague appréhension qu'ils eussent fait d'une
descej 'o de police.
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JOO REVUE DES DEUX MONDES.
La fille de l'aubergiste, très coquette, ici presque grande
dame, jupe noire et corsage blanc, les yeux pétillant d'aise der-
rière son pince-nez, nous ouvrit gracieusement un joli petit
salon, qui n'était séparé de la salle d'auberge que par une cloison
fort mince. Le bruit des hoquets nous y arrivait dans une odeur
d'eau-de-vie et de vase. — Allons-nous-en, dit l'ancien ministre,
dont le visage avait pâli. Mais au moment où nous sortions, la
porte du cabaret céda sous la poussée de paysans ivres; deux
paysannes, plus ivres encore, chantaient, et Tune releva sa jupe
et nous montra en ricanant sa cheville enveloppée de bandages
ensanglantés. Des sergens de ville les refoulèrent dans l'auberge.
— Allons-nous-en! répéta mon hôte: c'est atroce.
' Quelques instans après, nous recevions, dans une villa qu'il
possède à l'entrée du bourg, la visite des membres les plus
notables de la communauté juive. On les pria de formuler leurs
griefs et leurs désirs. Ils parlèrent longtemps et se frappaient la
poitrine, où leur lévite noire était bossuée par le gonflement
luisant du portefeuille. Que demandaient-ils? Qu'on ne leur
défendit plus le séjour des communes rurales et, sur ces com-
munes, la vente du tabac, des allumettes et de l'alcool. Il sem-
blait que les cabarets fussent leur industrie nationale et qu'en
la leur interdisant, l'État leur portait un mortel préjudice. On
leur objecta qu'il leur était permis de séjourner dans les com-
munes rurales, puisque les propriétaires et les fermiers pou-
vaient les y embaucher comme ouvriers. Mais je vis bien que la
misère même ne saurait les réduire à cette condition de subal-
ternes, car ils se contentèrent de nous répondre : « Nous ne
sommes pas plus mauvais que les Roumains: pourquoi ne
ferions-nous pas les commerces qu'ils font ? »
Le médecin de Darabani leur succéda, un jeune homme très
bien mis, parlant le français sans aucune difficulté. Je craignais
que la présence de mes compagnons roumains ne l'intimidât,
mais je m'aperçus bientôt que, loin de le gêner, elle l'excitait.
Singulière figure : l'œil était ironique et froid, la voix âpre,
toute la personne raidie. On devinait un bouillonnement d'amer-
tume sous cette parole qui vous prenait à la gorge comme un
acide. Il me raconta qu'il avait fait ses études à Fotosani « où
les professeurs aiment les bons élèves même quand ils sont
juifs, » et, du reste « pourquoi n'aimerait-on pas des élèves qui
payent deux fois plus cher que les autres ?» Il avait suivi les
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PHWP^J^'JJil
A TRAVERS LA ROUMANIE. 101
cours de médecine à lassi, et, là, obligé pour \î\Te d'enseigner
dans une institution libre, il avait été indignement exploité par
le Roumain qui en était le chef. Puis il avait fait son service
militaire : tous ses camarades étaient lieutenans; liri n'était rien,
pas même citoyen. Et maintenant il végétait dans ce bourg.
L'Alliance israélite lui allouait un traitement annuel d'environ
mille francs. Ses consultations lui étaient payées cinquante cen-
times. Les Juifs étaient malheureux, pas plus malheureux que
les paysans, « mais les paysans souffraient de la crise et les Juifs
souffraient des lois. » Les lois s'acharnaient à ne voir en eux
que des étrangers sur une terre où ils étaient nés et où leurs
pères étaient morts. Cependant ils ne réclamaient point les droits
politiques. « Vous les avez regardés : qu'en feraient-ils, je vous
prie? » Ils n'ambitionnaient que les droits civils, et la vente des
monopoles. Mais ils ne trouvaient de justice que dans Tâme des
paysans, aussi pau^Tes qu'eux et qui ignoraient jusqpi'au mot
d'antisémitisme. Je lui demandai si les millionnaires de Dorohoi
aidaient leurs frères des bourgs. Il hésita un instant: « Oh cer-
tainement ! » fit-il.
Quand il se fut retiré, je songeai tristement au sort de ce
jeune homme, instruit et laborieux, qui, dans ce canton de la
Moldavie, subissait des tortures de paria. Je sentais que sa culture
intellectuelle l'avait détaché des joies obscures de la commu-
nauté juive et l'enivrait d'humiliation. L'accent dont il m'avait
parlé de ses coreligionnaires me le montrait aussi déclassé parmi
les siens qu'étranger parmi les autres. Je le plaignais, et pour-
tant quelque chose glaçait ma sympathie, l'idée peut-être qu'il
n'en avait pas besoin, mais surtout cette haine, légitime hélas !
qui fermentait derrière ses yeux durs.
Mon hôte avait gardé sur ses lèvres un énigmatique sourire.
— Il est temps de repartir, me dit-il. Vous avez vu et entendu :
jugez.
Le crépuscule nous surprit au milieu de la route, et nous
coupâmes à travers champs. Les pentes fauchées des mamelons,
et leur chaume pâle, ressemblaient à de vastes ruisseliemens de
blé. Une charrue qui achevait son sillon cheminait dans la pé-
nombre ainsi qu'un animal fantastique. Les sombres abreuvoirs
se confondaient avec les noirs labours; et parfois la lumière
d'une petite cabane brillait au ras de la terre comme une con-
stellation tombée.
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102 REVUE DES DEUX MONDES.
YI. — A lASSI
Je suis reSescendu vers le Sud et je m'arrête à lassi, la capi-
tale moldave. Un député roumain me disait : « Quand je vais à
lassi, j'appelle les Juifs des Hindous et je me crois à Calcutta. »
Moi, je me crois en Allemagne. Il est impossible de se laver
dans cette ville avec d'autres savons que des savons fabriqués à
Hambourg ou à Cologne, impossible d'acheter un mouchoir de
poche qui n'ait pas été tissé dans la vertueuse Germanie. Je note
que les produits allemands ne s'y déguisent plus sous l'étiquette
française. Hs ont rejeté masques et faux nez, et leur belle assu-
rance ne nous laisse aucun doute sur leur conquête.
A une des tables de l'hôtel oii je déjeune, voisine de la
mienne, un grand Roumain d'aspect militaire est venu s'asseoir.
On nous a servi un beefsteak, mais ce beefsteak excite visible-
ment sa méchante humeur. Tout à coup il se tourne vers moi :
« Vous êtes Français, monsieur? — Oui, monsieur. — Permet-
tez-moi de vous demander comment vous trouvez ce beefsteak?
— Ni bon, ni mauvais, monsieur. — Il est exécrable ! » Et le
pressant du plat de son couteau : « Regardez : pas de sang dans
cette viande I — Peut-être est-il trop cuit, dis-je. — Non, mon-
sieur, il n'est pas trop cuiti II est kascher, abominablement
kascher : voilà ce qu'il est ! On ne peut plus manger à lassi que
la viande kascher! Et pourtant, jura-t-il, je n'ai pas fait vœu do
manger de la viande kascher/ Garçon, enlevez-moi ce beefsteak
et apportez-moi le fromage !... Ah! monsieur, reprit-il après un
instant de silence, nous en voyons de dures à lassi I C'est en
vain que nos magistrats chargés de la surveillance des abattoirs
essayèrent de substituer à la tuerie kascher la ponction cépha-
lique. Cette révolution dura quatre jours pendant lesquels les
Juifs égorgèrent tous les poulets de la ville et des environs.
Mais le cinquième jour Bucarest envoya l'ordre de rétablir ces
rites sauvages. Et depuis, il nous faut mâcher des viandes qui
n'ont pas plus de jus qu'une semelle de botte ! Et tout cela, c'est
de votre faute. — De ma faute??... — Oui, monsieur! J'en rends
responsable la France. Rappelez-vous le Congrès de Berlin en
1878. C'est vous qui, suggérés par Disraeli ou par le Diable,
avez réclamé l'égalité politique et civile pour les trois cent mille
Juifs qui nous oppriment. — Mais puisque vous ne la leur avez
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w^
A TRAVERS LA ROUMANIE. 103
pas accordée I.;. — S'ils ne l'ont pas obtenue, comme vous nous
l'imposiez, du moins ce Congrès de Berlin est devenu, grâce à
vous, la forteresse d'où ils nous narguent et nous harcèlent. Quel
mal vous avaient tait les Roumains ? Ils vous aimaient. Saviez-
vous vous-mêmes ce que vous demandiez en les obligeant d'un
coup à naturaliser leurs trois cent mille Juifs ? Ignoriez-vous que
ces Juifs parlent allemand, qu'ils forment l'avant-garde de l'in-
fluence allemande et qu'ils propagent les contrefaçons allemandes
comme les rats la peste ? Vous demandiez que les Roumains
ouvrissent leur cité à trois cent mille artisans et commerçans dont
Pactivité achèverait d'y tuer l'industrie française ! Et qui nous a
tirés de l'impasse où vous nous aviez enfoncés? Qui? Bismarck I
Il était bien sûr d'ailleurs que ces Juifs, d'attaches germaniques,
réussiraient à vous évincer des marches roumains, et il pouvait,
sans danger, acquérir des droits à notre reconnaissance. — Mon-
sieur, lui dis-je, je ne connais p&s les diplomaties du Congrès de
Berlin. Il me souvient cependant que l'intervention de la France
vous a valu un agrandissement de territoire. Et vous auriez
tort de lui en vouloir si là, comme partout, elle a réglé sa con-
duite sur la beauté des principes plutôt que sur ses intérêts
matériels. Je ne pense pas que ce soit Disraeli qui ait rédigé la
Déclaration des Droits de l'Homme. — Alors, c'est le Diable !
s'écria-t-il en riant. Mais ne vous imaginez pas (jue je boude
contre la France. Je regrette seulement que son panache d'idéal
lui tombe quelquefois sur les yeux, et qu'on la paie si mal de
ses générosités... Garçon, un journal étranger! » Le garçon
revint avec le Berliner Tagblatt. — A Bucarest, on nous aurait
apporté le Gaulois ou le Figaro. Mais ici I... Savourez la beauté
des principes.
Il se peut que les beefsteaks soient médiocres ài lassi,
puisque mon voisin me l'assure ; mais la ville me paraît char-
mante. Je la trouve tout à fait aimable, cette capitale des Princes
moldaves, rouge et verdoyante dans sa ceinture de souples col-
lines. Sa proximité de la frontière russe l'a empêchée de de-
venir la capitale de la Roumanie, et l'union des deux Princi-
pautés en a fait une ville un peu sacrifiée, im peu mourante.
L'industrie s'en retire : si j'ai bonne mémoire, elle ne possède
qu'une fabrique de cordages tenue par un étranger. Les grands
négoces n'y entrent pas; les petits commerces y fourmillent. Sur
78000 habitans, elle ne compte que 38000 Roumains. Les autres
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I
104 REVUE DES DEUX MONDES.
sont des boutiquiers, des revendeurs, d'humbles artisans instal-
lés à leur compte. Comme à Bucarest et dans toute la Roumanie,
les Roumains y ont bâti de superbes édifices. Son Université qui
la domine, au milieu de grands jardins, est surchargée d'orne-
mentations. Les peintres y ont tant prodigué leurs peintures que
les livres à moitié chassés de la bibliothèque sont descendus au
sous-sol. Le palais du prince héritier encore itout neuf se dé-
labre déjà. Je ne crois pas qu'il ait jamais été habité. On m'a
montré, presque au centre de la ville, des tas de pierres prove-
nant de maisons démolies et qui sont là depuis sept ans. Les
quartiers misérables s'étendent sur un large espace. Ce sont des
amas de bicoques où Ton vend des décombres. J'y ai vu des
entassemens incroyables de bardes, de cordes, de bonnets, de
licous, de souliers, de roues et de vieilles ferrailles.
Mais du sein de ces bric-à-brac se dégage l'église de Saint-
Nicolas avec ses murs rouges et ses faïences enluminées de saintes
figures. C'est conmie si, après avoir traversé d'innombrables
pouillerîes, vous aperceviez tout à coup dans une salle heureuse
un bel arbre de Noël tout illuminé. Quelle joie enfantine pour
les yeux que cette église de Saint-Nicolas ! Et qu'elle est bien à
sa place dans cette ville moldave dont la population indigène
semble n'attendre sa prospérité que de la visite des Saints du
ciel ! Je préfère pourtant l'église des Trois Hiérarques. Ah! celle-
là, je le confesse, si j'avais pu la voler et m'enfuir, aucune con-
sidération ne m'aurait retenu ! Je n'ai jamais éprouvé pareille
tentation d'emporter une église. Mais aussi, que fait-elle dans ce
terrain vague, devant cette rue où ne passent que des fripiers?
Est-il permis d'exposer à notre convoitise un si délicieux bijou?
Et pourquoi notre compatriote, M. Lecomte du Nouy, l'habile
restaurateur, lui a-t-il rendu toute la grâce de la jeunesse? Elle
est byzantine, elle est russe, elle est persane, elle est ensorcelante
comme une exquise mariée sous son voile de dentelle et d'or. On
a peur que les vents des steppes russes ne l'enlèvent un soir
d'hiver. Son intérieur : un brasier d'or sous cette neige de pierre.
Je reproche aux églises orthodoxes de m'éblouir. Mon rêve
cherche en vain à se frayer un passage au travers de leur flam-
boiement et de leur splendeur. Mais je ne reproche rien à
l'église des Trois Hiérarques et je jouis de mon éblouissement.
Nous en sortîmes à l'heure où les anciens d'Israël tiennent
leurs conciliabules dans les rues. H semble que tous les pa-
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fp"
A TRAVERS LA ROUMANIE. 105
triarches bibliques aient quitté les iconostases des églises, et,
dissimulés sous des lévites aussi antiques qu'eux-mêmes, soient
venus prendre le frais sur les trottoirs. Ils sont admirables de vie
et de beauté. Ils ont des barbes blanches où descendent des papil*
lotes noires. Ils se rassemblent, rapprochent leurs tôtes et sans
doute s'entretiennent du temps que la terre « était encore molle
du déluge. » Et ce sont des brocanteurs, à moins que ce ne soient
des prophètes.
Il y a des prophètes à lassi : j'en connais au moins un. J'étais
entré dans une assez pauvre boutique d'antiquaire, où j'avais
aperçu un vieux bouquin que je désirais. Je m'étonnai des pré-
tentions de la marchande, mais j'allais m'exécuter, quand, d'une
petite pièce voisine, un jeune homme, qui nous avait entendus,
engagea avec cette femme, probablement sa mère, un âpre dia-
logue dans un jargon allemand. La femme furieuse finit par lui
jeter le livre entre les mains, tourna le dos et disparut par une
autre porte. Il s'avança, et me demanda la moitié du prix qui
m'avait été fait. Je considérai l'extraordinaire jeune homme :un
visage aux lèvres minces et au nez très aquilin, que travaillait
l'âcreté du sang et que dévoraipnt de grands yeux pleins de
fièvre. Comme il s'exprimait facilement en français, je me mis à
l'interroger. Il me répondit avec la préoccupation manifeste de
savoir qui j'étais et pourquoi j'étais à lassi. Je le lui dis. Sa
mère, un peu calmée, était revenue, attirée par de nouveaux
cliens. « Voulez-vous passer dans ma chambre, fit-il : nous
serons plus à l'aise. » Des livres traînaient sur la table. « Vous
travaillez? lui dis-je. — Je lis un peu : tenez, voici ce que je
lis. » Il me montra quelques tomes dépareillés de J.-J. Rousseau
et des livres de Lassalle. Et brusquement : « Vous m'avez de-
mandé si nous étions malheureux, si on nous tracassait. Oui, on
nous tracasse ; oui, nous sommes malheureux. Mais en quel
pays les pauvres ne le sont-ils pas? Cela ne nous empêchera
point de faire de grandes choses. Nous aimez-vous? — Je
cherche à vous connaître, » lui répondis-je. Il me regarda avec
une singulière fixité : « Vous aussi, vous ne nous aimez pas.
Je vous parlerai tout de même à cœur ouvert : j'ai beaucoup
réfléchi; je crois que le monde nous appartiendra. Oh! pas
comme vous l'entendez ! On dit que nos capitalistes gouvernent
l'Europe, ces capitalistes que, par respect de la fortune, vous
appelez des « Israélites » et qui ne sont que des Juifs dépravés.
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106 REVUE DES DEUX MONDES.
La gouvernent-ils vraiment? Mais ils la gouverneront^ c'est sûr.
Il faut que cela soit. Il faut que tout le crédit et tout Tor se con-
centrent en leurs mains. Nous en ferons du bonheur et de la
justice, car nous viendrons après eux, nous qu'ils essaient d'en-
dormir et de livrer endormis à l'avidité de leurs rabbins. Vous
vous figurez peut-être que nous sommes unis; et cependant c'est
chez nous, en nous, dans ce petit groupe dispersé aux quatre
coins de l'univers, que s'engagera le combat décisif qui changera
la société. » Ses yeux brillaient; mais, à mesure qu'il s'échauf-
fait intérieurement, sa voix devenait plus basse : « Le premier,
reprit-il , qui a osé prononcer le mot de socialisme en Rou-
manie, c'est un Juif. Il s'était associé à un nihiliste russe et à
un tsigane. Vous l'a-t-on dit? Mais il y manquait quelqu'un,
poursuivit. le jeune homme : il y manquait un paysan. Dans
trente ans d'ici, les paysans seront avec nous. Seulement, je ne
serai pas avec eux. Je grelotte de fièvre chaque soir, et je tousse
à me déchirer le poitrine. Alors, vous comprenez, je me hftte
de rêver et d'imaginer tout ce que je ne verrai pas, tout ce que
je voudrais tant voir I »
Sa mère se montra dans l'embrasure de la porte, inquiète de
notre long entretien, l'œil soupçonneux. Il la regarda et sourit :
« Elle craint que je me fatigue. On m'a défendu de parler et
même d'ouvrir un livre. Mais j'ai tant à dire et tant & lirel »
Je m'étais attardé : je n'eus que le temps de sauter dans une
de ces jolies voitures à un cheval et au joug surélevé, dont les
cochers russes sillonnent la ville ; et je passai ma soirée en com-
pagnie d'agréables Roumains qui — Dieu soit loué I — ne me
parlèrent point de révolution sociale ni de lutte entre les classes,
et qui m'entretinrent des belles chasses en hiver autour de lassi,
à travers ces collines giboyeuses où la Russie leur envoie, par
le pont glacé du Pruth, non seulement les lièvres, mais les
loups, les sangliers et les ours.
Il est difficile h un étranger de saisir les différences d'humeur
qui caractérisent les provinces d'un môme pays. Toutefois, s'il
me fallait discerner le Moldave du Valaque, je dirais que ce
dernier est plus pratique et le premier plus artiste. lassi a donné
à la Roumanie presque tous ses poètes et ses meilleurs écrivains.
Et lassi a l'honneur d'avoir fondé entre le parti libéral et le
parti conservateur, mais plus près de celui-ci, le parti de la
JeunessCi la Junima. D'abord cénacle littéraire, épris de litté^
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mm-^^-^^
A TRAVERS LA ROtrtIANIË. 107
rature nationale, les Junimistes ont bientôt tourné au groupe
parlementaire. C'est une loi, dans les pays qui se forment, que
les préoccupations de la politique absorbent rapidement Tacti*
vite de tous ceux qui rêvent ou qui pensent. La littérature rou-^
maine, si j'en excepte les deux poètes Alexandri et Eminesco,
doit peut-^tre ses meilleures pages à l'inspiration politique. Les
Roumains, nés orateurs, ont besoin d'une cause à plaider. Et
les Junimistes ont éloquemment plaidé toutes les causes de la
jeune Roumanie. Leur chef est M. Garp : il passe une partie de
l'année sur son domaine de Tibanesti, à une heure de chemin
de fer et quatre heures de voiture des portes de lassi.
VII. — UKE VISITE A M. CARP
On m'avait dit : « M. Carp a l'humeur orageuse comme le
ciel des Garpathes et changeante comme les flots du Pruth. Il
tonne, il éclaire, il déborde, — ou il est charmant; et l'on né
sait jamais, quand en va le trouver, si l'on recevra de lui des
rayons ou de la grêle. » Lorsque, après avoir traversé huit
bonnes lieues, sous la pluie, d'ime route noire entre des champs
de mais trempés et des mamelons jaunis, après avoir vu de vieux
fantômes ruisselans nous ouvrir d'espace en espace des barrières
féodales, j'arrivai h la masse de verdure où se cache la maison
de Tibanesti, je compris tout de suite que je n'avais rien à
craindre et que, par ce merveilleux esprit de contradiction dont
se plaignent ses adversaires, M. Carp opposait aux intempéries
de la nature une imperturbable sérénité.
On prétend que M. Garp préfère la civilisation germanique à
la française. Mais je ne saurais oublier que cet homme, ministre
en 1870, déclara fièrement dans les Ghambres roumaines ses
sympathies pour la France ; et, s'il affecte peut-être la brusque-
rie d'un vieux général allemand aux moustaches tombantes, toute
la gaité française rit dans son œil clair. Du moment où nous
nous levâmes de table jusqu'à l'heure où, sur ma prière, il me
fit reconduire à la gare, de midi jusqu'au soir, M. Garp fut dans
son salon, quHl ne cessa d'arpenter, comme sur une tribune aux
harangues. Tour à tour éloquent et spirituel, mordant et fami*
lier, il ne s'arrêtait que pour relever les quelques objections que
je lui adressais et qui venaient mourir à ses pieds : il les relevait
et repartait plus allègrement. J'avais l'impression d'être^ à moi
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108 REVUE DES DEUX MONDES.
seul, Tauditoire d'un homme d'État; et ce n'est pas un mince
plaisir, ni un plaisir que l'on goûte tous les jours. Je reverrai
longtemps sa silhouette nerveuse passer et repasser devant ces
hautes fenêtres et le paysage de cette première journée d'au-
tomne : un grand parc et plus loin des terres labourées et des
collines pâles comme des grèves. Les Juifs, les paysans, les
partis politiques, graves questions, passaient et repassaient avec
lui sur le ciel un peu brouillé de ce vaste horizon.
... (( Vous me dites que vous n'avez pas rencontré de Juifs
persécutés? Mais quand un préfet révoque l'autorisation donnée
à un Juif de séjourner sur une commune rurale et que son bon
plaisir ruine ce Juif, père de cinq ou six enfans, n'est-ce pas là
de la persécution? Persécution administrative, la pire de toutes!
Que leur reproche-t-on, à ces Juifs? D'occuper des places dont
nous ne voulions pas! Gomme les peuples uniquement agri-
coles, nous sommes dénués d'initiative. Et nous refuserions de
nous incorporer ces étrangers que nous avons appelés nous-
mêmes et de nous infuser ainsi les qualités qui nous manquent?
Je n'exploité pas mes biens; donc personne ne les exploitera!
L'admirable raisonnement! On affirme que les Juifs sont mé-
prisés et détestés. Avez-vous constaté chez le paysan le moindre
signe de mépris ou de haine? J'ai protégé récemment contre
l'administration un Juif dont mes paysans me suppliaient de
prendre la défense. Notre antisémitisme n'est qu'une forme de
la peur que nous inspirent les capitaux et l'industrie des étran-
gers. Cependant les Bulgares, les Bukovins, les Hongrois em-
portent, bon an, mal an, six millions que pourraient gagner les
habitans de ce pays. J'ai sur mes terres quinze cents paysans.
Je trouve des bergers tant que j'en veux; mais pas de vachers,
et jamais, jamais, un porcher. Les descendans de Trajan, garder
des porcs : fi donc! Ils ne sentent pas la nécessité. Personne ne
meurt de faim dans nos villages. Et l'on continue d'y travailler
la terre comme du temps de Basile le Loup!
... « Ah! vous semblez croire que nous nous désintéressons
du sort des paysans! Mais nous sommes un certain nombre
d'honnêtes propriétaires qui vivons sur nos propriétés et qui es-
sayons de secouer Tapathie de nos campagnards. Nous l'essayons :
seulement, nous n'y parvenons point. Mes labours de maïd, àmoi,
sont achevés aux derniers jours de lautomne. L'humidité pénètre
la terre, la gelée y tue les herbes parasites, tandis qu'au sortir
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A TRAVERS LA ROUMANIE. 109
de rhîver, les bœufs sont trop faibles pour labourer assez pro-
fondément. J'obtiens ainsi une moisson d'un quart plus riche, qui
crève les yeux de mes paysans. Pensez-vous qu'ils suivent mon
exemple? Ils se disent que le maïs du propriétaire, ça doit toujours
mieux pousser et que c'est l'ordre du monde qui veut ça. J'ai entre-
pris de les amener à une idée plus exacte de Tordre du monde,
et, une année, j'ai fait, à mes frais, labourer leur lopin de terre.
Résultat: une récolte excellente. Ils s'en réjouirent... et ne re-
commencèrent pas ! Nous avons institué une école d'agriculteurs.
Mais, en trente ans, elle a produit dix agriculteurs. J'ai proposé
à des jeunes gens qui en sortaient de venir sur mes terres :
« Monsieur, m'ont-ils répondu, nous sommes diplômés et nous
voulons des traitemens de quatre mille francs. — Bien, mes
amis, faites-vous bureaucrates! » Et depuis ils labourent con-
sciencieusement des feuilles de papier. Ces gaillards-là trans-
forment le licdu en rond de cuir!
... « Nous ne sommes pas en monarchie; nous sommes en
bureaucratie ! Les libéraux, fils de petits boyars enragés contre
les grands, étaient fort empêchés de s'appuyer sur le Tiers-Etat,
puisque le Tiers-État n'existait point : ils se créèrent une clien-
tèle bureaucratique, et les conservateurs s'en créèrent une autre.
En ce moment, le pays est divisé en deux factions; l'une qui
attend que Carp ou Cantacuzène arrive au pouvoir afin d'envahir
les préfectures, les mairies et les bureaux; l'être qui les a
envahis... Mon programme? Il est simple. Absorbons nos Juifs.
Je ne dis pas : naturalisons-les en masse. Je dis : absorbons-les.
attirons les capitaux étrangers. Cessons de considérer les hommes
qui habitent au delà des frontières comme des ennemis toujours
prêts à jeter un filet d'or sur notre indépendance. Les Roumains
sont attaqués d'une maladie terrible, la maladie des idées géné-
rales. Elle commence par l'inaptitude à toute espèce d'entreprise
mdustrielle et par l'illusion qu'on est un homme d'État : elle
finit par la paralysie complète devant un bureau d'expéditeur,
le n'y vois d'autre remède qu'une politique sans clientèle. Mes
amis et moi, nous coupons derrière nous cette queue de parti-
sans qui, dans le combat des idées, no cherchent qu'à dépouiller
Ifô vaincus. Instruisons les paysans; mais, pour l'amour do
Bieu, ne leur farcissons pas le cerveau des subtilités du parfait
et du plus-que-parfait! Nos programmes d'enseignement encyclo-
pédique et nos cantines scolaires me rappellent cette caricature
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110 REVUE DES DEUX MONDES.
française où deux jeunes gens se montraient une pièce de cent
sous: (( Irons-nous dîner, demandait l'un, ou danser au bal de
rOpéra? » Et l'autre répondait : « A quoi bon se donner le né-
cessaire, quand on peut s'offrir le superflu? »
... « Il y a quelque mélancolie peut-être à se dire, lorsqu'on
a mon &ge, qu'on représente le parti de l'avenir. Mais cette mé-
lancolie ne va pas sans une certaine fierté. Je laboure, à la fin de
mon automne, pour une moisson que je ne récolterai pas.
L'hiver neigera sur la terre comme sur ma tête. Vieux cultiva-
teur de maïs, j'ai confiance dans l'hiver. Et l'on me rendra au
moins cette justice que je n'ai jamais trottiné derrière la popu-
larité ni courbé les épaules devant la majesté du pouvoir... »
L'âme de la Roumanie est foncièrement optimiste, et son
optimisme se communique presque à tous ceux qui foulent ses
fertiles terroirs. Le moyen de douter de l'avenir, quand on entend
sourdre sons ses pas des promesses d'abondance? Gomme mon
petit .prophète de lassi, et h l'autre extrémité de la sociétéi
M. Carp salue déjà le soleil qui luira sur les hommes de demain.
C'est en somme l'expression la plus haute et la plus désintéressée
que puisse prendre notre amour de la vie.
La pluie avait cessé, quand je m'éloignai de Tibanesti. La
pleine lune s'était levée sur ces solitudes. Le sabot des chevaux
faisait de sourds clapotemens dans la terre grasse. A moitié
route, le bourg juif de Negresti nous apparut, et des parfums
m'arrivèrent enveloppés d'une musique de danse. J'aperçus à
travers une foule de paysans assemblés à la porte d'une demeure
ouverte un bal où tournoyaient des robes blanches. Ce ne fut
qu'un éclair : la steppe nous ressaisit.
... Encore un arrêt dans les champs moldaves: une salle
d'auberge ; deux paysans qui boivent de la souika, un Juif qui
les sert, et un tsigane, son violon sous le bras, qui regarde par
l'étroite lucarne le clair de lune. J'aurais voulu être peintre.
Comme plancher, de la terre battue; comme table, un tréteau;
comme comptoir, deux tonneaux sous un rayon de bouteilles :
les paysans aux cheveux longs et rares, les yeux rivés à la table;
le Juif, tête carrée par le haut et pointue par le bas, Tair impas-
sible ; le tsigane, le collet relevé sur sa tête d'oiseau sauvage : les
quatre hommes silencieux. Quelle histoire de la souffrance hu-
maine, et qui remplirait dos nuits entières, si tout le passé de
ces hommes à travers les âges leur montait aux lèvres! Que de
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A TRAVERS LÀ ROUMANIE. 111
routes sans an, que d exils, que de persécutions, que de sursauts
et de paniques, que de larmes et de sang ! Allons, tsigane, montre-
nous sur ton corps la place où tes pères étaient fouettés de verges,
et l'endroit où s'imprimait le fer de l'esclavage ! Paysans qui
étreignez vos verres, ne vous souvient-il plus de vos ancêtres
suspendus par les pouces au-dessus d'un fagot crépitant? Et
toi, Juif ^- sors d'un effrayant tunnel d'angoisse. Et je te sens
tout de iiéme le plus robuste et le plus vivant de ces quatre
hommes où ont abouti tant de misères. C'est pourquoi ma pitié
s'attable de préférence à côté des paysans. Quant au tsigane,
ouvrez-lui la fenêtre : il brûle de s'enfuir et de dévorer l'es-
pace, à cheval sur un rayon de lune.
On n'attend pas que je tire une conclusion de cette simple
promenade dans un pays qui m'a semblé curieux et où j'essayai
de noter scrupuleusement des physionomies et des entretiens.
A d'autres, de conclure I Pour moi, si j'étais Roumain, je crois
que je me plaindrais moins des Juifs. Certes, je regretterais que
mes ancêtres eussent commis l'imprudence de les attirer; je me
rappellerais qu'ils n'ont réclamé des droits de citoyens qu'au
lendemain de la victoire et à l'heure de la prospérité ; mais, tout
en leur refusant une naturalisation rapide, je leur rendrais plus
équitable l'accès à l'indigénat. Si j'étais Juif, je me plaindrais
certainement moins des Roumains; mais je protesterais contre
une loi militaire qui m'obligerait de servir un État dont je ne
serais pas le citoyen (1). Si j'étais' historien, j'admirerais les
Roumains et les Juifs d'avoir persévéré, malgré toutes les tour-
mentes, dans leur vie nationale, et les uns de s'être dégagés
d'une oppression séculaire, les autres d'offrir aux vexations une
si belle résistance. Si j'étais moraliste, je réprouverais peut-
être... Mais comme je ne suis ni moraliste, ni historien, ni
Jaif, ni Roumain, je descends vers le Danube.
André Bellessort.
(i) n est Trai que cette loi n'a été faite que pour arrêter l'immigration mena-
çante des Juifs de Pologne et de Galicie. D'ailleurs je renvoie ceux que cette ques-
tion Juive intéresserait à l'excellente brochure de M. Jean Lahovary : la Question
iiméUte en Roumanie (Bucarest» 1902) et à l'ouvrage de Verax : la Roumanie et les
JuifÉ (Bucarest, 1903), le plus complet qui ait paru. Notons aussi, dans un tout
autre esprit, le violent réquisitoire de M. Bernard Lazare, les Juifs en Roumanie
(CoAiert <fo la quinMoine).
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i
L'ŒUVRE
DE
SAINTE-BEUVE
Il a essayé d'être romancier, et il a voulu être poète. Et Ton
ne saurait dire sans injustice que son œuvre a été comme non
avenue dans l'histoire du roman et de la poésie française. Mais
sa véritable gloire n'est point là. Ce n'est pas, ou ce n'est guère
à l'auteur de Volupté et des Pensées d'aoïU qu'on a consacré tant
de travaux récens (1); c'est d'un autre Sainte-Beuve que l'on
vient de célébrer le centenaire. Et son œuvre à celui-là pourrait
être définie d'un mot : // a constitué la critique en dignité.
1
(( La critique est la femme de chambre des Muses; et il n'y a
que les petits esprits qui courtisent la suivante, ne pouvant
plaire à la maîtresse. » Ce joli mot d'un critique exprime assez
bien ce qu'avant Sainte-Beuve les écrivains d'imagination et les
critiques eux-mêmes pensaient de la critique, de son importance
(1) Vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu. Pion, 1901 ; —
Table alphabétique et analytique des Premiers Lundis, Nouveaux Lundis et Portraits
contemporains, Calmann-Léyy, 1903; — G. Michaut, Sainte-Beuve avant les
« Lundis », 1903; Éludes sur Sainte-Beuve; Le « Livre d'amour • de Sainte-Beuve,
1904, Fontemoing; — G. Latreîlle et M. Roustan, Lettres inédites de Sainte-Beuve
à Collombet, Société française d'imprimerie et de librairie, 1903 ; — Léon Séché,
SSainte-Beuve : son esprit, ses idées, ses mœurs, 2 vol. ; Correspondance inédite de
Sainte-Beuve avec M. et Af"* Juste Olivier, publiée par M"* Bertrand, avec une
introduction et des notes par Léon Séché, librairie du Mercure de France, 1904 ;
— Le Livre d*or de Sainte-Beuve, publié à l'occasion du centenaire de sa nais-
sance, par le Journal des Débats, Fontemoing, 1904.
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PffWIPp^l^^
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 113
et de son rôle; et il en est bien peu qui n'y eussent entière-
ment souscrit.
Voici Du Bellay. Certes, il attachait un certain prix, et un
grand prix à la Défense et illustration de la langue française.
Mais son manifeste une fois lancé, voyez comme il s'en désinté-
resse. Il ne prend même pas la peine d en revoir et d'en corriger
les éditions successi'ves (1) : à part quelques autres rapides escar-
mouches, il est tout à son œuvre d'humaniste et de poète. C'est
que pour lui, comme pour Ronsard, la critique n'est pas une fin,
mais un moyen, un moyen de ruiner une certaine notion de
l'art et a'en faire triompher une autre. Ce triomphe ime fois as-
suré, ou du moins préparé, ils s'empressent de retourner à leurs
vers, et de réaliser par des œuvres non abstraites leur propre
idéal. La critique n'a été qu'un accident, un épisode dans leur
vie. Ce sont des artistes égarés un moment dans la critique.
Cette conception un peu intéressée et, si l'on osait dire, apo-
logétique de la critique a duré bien près de trois siècles. Cor-
neille, Racine et Molière n'en ont pas eu d'autre. Quand l'un
composait ses Examens ou ses Discours , le second ses Préfaces^
et le troisième sa Critique de ï École des Femmes, ils n'avaient
tous trois pour objet que de défendre et de légitimer leur façon
personnelle de comprendre leur art. Ils étaient poètes, dira-t-on,
et rien n'est plus naturel. Mais ceux mômes qui sont nés cri-
tiques n'agissent pas autrement. La critique ne leur suffit pas;
pour consacrer leur réputation littéraire, c'est sur la littéra-
ture d'imagination qu'ils comptent. Chapelain se croit tenu
d'écrire la Pucelle. Malherbe ne se serait pas reconnu le droit
de régenter comme il l'a fait les auteurs ses contemporains ou
ses devanciers, s'il n'avait lui aussi prêché d'exemple et fait
œuvre de poète. Boileau de même. Nous n'en sommes assuré-
ment plus, comme au temps du romantisme, à refuser à l'au-
teur des Satires tous les dons proprement poétiques ; très volon-
tiers nous lui reconnaissons certaines parties du vrai poète.
Mais enfin, Boileau est avant tout pour nous un critique, et nous
ne voyons pas très nettement ce que VArt poétique eût gagné à
ne pas être écrit en vers. Lui-même et ses contemporains en ont
jugé tout autrement. Personne, de son temps, n'a été tenté de lui
retourner son fameux : « Que n'écrit-il en prose ! » qui parfois,
(i) Voir rexcellente édition de M. Henri Chamard, Fontemoing, 1904
TOME XXVI. — 1905. 8
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H 4 REVUE DES DEUX MONDES.
avouoxis-le, nous vient aux lèvTes en le lisant de nos jours. « Il
y a, disait Sainte-Beuve, nombre de pensées droites, justes, pro-
verbiales, mais trop communes dans Boileau, que La Bruyère
n'écrirait jamais et n'admettrait pas dans son élite. » Et cela est
vrai. Mais de là à prétendre que La Bruyère, comme Tinsinue
Sainte-Beuve encore, avait conscience de sa supériorité sur
Boileau, et qu'il s'est délibérément proposé de faire « quelque
chose de mieux et de plus fin, » il y a, ce semble, une singu-
lière distance. La Bruyère n'a pas eu pour Boileau d'autres
sentimens que Bacine, La Fontaine ou Molière, et ceux-ci n'au-
raient pas eu à l'égard du « législateur du Parnasse » l'amicale
déférence que Ton sait, s'ils n'avaient pas vu en lui un poète, im
de leurs pairs par conséquent, et dont ils pouvaient sans déroger
suivre 1^ directions et accepter les conseils. L'art de « faire diffi-
cilement des vers faciles, » il l'avait pratiqué avant de l'en-
seigner aux autres; et son enseignement n'aurait eu peut-être
aucune action si ses vers n'en avaient point prouvé la légitimité
et souligné importance. Ce n'est pas la haute valeur de sa cri-
tique qui a fait la fortune de sa poésie; c'est au contraire sa
poésie qui a consacré et imposé son autorité critique.
Nous venons de parler de La Bruyère. Le moraliste des
Caractères est, à ses heures, chacun le sait, un critique littéraire
exquis. Il partage ce privilège avec Pascal et avec Fénelon.
Mais tous trois n'ont touché à la critique qu'en passant, en
« honnêtes gens » qui donnent leur avis sur des questions à
Tordre du jour, mais non pas du tout en professionnels. Leurs
préoccupations dominantes sont ailleurs. Pascal ne s'y serait
point arrêté, si, convaincu comme il l'était, de la valeur persua-
sive du style, il n'avait cru de son devoir d'apologiste d'en con-
naître les procédés et d'en étudier les lois. Fénelon s'est diverti
un jour à écrire la Lettre à l'Académie; mais qu'est-ce que ce
mince opuscule dans toute l'œuvre de Fénelon? Peu de chose
assurément en comparaison des Maximes des Saints et du Traité
de fexistence de Dieu. La Bruyère même, le plus « auteur »
d'entre eux, n'a qu'un chapitre sur les Ouvrages de F esprit ^ et jo
me demande s'il n'attachait pas plus de prix au portrait à'Onuphre
ou à celui de Ménalque qu'aux pages, si délicates pourtant, où ri
abordait les problèmes d'art et de goût. Les prosateurs comme
les poètes ne se livrent alors à la critique que par occasion : ils
n'en tiennent pas boutique ou enseigne, comme eût dit Pascal
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w^mm^
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. H5
Ce n'est pas encore un genre classé : ils croiraient déchoir s'ils
pouvaient être soupçonnés d'en faire métier.
Faut-il faire une exception pour Bayle? Si la principale
fonction du critique consiste à apprécier les livres d'autrui, il
semble que la vie de Bayle réponde assez bien à cette définition.
Il avait un vrai tempérament de journaliste, et les articles de
journal ou de Revue abondent dans son œuvre : le Dictionnaire
n'est qu'une collection d'essais ou d'articles, que l'auteur a pris
soin de recueillir, en prévision du futur Voltaire et de ses dis-
ciples. Mais Bayle est un théologien et un philosophe autant
qu'un critique. Il est aussi un érudit, un érudit qui, pour l'énor-
mité indigeste et parfois puérile de son information, rappelle les
hommes de la Renaissance. Enfin et surtout, il n'a absolument
aucun goût, aucun sentiment de Tart, et c'est pourquoi l'on hé-
site à voir en lui, conmie le voulait Sainte-Beuve, une incarna-
tion complète du véritable « génie critique. »
En tout cas, il n'a pas fait école. Et la critique, après lui,
continue à ne pas former une province séparée de la production
littéraire. Si l'on recueillait toutes, ou du moins presque toutei^
les pages où Voltaire, « ce gigantesque journaliste, » conmie
l'appelle quelque part Michelet, a traité des « ouvrages de l'es-
prit, » on en ferait un volume considérable, et qui, pour l'in-
térêt, la justesse alerte et malicieuse, non seulement ne le céde-
rait h aucun autre du même écrivain, mais encore pourrait lui
faire pardonner bien des écarts de pensée et de plume. Seule-
ment, ce serait un volume d' « extraits, » et pas autre chose.
La critique, chez Voltaire, s'insinue un peu partout ; elle ne se
réduit jamais à une forme déterminée. On ne trouverait même
chez lui rien d'analogue à ces Éléf/iens de littérature que Mar-
montel avait dispersés dans VEncyclopidie^ et qui sont sans doute
Ton des premiers recueils d'études critiques à la moderne que
nous aient légués les siècles antérieurs.
Déjà, en efl'et, vers la fin du xviii* siècle, la critique tendait à
prendre conscience d'elle-même, et à s'organiser comme puis-
sance indépendante. La Harpe, dont on a trop médit, sur la foi
de ses nombreux adversaires, a joué le rôle et il a fait le métier,
— puisqu'il a été longtemps « professeur de littérature, » — d'un
véritable critique. Il a porté dans ses fonctions un sérieux, et,
avec certaines étroitesses et certaines ignorances, une conscience,
on esprit de continuité et un talent de style auxquels on n'a
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
pas suffisamment rendu hommage. Enfin, il a été par la date le
premier de nos historiens littéraires. Il semble donc qu'avec
La Harpe, la critique, telle que nous l'entendons, soit en
possession de tous ses attributs essentiels. Mais La Harpe,
comme Marmontel, ne s'est pas contenté d'être critique. Il a
été poète, et poète dramatique, et une partie de son œuvre
a fait tort à l'autre. De plus, il a été tellement bafoué pendant
sa vie et après sa mort, on a tellement exploité contre lui cer-
tains défauts et certaines intempérances de caractère, bref, on a
si bien réussi à envelopper ses livres dans le discrédit (pi'on a
jeté à pleines mains sur sa personne, que l'on a trop aisément
méconnu l'originalité de son effort. Après lui, comme avant lui,
la critique avait besoin encore, pour valoir tout son prix et
remplir toute sa mission, d'être définitivement et officielle-
ment enlevée aux folliculaires à gages et aux gazetiers famé-
liques.
Deux grands écrivains, deux nobles esprits, au lendemain do
la Révolution, sy sont généreusement employés. Après le livre
de la Littérature^ après celui de F Allemagne, après le Génie du
Christianisme surtout peut-être, il n'était plus permis de voir
dans la critique l'occupation désespérée d'écrivailleurs sans
portée et sans conscience. On ne fuit pas facilement à un Chateau-
briand ou à une M"* de Staël la réputation, d'ailleurs imméritée,
d'un Fréron. Tous deux renouvelaient par la critique la concep-
tion même de la littérature. M""* de Staël invitait à regarder
par-dessus les frontières. Chateaubriand S s'inspirer du christia-
nisme. « Il restera vrai, écrivait bien plus tard, en 1841, Cha-
teaubriand à Alfred Michiels ; il restera vrai que j'ai posé les
premiers fondemens de cette critique moderne que tout le
monde suit aujourd'hui, en montrant ce que la religion chré-
tienne a changé dans les caractères des personnages dramatiques
et dans les descriptions de la nature, en chassant les dieux des
bois. » C'était se rendre à. lui-même un juste et fier hommage.
Aussi, et quoique ni Chateaubriand, ni M"* de Staël n'aient été de
purs critiques, voyons- nous se former autour d'eux toute une
école d'écrivains, les Fauriel, les Villemain, les Ampère, les
Nisard, qui consacrent à la critique une activa té qu'en d'autres
temps ils eussent sans doute tournée ailleurs. On les lit, on les
applaudit quand ils professent à la Sorbonne, au Collège de
France ou à l'École normale; ils ont du succès; on les invite à
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^^^
L ŒUVRE DE SAINTE-BEUVE.
117
r Abbaye au Bois ; on commence enfin à les traiter comme de
véritables hommes de lettres.
Et cependant, môme alors, on ne les considère pas toujours,
ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme les égaux des grands
écrivains qu'ils coudoient, et qui, parfois, daignent les honorer
de quelques conseils. On sait tout le mépris que les romantiques
ont professé pour la critique, « puissance des impuissans, »
comme l'appelait Lamartine, et pour tous ceux qui la représen-
taient ; et Ton se rappelle les amusantes déclamations de la Pré^
face de Cromweli. Les critiques les plus indépendans n'ont d'ail-
leurs que trop encouragé cette manière de voir. Ils n'ont pas pris
leur art ou leur mission suffisamment au sérieux. La critique a
trop souvent été pour Villemain un prétexte à des digressions
politiques, en attendant qu'elle lui fût un moyen de jouer à son
tour un rôle politique. Et Nisard, le classique Nisard, l'auteur
des Poètes latins de la décadence, veut-on le voir dans la vérité
de son attitude à l'égard d'un poète, et d'un grand poète? Qu'on
lise certaine Préface, — qu'il a jugé bon de ne pas réunir en vo-
lume, — et qu'il a écrite pour un recueil d'articles sur les
Mémoires d' Outre-Tombe, Je n'en veux détacher que ces lignes
significatives. Nisard se représente admis à feuilleter le manu-
scrit des Mémoires, et, au moment de prendre congé, exprimant
8on admiration à Chateaubriand :
Et moi, écrit-il, j'éprouvais, faut-il le dire, une joie exquise de voir qu'un
homme chétifj n'ayant que le don de sentir vivement les œuvres du génie, et
celui, plus rare peut-être, de savoir pourquoi ses écrits n*en sont pas, et
d'en prendre son parti, pouvait, par un accent sincère, avoir prise un mo-
ment sur un homme supérieur, et comment il n'était pas impossible que le rat
donnât du coeur au lion...
Ces lignes sont datées de 1834. A cette époque, la critique a
enfin conquis son droit à l'existence. Elle existe comme un
genre à part; mais, de l'aveu de tous, et des critiques eux-
mêmes, elle est un genre inférieur. On lui appliquerait volon-
tiers la définition qu'au xviii» siècle Voltaire donnait du roman :
« la production d*un esprit faible, écrivant avec facilité des
choses indignes, d'être lues par des esprits sérieux. » Et, de fait,
elle est exactement dans l'état où était en France, avant Rous-
seau, le genre du roman. On lui reconnaît le droit de vivre de
sa vie propre : elle n'a pas encore ses lettres de noblesse.
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lié
REVUE DES DEUX MONDES.
II
Dn roman à la critique, et de la critique au roman» la distance, à pré-^
sent, n'est pas grande. Les deux genres se sont si bien transformés depuis
trente ans» qu'en partant de points très éloignés, ils sont Tenus se rencon-
trer sur le même terrain... Si le roman s'emploie à nous montrer ce que
nous sommes, la critique s'emploie à nous montrer ce que nous avons été.
L'un et l'autre sont maintenant une grande enquête sur Vhomme^ sur tcmtes
les Tariétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénéres-
cences de la nature humaine . Par leur sérieux, par leur méthode, par leur
exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se
rapprochent de la science. On peut blâmer une pareille tendance, mais oa
ne peut nier qu'elle ne soit dominante, ni contester qu'au bout d'un ou
deux siècles l'enquête poursuivie sur tous les points du présent et dupasse,
ordonnée en système, assurée par des vérifications constantes, ne doive
renouveler les conceptions les plus importantes de l'esprit humain.
Ces lignes sont de Taine, — dans un article peu connu, qui
ne figure que dans la seconde édition des Essais de critique et
(Thistoire, — et elles sont datées de 1865. Elles aurai^t bien
surpris un Balzac ou un Victor Hugo; elles auraient moins
scandalisé un Flaubert. <c Vous me parlez, écrivait ce dernier à
George Sand^ vous me parlez de la critique dans votre dernière
lettre, en me disant qu'elle disparaîtra prochainement . Je crois
au contraire qu'elle est tout au plus à son aurore. » £t à la façon
dont il parlait de cette critique nouvelle, il est aisé de voir que
la sympathie et la déférence réciproques ont désormab remplaeé
les superbes railleries d'autrefois. C'est que de puissans esprits,
de rares écrivains ont passé par là. Taine, né philosophe, et
obligé par les circonstances de se consacrer tout d'abord aux
lettres, dès son premier livre, s'efforce de « faire de la critique
une recherche philosophique ; » il y réussit, et de cet effort, la
critique sort entièrement renouvelée. Renan, que les nécessités
de la vie quotidienne, les conseils d'Augustin Thierry et le désir
de se faire connaître du grand public ont tourné vers la critique,
a dit bien souvent en quelle haute estime il tenait ce genre, qu'il
a d'ailleurs renouvelé lui aussi et si remarquablement pratiqué.
C'est la critique, déclarait-il, qui seule peut empêcher le monde
« d'être dévoré par le charlatanisme. » Et n'allait-il pas, dans sa
ferveur pour elle, jusqu'à écrire : « L'étude de Thistoire litté-
raire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe
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L'oBUVRE de SAINTE-BEUVE. 119
des œuvres de Tesprit humain? » Et encore : « La critique a
admiré jusqu'ici les chefs-d'œuvre des littératures, comme nous
admirons les belles formes du corps humain. La critique de
l'avenir les admirera comme Tanatomiste, qui perce ces beautés
sensibles pour trouver au delà, dans les secrets de Foi^anisa-
tion, un ordre de beautés mille fois supérieur. » Nous voilà bien
loin de ce mépris que po^tes et romanciers affectaient jadis pour
ceux qui, par impuissance et stérilité d'esprit, pensaient-ils,
faisaient métier d'apprécier leurs œuvres. Scherer, ce Renan
protestant, une fois détaché de ses croyances religieuses 6t de
ses fonctions pastorales, ne croit pas déchoir en se vouant pour
le reste de sa vie à la critique, où, entre Renan et Taine, on sait
la place considérable qu'il s'est faite. Enrichie par tous ces apports
successifs, illustrée par tous ces talens, honorée par tous ces
hommages, élevée par les uns au rang de la philosophie, par les
autres au rang de la science, par d'autres enfin au rang de l'art,
la critique, dans ce dernier demi-siècle, ne se reconnaîtrait plus
dans ce malicieux portrait que traçait d'elle autrefois La Bruyère :
« La critique n'est pas une science, c'est un métier, oti il faut
plus de santé que d'esprit, plus de travail que de capacité, plus
d'habitude que de génie. »
Et assurément, ce n'est pas sans soulever parfois des protes-
tations véhémentes que la critique a peu à peu conquis dans là
série des genres littéraires l'ime des premières places. Il serait
facile de relever dans les œuvres des jeunes poètes et des jeunes
romanciers contemporains la trace ironique ou indignée des
injustes ou puérils dédains d'autrefois. Combien d'entre eux
sont encore tentés de croire que l'unique raison d'être de la cri-
tique et des critiques est d'annoncer et de prôner leurs œuvres!
 cette condition, ils consentiraient peut-être à nous laisser
vivre. Mais qu'on n'aille pas leur dire qu'il y a plus de « génie,»
— ou, si l'on préfère, plus de pensée, plus d'observation morale
et de talent de style, — dans tel article de Taine que dans tous
leurs vers ou leurs romans réunis. Ils nous renverraient triom-
phalement à ces boutades de Flaubert : « La critique est au
dernier échelon de la littérature, comme forme presque tou-
jours, et comme valeur morale; incontestablement elle passe
après le bout^rimé et l'acrostiche, lesquels demandent au moins
un travail d'invention quelconque. » « 0 critique! s'écriait encore
l'auteur de Bowxvrd et Pécuchet^ éternelle médiocrité qui vit sur
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120 KEVUE DES DEUX MONDES.
le génie pour le dénicher ou pour l'exploiter, race de hannetons
qui déchiquetez les belles feuilles de Tart ! » Mais enfin, des dé-
clarations de ce genre deviennent chaque jour de plus en plus
rares. Il devient de plus en plus malaisé de prétendre que
V Histoire de la littérature anglaise exige moins d'invention qu'un
acrostiche et un bout-rimé. Et le jour n'est pas loin où ces
façons de concevoir la critique paraîtront aussi surannées et
provoqueront autant de sourires que le jugement que nous
avons cité de Voltaire sur le genre du roman.
Et cela est si vrai, la critique a si bien obteniî droit de cité
dans la haute littérature, que nombre de romanciers contempo-
rains ont débuté par la critique, et, bien loin d'avoir honte de
leurs débuts, reviennent volontiers à ce genre d'études qui a com-
mencé leur réputation. Tel est par exemple le cas de M. Bourget,
de M. E.-M. de Vogiié, de M. Edouard Rod,de M. Anatole France.
Le premier écrit de M. Anatole France est une étude sur Alfred
de Vigny, et ses nombreuses préfaces à des éditions d'auteurs
français classiques ou modernes, ses feuilletons de la Vie litté-
raire surtout ont sans doute plus fait pour le révéler au grand
public que les Noces corinthiennes et peut-être même que le Crime
de Sylvestre Bonnard. M. Rod a mené presque toujours de front
le roman et la critique ; et ses Etudes sur le XIX^ siècle, ses
Idées morales du temps présent surtout ont certainement plus
contribué à attirer l'attention sur lui que Palmyre Veulard, son
premier roman. Quel que soit le mérite des premiers vers et des
premières nouvelles de M. Bourget, sa véritable entrée dans les
lettres et dans la renommée date des Essais de psychologie con-
temporaine; et ni le Disciple y ni la Terre Promise, ni Un Divorce
même n'ont fait oublier aux connaisseurs ces pages d'une sincé-
rité si passionnée et d'une pénétration si vibrante. Qu'on songe
anfin à tout ce qui manquerait à l'œuvre de M. de Vogué, — et à la
littérature contemporaine, — si V admirable Roman ru5^^ n'existait
pas. De tels faits, de tels exemples parlent assez haut, et prouvent
surabondamment la place éminente qu'occupe la critique dans
les préoccupations et dans les habitudes littéraires d'aujour-
d'hui.
« Ce sera un des ridicules du xix« siècle aux yeux de la pos-
térité qu'il ait laissé moins de livres proprement dits que de livres
consacrés à rendre compte des livres. » Celui qui parle ainsi, non
sans injustice peut-être, c'est un écrivain de verve et de talent
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l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 121
qui, de son propre aveu, s'est eau tonné exclusivement dans la
critique, et qui y a dépensé sans compter des trésors d'esprit, de
bon sens, de lucidité et d*expérience morale. M. Emile Faguet,
— car c'est lui, — est ici trop modeste, comme toujours. Il feint
d'ignorer que la critique, telle qu'il la pratique avec quelques
autres, exige des dons aussi rares que le roman, le théâtre ou la
poésie; il affecte même de croire qu'elle « n'a aucune espèce
d'influence ; » en un mot, il oublie ses livres. Mais on peut en
appeler contre M. Faguet à M. Faguet lui-même. Il nous avoue
quelque part certains « péchés de jeunesse, » des vers, des com-
mencemens de romans ou de nouvelles. Il n'aurait pas jeté aîi
feu ces essais juvéniles, il aurait récidivé, et récidivé publique-
ment, bref, il ne se serait pas condamné à ne faire que de la cri-
tique, s'il avait, dans son for intérieur, cru travailler à une œuvre
moins élevée et moins utile.
Enfin, il y a un écrivain contemporain qui, celui-là, n'a
jamais fait ni voulu faire que de la critique, qui y a mis son
point d'honneur en quelque sorte, et qui a vu là un emploi suf-
fisant de son activité littéraire. Jamais non plus il n'a failli à
revendiquer hautement les droits et les prérogatives du genre
qu'il avait délibérément adopté. Que de fois M. Brunetière n'a-t-il
pas déclaré que la critique elle aussi était « une forme de
l'action ! » Et qui ne se rappelle ici même la belle page, véhé-
mente comme un défi ou une déclaration de guerre, oti il expo-
sait le programme de sa vie et sa conception de la critique (1) !
La critique ainsi comprise est non seulement utile, elle est indis-
pensable à l'écrivain d'imagination ; elle éclaire et elle lui crée
son public ; elle le met en garde contre ses défauts, elle l'aide à
prendre conscience de lui-même, à exploiter utilement son
talent; elle est pour lui la plus précieuse des collaboratrices; à
un point de vue plus général encore, elle entretient, elle renou-
velle le culte des chefs-d'œuvre ; elle relie entre elles les géné-
rations successives ; elle jette sur toute sorte de sujets des idées
dans la circulation : n'est-ce pas là un emploi de la vie et de la
pensée qui en vaut un autre, et qui, pour être différent peuf-
étre, ne le cède à aucun autre en noblesse, en intérêt général et
en utilité sociale?
Et si l'on trouve que ce sont là des théories de critique trop
(!) Voyez dans la Revue du 1" Janvier 1892 la lin de l'article Sur la « Littéra-
ture •.
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122 REVUE DES DEUX MONDES.
intéressé à ne pas médire de son métier ou de son rôle, écou-
tons maintenant un poète, un romancier, un dramaturge, qui,
dans ce dernier domaine surtout, s'est fait une place singulière-
ment enviable. « J'ai dessein, écrivait il y a quelques années
M. Jules Lemaître, j'ai dessein de reprendre et de poursuivre
cette série des Contemporains , interrompue pendant cinq ou six
ans par des besognes à la fois plus ambitieuses et au fond plus
frivoles. Car c'est sans doute encore la forme de la critique qui,
à propos des personnes originales de notre temps ou des autres
siècles, permet le mieux d'exprimer ce qu'on croit avoir, touchant
les objets les plus intéressons et même les plus grands j d'idées gé-
nérales et de sentimens significatifs. » Si parfois la critique a été
l'objet d'injustes dédains, la voilà maintenant bien vengée.
Ainsi donc, mêlée et confondue longtemps avec tout ce qui
n'était pas elle, la critique peu à peu, et non sans peine, s'était
constituée comme un genre déterminé. Mais, il y a cinquante ou
soixante ans, on la tenait encore pour un genre (c inférieur; i>
elle était, aux yeux des critiques eux-mêmes, l'apanage des
« petits esprits, » des écrivains « chétifs », des imaginations
indigentes et stériles. Quelques années se passent, et tout est
cbangé. La critique passe désormais pour un genre qui, dans
l'estime des lettrés et du public, est l'égal des plus grands. De
vigoureux, de nobles esprits le cultivent sans infidélité et sans
défaillance. Des romanciers, des poètes, des auteurs dramatiques,
qui ont le choix entre des formes diverses de leur pensée, ne
cachent pas pour la forme de la critique leur vive sympathie,
quelquefois même, on l'a vu, leur préférence. Le changement
d'attitude est complet; et il est aussi général qu'il est significatif.
Le principal, sinon l'unique artisan.de cette transformation,
c'est Sainte-Beuve.
III
Il avait débuté au Globe en 1824, à vingt ans, par de mo-
destes comptes rendus où il y avait plus de conscience que
d'originalité et de talent. La critique alors, — il en fut, on le
sait, pour lui longtemps ainsi, — est fort loin de remplir tout
son idéal de vie littéraire. Elle est surtout, à ses yeux, un moyen
de gagner quelque argent, d'échapper à l'obsession d'un métier
pour lequel il ne se sent point fait, celui de médecin, et une
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mm
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. .423
façon aussi de pénétrer dans les lettres par une porte dérobée.
Il a d'ailleurs du goût, des lectures, un certain sens historique,
et une prédilection déjà marquée pour (c les coteaux modérés. »
Avec cela, le désir de voir clair et de montrer qu'il n'est point
dupe. « Le propre de tout vrai critique, disait-il plus tard, est
de ne pouvoir garder longtemps le mot qu'il a sur le bout des
lèvres: cela le démange. Très jeune, dans un journal, leGlobCj
j'étais comme cela. » En môme temps, car il faut vivre, il en-
treprend, sur le conseil de Daunou, Tétude de la poésie française
du XVI* siècle en vue d'un concours académique.
Cependant, il était ou se croyait poète : fl écrivait pour lui-
même des vers où il essayait d'exprimer ce fond de sensibilité
souffrante et inquiète, cette a tristesse resserrante » qu'il devait
bientôt exhaler dans son Joseph Delorme. Entré en relations
avec Victor Hugo, enrégimenté bientôt parmi les poètes du
Cénacle, il se convertit littéralement au romantisme. Et cette
conversion produit d'abord un double effet. D'une part, elle le
consacre officiellement poète: il se sent dès lors encouragé à
publier ses vers. D'autre part, la grâce opère et fait qu'il va
trouver à la critique ime utilité pratique et un intérêt qu'il
n'avait pas encore aperçus : il y voit maintenant un moyen tantôt
détourné et tantôt direct de soutenir ses jeunes amis, de défendre
leurs théories communes et leur idéal d'art, de combattre leurs
adversaires, de légitimer leur attitude et de leur découvrir une
tradition et des ancêtres.
C'est ainsi que ses recherches sur la poésie française du
XVI* siècle garderont certes une bonne part de leur valeur pro-
prement historique ; mais elles lui serviront en même temps h
rattacher à Ronsard et à Du Bellay les poètes de la jeune école.
Et, sans parier ici des services immédiats qu'il rend à ces der-
niers, pour lancer ou patronner leurs œuvres, — articles sur
eux, lettre aux Débals pour défendre Cromwelly rédaction du
Prospectus des œuvres complètes de Victor Hugo (4), — il s'avise,
(1) Voyax, ponr let détails, rexcellente Bibliographie des écrite de Sainte-Bewe,
de te$ débute, non pas à sa fin, comme l'auteur l'a imprimé par erreur, mais jus-
qu'aux « Lundis^ • que M. G. Michaut a jointe èi son ouvrage sur Sainte-Beuve
emnt les « Lundis, » Sur toute cette première partie de la yDb et de l'œuvre de
Sainte-Beuve, le gros, un peu gros livre de M. Michaut est essentiel ; et il n'y a
guère, le plus souvent, qu'à résumer ses fines, exactes et abondantes analyses. —
— Cf. dans la Revue du 15 février 1904 l'article de M. René Doumic sur les « Méta-
morphosée » de Sainte-Beuve.
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124. REVUE DES DEUX MONDES.
dans les étudias critiques qu'il donne à la Revue de Pans, d'un
procédé des plus ingénieux. Ce n'est pas un pur hasard qui a
déterminé le choix des écrivains dont il s'occupe successivement:
Boileau et M"' de Sévigné, Jean-Baptiste Rousseau et Le Brun,
Mathurin Régnier et André Chénier, Corneille et Racine. Ce
sont pour lui des précurseurs ou des ennemis du romantisme,
— des ennemis morts sans doute, mais dont la réputation n est
encore que trop vivante et gênante; et il abaisse les uns et il
exalte les autres suivant la sympathie ou l'hostilité posthume
qu'il leur attribue à l'égard des doctrines et des œuvrer contem-
poraines. Boileau, Jean-Baptiste Rousseau et Racine portent la
peine d'avoir été des classiques authentiques, et surtout d'avoir
trop souvent servi d'« autorités, » d'exemples et de modèles im-
peccables dans les controverses récentes ; Régnier, Corneille ou
André Chénier, au contraire, bénéficient largement des « affi-
nités électives » qu'ils ont, ou qu'ils paraissent présenter avec les
nouveaux poètes : Sainte-Beuve fait d'eux des romantiques avant
la lettre, et il déploie toute son habileté et tout son art à décou-
vrir et à mettre en relief ce que l'on a depuis appelé « le roman-
tisme des classiques. »
Son initiation aux théories du Cénacle entraîne une autre
conséquence, plus heureuse peut-être et en tout cas plus durable.
Il ose désormais être poète même dans sa critique. Son style,
naguère un peu gris et terne, dans son élégante correction,
maintenant s'anime et se colore d'ingénieuses et piquantes images.
Sa personnalité, qui s'effaçait autrefois, intervient à travers ses
expositions, ses jugemens et ses analyses et leur donne mouve-
ment, chaleur et vie. Et c'est aussi la personnalité, chez les
autres écrivains, qu'il s'efforce d'atteindre et de restituer dans sa
réalité vivante: personnalité morale et poétique surtout. Car,
pour qui sait lire, tout grand écrivain élabore un certain genre
particulier de beauté : c'est cette beauté particulière que le cri-
tique aoit ressaisir, et dont il doit donner l'idée, par d'adroites
« transpositions, » et comme l'équivalent plus ou moins loin-
tain à ceux qui le liront. Michelet disait que l'histoire est une
résurrection : la critique est une évocation. Et il s'agit aussi de
connaître et de faire connaître aux autres l'àme individuelle qui
s'exprime, et parfois se dérobe, sous cette forme littéraire, de
la surprendre dans l'intimité de sa vie journalière, dans ses dis-
positions foncières, dans les derniers replis de son moi. Pour
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nfpi^
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 125
cela, on étudiera Tœuvre sans doute, mais l'œuvre ne sera guère
qu'un prétexte pour aller à Thomme; et pour peindre Thomme,
on aura largement recours à l'étude biographique, à l'analyse
psychologique et morale, bref, à tout ce qui précise, localise,
caractérise la ressemblance individuelle. La critique, pour une
large part, devient l'art du « portrait littéraire. » Ce n'est pas seu-
lement avec le poète que rivalise Sainte-Beuve; c'est avec le
romancier, et comme le] romancier, c'est à donner l'impression
de la vie qu'il vise.
Le romancier et le poète qui couvaient en lui se donnent
d'ailleurs, vers le même temps, moins timidement carrière. Ils
se dérobent encore sous l'anonymat, — Joseph Delorme, les
Consolations ne sont pas signées, — comme s'ils craignaient le
grand jour et ne fussent pas bien sûrs de leur vocation et de
leur mérite propre; mais enfin, ils osent se montrer et se déve-
lopper tout entiers. C'est en 1830 également que Sainte-Beuve
écrit son roman inachevé dJArthur. Le succès ne répondit pas
entièrement à son attente. <c J'ai monté assez près du sommet,
disait-il plus tard à Scherer à propos de ses vers, mais je ne
l'ai pas dépassé, et en France, il faut dépasser. » D'autre part,
les événemens politiques, l'évolution de sa propre pensée et les
vicissitudes d'une passion coupable, tout cela le détache pro-
gressivement de Victor Hugo et du Cénacle, lequel du reste est
maintenant dispersé. Forcé par toutes ces circonstances de se
rabattre sur la critique, il y revient avec un sentiment de lassi-
tude et d'amertume. La critique, écrit-il, « est le refuge de
quelques hommes distingués qui ne se croient pas des grands
hommes,... qui, en se permettant eux-mêmes des essais d'art,
de courtes et ^ives inventions, ne s'en exagèrent pas la portée,
les livrent, comme chacun, à l'occasion, au vent qui passe, et
subissent, quand il le faut, avec goût, la nécessité d'un temps
qu'ils combattent et corrigent quelquefois, et dont ils se rendent
toujours compte. » Et, quelques années après, précisant encore
sa pensée : « Chez la plupart de ceux qui se livrent à la cri-
tique et qui même s'y font un nom, il y a, ou du moins il y a
eu une arrière-pensée première, un dessein d'un autre ordre et
d'une autre portée. La critique est pour eux un prélude ou une
fin, une manière d'essai ou un pis aller. » Un « pis aller : » que
de fois, et jusqu'à la fin, le mot ne reviendra-t-il pas sous la
plume de Sainte-Beuve I Cet homme qui a fait du genre de la
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126 REVUE DES DEUX MONDES.
critique l'égal en dignité du roman et de la poésie même, a été,
toute sa vie durant, — et c'est là la piquante originalité de son
« cas, » — un critique à contre-cœur et comme malgré lui.
Et pourtant, qu'il le voulût ou non, sa critique s'enrichissait
tous les jours des expériences, même malheureuses, qu'il tentait
en divers sens. Déjà, avant 1830, sous l'influence des roman-
tiques et de leurs vagues aspirations religieuses, il s'était ouvert
à ces sortes de questions, et ses articles en portaient la trace.
Mais, après la révolution de Juillet, un moment désemparé et
ne sachant oti se prendre, il se met bientôt et activement^ quête
d'une foi politique et sociale, et religieuse surtout. C'est d'abord
au Saint-Simonisme, puis à Lamennais qu'il s'attache, et l'actioi)
de ce dernier est si forte sur cette âme essentiellement mobile
et « seconde, » que la critique de Sainte-Beuve va s'en trouver
peu à peu transformée. La Préface, — non recueillie depuis, —
de la première édition des Critiques et Portraits littéraires est
bien significative à cet égard. « On n'aura pas de peine à saisir,
déclarait Sainte-Beuve, dans les huit premiers articles qui ont
tous été écrits avant 1830..., wn« intention littéraire plus systéma-
tique.,, que dans lessuivans. Ceux-ci... ont avant tout une signi-
fication morale j et se rapportent à une littérature plus indifférente
ou même légèrement désabusée. Malgré cette diversité assez sen-
sible de nuance..., il semble qu'il reste encore une espèce d'unité
suffisante dans le procédé de peinture et d'analyse familière qui
est appliqué à tous les personnages, aussi bien que dans le fond
de principes moraux et de sentimens auxquels on s'est constam-
ment appuyé. C'en est assez peut-être pour que le lecteur arrive
sans trop de secousses... de l'article Boileau où Part et la foÂ^ture
poétique sont principalement en jeu à l'article sur l'abbé de La-
mennais où la question humaine et religieuse se pose, s*entr'ouvre
aux regards, autant que Fauteur Ta pu et osé faire. » Ainsi donc,
le procédé général et la forme de l'enquête critique n'ont point,
ou n'ont guère varié, et ce sont toujours des « portraits » que
trace Sainte-Beuve ; mais le fond s'est insensiblement modifié :
la préoccupation presque purement esthétique a fait place à la
préoccupation morale et même religieuse.
Ces préoccupations nouvelles, Sainte-Beuve a essayé de les
exprimer sous une autre forme, celle du roman, et c'est en 1834
que, déjà détaché d'ailleurs de Lamennais, il publie, — toujours
sous l'anonymat, — son curieux livre de Volupté. « Ce sont tous
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w
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 127
des portraits, une peinture très exacte, » disait-il bien plus
tard à Scherer. Le livre n'eut pas tout le succès qu'il méritait.
C'est alors aussi qu'il écrit les vers qui composeront l'odieux
Livre damour et le recueil des Pensées daoût (1), lequel, quand
il parut en 1837, trouva « un accueil tout à fait hostile et sau-
vage. » Ces échecs ou demi-échecs, les déceptions qu'il éprouve
de toutes parts, dans ses amours, dans ses amitiés, dans ses aspi-
rations vers la foi chrétienne, tout cela le rejette vers la critique.
11 conçoit alors et il applique surtout aux contemporains une
sorte de critique plus impersonnelle qu'auparavant, plus détachée
de toute tendance dogmatique, une critique essentiellement ana-
lytique et descriptive, oti « l'observation morale» est intimement
'(( mêlée à l'appréciation littéraire, » et qui^ préoccupée avant
tout de « chercher l'homme dans l'auteur, le lien du moral au
talent, » s'intéresse tout spécialement aux « hommes, aux
œuvres secondaires, » et s'efforce de « mettre en œuvre avec
intérêt et avec art » les renseignemens qu'elle fournit, « les
jugemens nouveaux » qu'elle fonde (2). En un mot, la critique,
telle qu'il la réalise entre 1832 et 1837 environ, est presque ex-
clusivement, — la formule a fait depuis fortime, mais elle est de
lui, dans im article sur Ballanche, — « une biographie psycho-
logique. » Il se défend d'avoir désormais « un art à soi, » et
même « une doctrine à soi. » Plus encore que de juger les
hommes et les œuvres, il est préoccupé de les comprendre et de
les expliquer; et c'est à comprendre et à expliquer les cas les plus
divers, les personnalités les plus opposées, les œuvres les plus
contradictoires que semblent lui avoir surtout servi les multiples
expériences esthétiques, morales ou religieuses auxquelles il
s'est successivement livré.
Et cependant, cela ne saurait lui suffire encore. Ces études au
jour le jour ne remplissent pas entièrement la conception qu'il
se forme de la critique ; le cadre en est trop étroit pour lui per-
mettre d'y exprimer toutes ses idées, d'y appliquer à fond toute
(1) Tontes les poésies de cette époque, malgré les additions des éditions sncces-
BiTes, malgré la publication récente et intégrale du Liwre d'amour (Paris, Durel,
1904), ne nous sont point parvenues. « 11 y en a une trentaine, écrivait à Scherer
Sainte-Beuve dans une lettre que n'a pas recueillie l'éditeur de la Correspondance ^
il y en a une trentaine que je vous donnerai à lire, et puis vous les brûlerez. »
Yoyex, sur Sainte-Beuve poète, la leçon que lui a consacrée M. Brunetiére dans
CÈvolution de la Poésie lyrique en France au XIX^ siècle^ et, dans le Livre (Tor,
une très pénétrante étude de M. Paul Bourget.
(2) Préface du 2» volume des Critiques et Portraits littéraires (1836).
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
sa méthode. D'autre part, il est artiste, et il est poète. Il sent
vivement, et il n'est pas incapable de rendre la poésie tout
intime qui se dégage d'« une vie sobre, d'un ciel voilé, de la
mortification dans les désirs, d'une habitude recueillie et soli-
taire ; » et l'artiste, de son côté, après s'être longtemps attardé
aux finesses de la miniature, se sent mûr maintenant pour les
« brusques fiertés » de la fresque ; il aspire à « prendre, s'il se
peut, congé du présent pour quelque étude moins mobile, pour
quelque œuvre plus recueillie (1). » Enfin, il a été trop forte-
ment pris par Lamennais, il a trop profondément souffert de la
défection de cet homme qui avait failli le refaire chrétien, pour
renoncer encore à la foi : il a besoin, pour prendre parti et pour
« parier » définitivement, d'une nouvelle étude et d'une dernière*
épreuve. Et s'il trouve un sujet qui réponde entièrement à ces
diverses exigences de sa pensée et de son cœur, qui lui permette
de les concilier et de les fondre ensemble, et de donner enfin
toute sa mesure, il aura réalisé son chef-d'œuvre. Ce chef-
d'œuvre, c'est Port-Rot/al.
IV
Je veux écrire avec simplicité l'histoire d'une entreprise religieuse qui
remplit toat le xvii^ siècle, qui commença par la réforme d'un couvent de
filles et à laquelle les plus grands esprits et les plus savans hommes s'asso-
cièrent bientôt étroitement. Je m'attacherai moins au détail des querelles,
qui serait infini — et qu'on peut lire ailleurs dans des livres déjà faits —
qu'à l'esprit même et aux phases successives de l'entreprise, qui ne fut pas,
en tout temps, la même, qui se modifia et s'altéra en se continuant. Elle
resta grande durant tout le zvii« siècle, et je ne la suivrai rapidement au
delà que pour en montrer à regret les conséquences de plus en plus forcées
et rétrécies. Du moins, de saints hommes, de justes et beaux caractères s'y
rencontrent jusqu au bout et consolent. Je m'arrêterai surtout devant ceux
du XVII» siècle : avec complaisance, avec respect, heureux de reconnaître
en eux les derniers vrais modèles de cette autorité morale dont nul aujour-
d'hui n'est investi, heureux d^oublier un peu dans leur commerce sévère la
connaissance des hommes de nos temps : plus heureux qui, favorisé d'en
haut, apprendrait d'eux à se retremper soi-même !
C'est en ces termes, — heureusement retrouvés par l'un de
ses derniers biographes (2), — que Sainte-Beuve avait formé le
(1) Même Préface.
(2) M. G. Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis, » p. 391, et Éludes sur
Sainte-Beuve (« Port-Royal • cours et a Port-Royal » livre), M. Michaut note que Sainte-
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immm.
l'œuvré de SAINTE-BEUVE. 129
projet de commencer son livre et de définir son dessein ; et je
n'en sache pas qui exprime mieux, avec une brièveté plus saisis-
sante, plus émue et plus discrètement recueillie, et l'ouvrage
qu'il se proposait d'écrire, et les dispositions d'âme dans lesquelles
il l'abordait.
Le sujet, à tous égards, était admirablement choisi. Il con-
venait d'abord excellemment au tempérament et àû tour d'esprit
de Sainte-Beuve. Érudition, finesse aiguë du sens littéraire, his-
torique et critique, pénétration psychologique, goût de la vie
intérieure et de la poésie intime, sensibilité religieuse, intelli-
gence des questions et des idées les plus diverses, dons de por-
traitiste et d'artiste évocateur d'âmes, il n'était, pour ainsi dire,
aucune des qualités de Sainte-Beuve qui ne* trouvât là son em-
ploi ; et, par la plus heureuse des rencontres, il n'était pas .un
de ses défauts habituels, — scepticisme moral et goût du liber-
tinage, impuissance â bien comprendre et à pénétrer pleinement,
un peu dans tous les ordres, les personnalités les plus hautes,
— qui ne fût obligé de se dissimuler et de s'atténuer jusqu'à
disparaître, au moins momentanénfént. Sainte-Beuve s'est oublié
lui-même jusqu'à entrer complètement dans la pensée et dans
l'âme de Pascal et à trouver, pour parler de lui, un langage vrai-
ment digne de son héros. Et, d'un autre côté, par la nature des
questions qu'il soulevait, par la multiplicité des rapports qu'il
impliquait comme nécessairement avec toutes les parties de
l'histoire du xvn* siècle, par les rapprochemens qu'il suggérait,
par l'étendue des perspectives qu'il ouvrait en tous sens, le sujet
était de ceux dont l'intérêt apparaît plus large et plus vivant à
mesure qu'on les approfondit davantage. Qu'on veuille bien y
réfléchir : ils ne sont pas très nombreux les sujets qui, comme
celui de Port-Royal^ posant au premier plan la question reli-
gieuse, permettent d'enfermer dans leur cadre la vie littéraire,
sociale et morale d'un siècle tout entier. L^histoire de la Réforme
pour le xvi« diècle, celle de V Encyclopédie^ pour le xvin«, celle
de Chateaubriand et surtout celle de Lamennais pour le xix®,
voilà peut-être les seuls sujets que l'on puisse mettre en paral-
lèle avec celui que Sainte-Beuve a traité dans son grand ouvrage.
Et il a bien senti qu'il tenait là un de ces grands sujets qui por-
tent en quelque sorte leur auteur, et qui le forcent à se déployer
Betive, au lieu de « favorisé d'en haut, » avait d'abord écrit : « Dieu aidant, » ^
Voyez aussi dans le Sainte-Beuve de M. Séché l'intéressant chapitre sur PorlRoyal,
TOME xxvi. — 1905. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
et à s'exprimer tout entier dans ce qu'il a de meilleur et de plus
élevé : aussi n'a-i-il mis aucune hâte à en presser la maturité et
Texécution. Conçu dès 1834, et peut-être dès 1830, lentement
(amorcé et préparé à travers mille occupations et mille obstacles,
professé de novembre 1837 à la fin de mai 1838 sous forme de
cours public à l'Académie dç Lausanne, le Port-Royat n'a été
terminé qu'au mois d'août 1857. Le premier volume a paru ^i
librairie en 1840 ; les deux derniers en 1859. Et ce n'est qu'en
1867, deux ans avant sa mort, que Sainte-Beuve s'est enfin résolu
à donner de son livre une édition définitive. On le voit, c'est au
moins trente ans de la vie intellectuelle et morale de Sainte-Beuve
qui aboutissent à ce livre et qui sont venus y déposer les résul-
tats de leurs recherches et les cpnclusions de leur expérience.
Et quand, en 1865, à propos de Port-Royal y il écrivait à Saint-
René Taillandier « pour demander entière justice et exactitude en
ce qui est de son œuvre capitale^ » il en jugeait lui-même comme
nous en jugeons aujourd'hui.
Pour traiter ce vaste et noble sujet, Sainte-Beuve a fait preuve
de très hautes qualités d'artiste. Son style, dont un pur classique,
— un classique d'avant La Bruyère, — pourrait peut-être criti-
quer les minuties, les raffinemens, les hardiesses métaphoriques,
a pour nous un mérite suprême : il est vivant. Pour rendre la
diversité infinie des caractères individuels et des attitudes mo-
raIe8,Çpour traduire au grand jour les mille dessous obscurs, les
soubresauts tumultueux ou les flammes dormantes de la vie re-
ligieuse, pour peindre dans la vérité nue de leur existence quo-
tidienne des intérieurs d'âmes, l'auteur de Port-Royal s'est créé
une langue souple, exacte, toute en nuances et en demi-teintes,
perpétuellement trouvée et inventée, d'une richesse, d'une puis-
sance suggestive, d'une variété incomparables. D'aucuns la dé-
clarent un peu subtile, et même précieuse ; mais la vie, surtout
la vie morale, n'est pas simple, et ceux qui la voient et la rendent
telle risquent de n'en apercevoir que les dehors. Pareillement,
l'abondance des métaphores n'est pas toujours et partout un dé-
faut : il y a certaines profondeurs où la raison pure ne peut ja-
mais atteindre, où l'esprit dénué d'imagination et le style géo-
métrique ne sauraient point descendre ; il y faut l'esprit de
finesse; il y faut les images qui, seules, par les « correspon-
dances » qu'elles établissent ou qu'elles suggèrent, peuvent pro-
jeter quelques lueurs sur ces régions inexplorées du monde
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mfmtmm
L'ŒUVRE DE SAINTE-BEUVE. 131
moral. Souvent les poètes voient plus loin et plus avant que les
simples logiciens. Sainte-Beuve n'aurait pas été le pénétrant et
profond historien de Port-Royal, s'il ne s'y était heureusement
souvenu d'avoir été le romancier de Volupté et le poète des
Consolations.
L'artiste se retrouve encore dans l'habile ordonnance de
l'œuvre. Assurément on peut concevoir une composition plus
serrée, moins touffue, plus rectiligne en quelque sorte que celle
du Port'Royal. Sainte-Beuve, esprit plus successif (1) et discursif
que proprement constructeur, gâté d'ailleurs comme nous le
sommes tous par la production au jour le jour dans les Revues et
les journaux, a dû, peut-être plus qu'un autre, faire effort pour
dominer sa matière et la réduire aux justes proportions du tableau
qu'il voulait tracer. De plus, il était poète : à ce titre, il aimait
les sous-bois, les éclaircies, les chemins de traverse, et il s'y
attardait volontiers; il se plaisait aux rapprochemens, aux op-
positions qui sollicitent l'imagination et provoquent la rêverie,
à tout ce qui égayé, rompt et diversifie la monotonie d'une com-
position trop austère et méthodiquement poursuivie. De là bien
des digressions imprévues, — mais toujours si ingénieusement
expliquées et justifiées! — et qui, si elles rendent la composi-
tion parfois un peu flottante, contribuent à donner à l'ensemble
ce charme poétique, cette couleur presque dramatique que nous
y admirons. Qui voudrait supprimer du Porl-Royal^ ou même
simplement abréger les deux chapitres sur Montaigne, et surtout
les admirables pages sur le « convoi idéal » de l'auteur des
Essais? Qu'on y regarde bien d'ailleurs : ces digressions, ces pa-
renthèses ont leur raison d'être; elles varient l'uniformité du
plan, elles n'en rompent jamais l'unité. La ligne semble fléchir
quelquefois; elle ne se brise jamais. Ici, nous touchons au carac-
tère le plus original de l'art de Sainte-Beuve. Dans son Discours
if ouverture^ il énumérait les divers points de vue auxquels on
peut et auxquels il comptait se placer pour faire l'histoire de
Port-Royal. Eh bien! ces divers aspects de son sujet, — théolo-
gique et disciplinaire, politique et philosophique, littéraire,
moral et poétique, — Sainte-Beuve n'en a négligé aucun; il les
a tous et continuellement présens à la pensée et comme tenus
(i) n disait de lui-Hitiuti dans ses Cahiers (p. 39) : « J'ai l'esprit étendu succes-
n9etMnt, mmis Je ne l'ai pas étendu à la fois. Je ne i^ois bien & la fois qu'un point
ou qu'on objet déterminé. »
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS le regard; il les a mêlés et [fondus ensemble, les dévelop-
pant successivement ou parallèlement au fur et à mesure ^e
l'ordre des faits les impose à son attention : cela, sans confusion,
sans heurts, sans qu^ cette colnplexité d'intentions et cette' y^a-
riété d'horizons fassent jamais perdre de vue Tobjet essentiel,
sans que Tunité d'impression en soit jamais altérée ou brisée.
Rien/de plus malaisé que de savoir, dans une œuvre de longue
haleine, mener ainsi de front et conduire d'un mjème mouvement
des idées directrices assez différentes, que de les maîtriser et de
les grouper toujours autour d'une idée centrale, que de mul-
tiplier enfin les points de vue de détail sans nuire à l'harmonie
générale ;^rien aussi qui fasse plus d'honneur à l'écrivain qui y a
une fois réussi. Ce mérite qu'on admire si justement dans l'flts-
toire des variations de Bossuet, Sainte-Beuve l'a eu dans son
Port-Royal.
Ce n'est pas sans raison que nous rapprochons ici ces deux
œuvres. Renan disait du Port-Royal que c'était un « vrai mo-
dèle de la façon dont il convient d'écrire l'histoire religieuse, »
et c'est un modèle en tout cas qu'il a souvent imité. Le Port-
Royal, en effet, n'est pas uniquement, mais il est presque essen-
tiellement un livre d'histoire religieuse ; ou plutôt, pour parler
plus exactement encore, c'est un livre d'histoire et de psycho-
logie religieuses. Sans négliger, certes, le récit des faits et
l'étude des controverses, Sainte-Beuve a concentré son principal
effort sur les âmes. Ce qui l'intéresse surtout, ce qui le pas-
sionne, ce qu'il veut décrire avec la dernière précision, ce qu'il
« voudrait faire passer dans les autres, » c'est ce qui différencie
l'âme religieuse d'un Pascal de celle d'un Saint-Cyran," celle du
grand Amauld de celle d'un Nicole. La véritable histoire du jan-
sénisme et de Port-Royal, ce n'est pas pour lui l'interminable
querelle engagée au sujet des cinq propositions; c'est le drame
qui se joue dans la conscience de Pascal au moment de sa se-
conde conversion; ce sont telles paroles familières de Saint-Cyran
ou de M. de Saci nous peignant au vif l'état d'âme, le « moi
profond » de ces pieux personnages. Et c'est à se représenter ces
dispositions morales, à les faire pleinement comprendre de
ceux-là mêmes à qui elles sont le moins familières que Sainte-
Beuve a mis toute sa subtilité d'esprit, tout son tact, toute sa
sympathie critique, et toute son expérience personnelle des choses
religieuses. Il y a excellemment réussi, Flaubert lui-même, le
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ipup'iiu
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 133
peu mystique Flaubert lui en a rendu le témoignage (1), et il a
ouvert à cet égard une voie extrêmement féconde, et où peut-être
ne Ta-t-on pas encore assez suivi. Il faut le louer sans réserves
d'avoir ainsi renouvelé l'histoire religieuse en y introduisant la
psychologie, et cela d'autant plus qu'il n'avait guère eu de mo-
dèles. Seul peut-être, Bossuet dans ses Variations, s'était avisé
déjà du parti qu'on pouvait tirer de la psychologie pour écrire et
pour vivifier l'histoire. Mais, chez Bossuet, la psychologie reli-
gieuse n'intervient qu'assez rarement; elle est subordonnée à
l'exposé et à la discussion des doctrines. Chez Sainte-Beuve, elle
est traitée en elle-même et pour elle-même; et l'on ne saurait
assez dire tout ce que son livre y a gagné en Intérêt, en profon-
deur et, pour dire le mot, en humanité.
« Je m'occupe en ce moment, écrivait Sainte-Beuve en 1835 à
l'abbé Barbe, d'une histoire littéraire de Port-Royal et des soli-
taires qui s'y rattachent; c'est une belle page de l'histoire litté-
raire du xvn* siècle, la plus belle peut-être, en y faisant rentrer
Racine, Despréaux même. M""* de Sévigné un peu, et en parlant
par occasion de Bossuet et de Fénelon, qui eurent des rapports,
de contradiction, il est vrai, avec le jansénisme. » Cette façon,
presque exclusivement littéraire et critique, de concevoir son
sujet, si elle s'est, en fait, conciliée avec une conception moins
détachée et plus a humaine, » n'a pourtant jamais cessé d'être
présente à Tesprit de Sainte-Beuve, et son livre est bien, en
même temps qu'une histoire religieuse, une histoire littéraire de
Port-Royal et du xvii^ siècle tout entier. A ce point de vue, sa
critique marque sur les œuvres précédentes un intéressant pro-
grès. Tout d'abord, il semble qu'il y ait dans sa méthode fort
pende chose de changé. Il est toujours préoccupé de comprendre
et d'expliquer, et, pour arriver à ses fins, il a recours comme
auparavant aux « biographies psychologiques. » 11 pousse mémo
si loin les procédés que Taine reprendra bientôt, que déjà il
rencontre les formules mêmes dont Taine va faire la fortune,
« familles naturelles d'esprits, » « faculté première. » Mais il
(1) « Une dernière question, ô maître, une question inconvenante : Pourquo*
tronYez-Yons Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-RoyaJ. si
^rieux?... Je regarde des barbares tatoués comme étant moins anti-humains,
nu)ins spéciaux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et
<ï^ s'appellent jusqu'à la mort Monsieur! — Et c'est précisément parce qu'ils sont
^ loin de moi que j'admire votre talent à me les faire comprendre. » (Flaubert^
Lettre h Sainte-Beuve à propos de Salammbô, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 435.)
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134 REVUE DES DEUX MONDES.
ne s'en tient pas là, et son sujet même l'oblige à ne pas s'en tenir
là. Quand il écrirait des articles suivant les caprices de son
humeur ou les hasards de l'actualité, il pouvait choisir à son
gré « des hommes et des œuvres secondaires ; » il pouvait, dans
ces conditions, négliger relativement les œuvres, se contenter ;de
« chercher Thomme sous l'auteur, » et se dispenser, ou à peu
près, de juger. Ici, il n'en va plus ainsi. S'il rencontre des per-
sonnalités et des écrits de second ordre, il se trouve aussi aux
prises avec saint François de Sales et avec Montaigne, avec Cor-
neille et avec Pascal, avec Molière et avec Racine. Avec eux,
comment négliger les œuvres? Gomment ne pas prendre corps
à corps les Essais ou Polyeucte, les Provinciales et les PenséeSy
Tartuffe et Athalie? Et dès lors, comment s'abstenir de les juger,
ces œuvres mémorables? Comment se refuser à en mesurer la
valeur de forme et de fond? Sans compter qu'ici, un élément
nouveau, et qui faisait entièrement défaut dans les études indi-
viduelles et fragmentaires d'autrefois, intervient presque néces-
sairement : on se trouve en face de Pascal et d'Arnauld; il faut
les étudier parallèlement; il faut les comparer; et comparer, c'est
juger; c'est avouer que Pascal écrivain avait du génie, et qu'Ar-
nauld écrivain n'avait même pas de talent (1). Et c'est ainsi que,
dans le Port-Royal et grâce au Port-Royal^ sans répudier le
moins du monde ses acquisitions antérieures, et même en les
augmentant encore, en s'ouvrant donc et en s'élargissant de
plus en plus, la critique de Sainte-Beuve rentrait, si je puis ainsi
dire, en possession d'une de ses fonctions essentielles, l'obliga-
tion de juger, fonction qu'elle avait failli perdre de vue quelques
années auparavant.
Ce n'est pas tout encore. Avec le Port-Royal j c'était la première
fois qu'un critique littéraire de profession s'attaquait à un sujet
aussi vaste, aussi important, aussi élevé. Y réussir ou y échouer,
c'était, en un certain sens, prouver que la critique était ou n'était
pas capable de soulever et de traiter certaines questions; c'était,
dans une certaine mesure, entraîner dans sa fortune le genre
même de la critique. Bien en a pris à Sainte-Beuve d'avoir soutenu
cette gageure et d'avoir gagné triomphalement son pari; et tout
vrai critique devrait lui en savoir un gré infini. Car c'est la cri-
tique elle-même qui a bénéficié de cette victoire. Sainte-Biduve
(1) Cf. Part-Royal, t. II, p. 71-73.
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fiçw
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 135
lui a littéralement annexé de nouvelles provinces ; il lui a con-
quis définitivement le droit de ne pas se cantonner uniquement
dans les questions purement littéraires, d'étudier en lui-même et
pour lui-même le problème religieux sous ses diverses formes,
et d'en proposer une solution. A partir du Port-Royal^ Sainte-
Beuve a pu prononcer, en son nom et au nom de tous ceux qui
viendraient après lui, la parole célèbre : « Tout ce qui est d'in-
telligence générale et intéresse l'esprit humain appartient de
droit à la littérature, » et donc à la critique. On voit l'élévation
de l'idéal, et l'élargissement de l'horizon. Il s'est passé ici
quelque chose d'analogue et d'inverse à ce qui avait eu lieu un
demi-siècle auparavant, lors de la publication du Génie du Chris-
tianisme. Qu'est-ce que le grand ouvrage de Chateaubriand? Une
admirable étude d'esthétique et de critique littéraire encadrée
dans une apologie, — parfois un peu faible, — de la religion
chrétienne. Mais les parties proprement littéraires, — et surtout
si l'on y joint Atala et René, — étaient si pénétrantes et si neuves,
elles avaient une telle portée, elles révélaient une telle supério-
rité de vision et de talent, qu'elles projetèrent un peu de leur
gloire sur tout le reste; et, le livre s'annonçant comme une
œuvre apologétique, ce furent l'apologétique et l'idée chrétienne
elles-mêmes qui bénéficièrent de l'originalité et de l'éclat dea
pages littéraires. Ici, dans le Port-Royal, par un juste retour, ce
sont les pages d'histoire et de psychologie religieuses qui ont
payé tribut et prêté un peu de leur valeur propre à la critique
littéraire. Sainte-Beuve nous dit que pour son ouvrage il avait
reçu de Chateaubriand les plus intelligens et les plus précieux
encouragemens. Je ne m'en étonne point. Le grand artiste avait
senti d'instinct entre les deux œuvres les mille rapports secrets
qui les rattachaient l'une à l'autre. Et de fait, qu'est-ce à le bien
prendre que le Port-Royal de Sainte-Beuve^ sinon une sorte de
Génie du jansénisme?
« Mon livre de Port-Royal, écrivait Sainte-Beuve vers la fin
de sa vie, est le plus approfondi et le plus personnel de ceux que
j'ai faits; et c'est là, à y bien regarder, qu'on me trouvera tout
entier, lorsque je suis livré à moi-même et à mes goûts. » Et
cela est si vrai que, s'il n'avait pas écrit les quarante volumes
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
d'études critiques qui ont suivi, son œuvre, — j^ntends comme
impulsion donnée, comme exemple fourni et comme idées direc-
trices, — serait à bien peu près tout ce qu'elle est déjà. Dans la
suite des Portraits Littéraires ou Contemporains, dans le Cha-
teaubriand, dans les Lundis et Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve
n'a guère fait que de monnayer le fond d'idées, de doctrines et
de procédés critiques qu'il avait appliqués dans Port-Royal.
Il s'était résigné à la critique, non sans des retours parfois
amers vers ses ambitions d'autrefois. Tout en poursuivant son
Port-Royal, pour vivre d'abord, et puis parce que ce genre de
production convenait assez bien à son tempérament et à son ca-
ractère, il s'était laissé reprendre par la critique au jour le jour,
et il s'était remis à faire des portraits.
Décidément, déclarait-il, ce genre de Portraits que l'occasion m'a sug-
géré... m'est devenu une forme commode, suffisamment consistante et qui
prête à une infinité d'aperçus de littérature et de morale : celle-ci empiète
naturellement avec les années, et la littérature, d'ailleurs, a pris un tel
accroissement de nos jours* que, par elle, on se trouve induit sans peine à
toutes les considérations sur la société et sur la vie (1).
Un moment interrompue par les événemens de 1848 et sa
campagne de professorat à Liège, cette série d'études critiques a
été reprise de plus belle en 1849, d'abord au Constitutionnel,
puis au Moniteur. Ce sont les Lundis.
On a tout dit sur les Lundis; et peut-être l'admiration très
légitime que l'on a professée pour cette partie de Toeuvre de
Sainte-Beuve s'est-elle parfois exercée aux dépens de ses autres
écrits : on ne veut souvent voir que les Lundis dans son œuvre,
et l'on oublie trop aisément et le Port-Royal et les premiers
Portraits. D'autre part, cette admiration un peu générale et con-
fiante ne gagnerait-elle pas en ^nvacité et en profondeur à se sou-
mettre à l'épreuve de la critique, à admettre certains tempéra-
mens et quelques réserves, et à ne porter en définitive que sur les
seules portions qui, expérience faite, en paraîtraient entièrement
dignes? Les légendes ne conviennent à personne moins qu'à
Sainte-Beuve. Lui qui n'aimait point à être dupe, il nous en vou-
drait d'être la sienne. Il est d'ailleurs assez grand pour n'avoir pas
besoin d'être surfait, et pour n'avoir rien à craindre de la vérité.
(1) Préface du tome IV des Cntiques et Portraits Littéraires (1839).
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l'œuvre de fl A TTsiTir-upîT^te^ L I FO ^^L>^ |37
Tout d'abord, il convient de maintenir le Port-Royal hors de
pair et an-dessus de toute comparaison avec les autres études
de Sainte-Beuve. Les recueils d'articles sont des recueils d'ar-
ticles : qui n'est point capable d'écrire des articles et de les
réunir en volume? C'est au livre, — au livre composé, ordonné
et maîtrisé en vue d'une fin déterminée, au livre organique et
vivant que l'on attend et que l'on juge l'ouvrier. Et quand ce
livre, indépendamment de sa valeur d'art, de composition et de
style, a la complexité, la profondeur et la portée du Port-Roy al^
alors, il prend place parmi les chefs-d'œuvre de la littérature
universelle. On n'en saurait dire autant, — et Sainte-Beuve eût
été le premier à en convenir, — d'aucun autre de ses écrits, non
pas même des Lundis.
Port-Royal reste donc unique dans l'œuvre de Sainte-Beuve.
Et cela est d autant plus remarquable que Sainte-Beuve a dans
sa vie rencontré un autre sujet qui, à quelques différences près,
lui offrait l'équivalent de celui qu'il a consacré aux écrivains de
Port-Royal, qu'il en a fait aussi l'objet d'un cours, et qu'il a
essayé d'en tirer un livre, un vrai livre. Oui, si l'auteur du Cha-
teaubriand avait voulu suivre la méthode qui lui avait si bien
réussi dans son cours de Lausanne, si, en môme temps qu'une
simple étude d'histoire littéraire, il avait fait de son livre une
étude de psychologie et d'histoire religieuses, s'il y avait apporté
toute la conscience scrupuleuse, tout le désir d'équité, toute la
synipathie critique surtout dont il avait lui-même donné jadis
l'exemple, il aurait pu nous donner un pendant à son Port-Royal^
et un nouveau chef-d'œuvre. Il n'y a point consenti. Un nouvel
état d'esprit, dont on peut suivre à la trace les progrès dans les
derniers volumes et dans certaines notes du Port-Royal^ s'était
définitivement emparé de lui et lui avait fermé bien des horizons
Il n'a pas vu tout l'intérêt, même simplement historique, d'un
sujet qu'il aurait pu traiter mieux que tout autre écrivain. Et le
livre, très intéressant certes, et amusant, et habile, mais très
perfide aussi, et très incomplet, qu'il a publié sur Chateaubriand
et son groupe est, à parler franc, un livre manqué. Par quelque
biûs qu'on le prenne aujourd'hui, on le voit qui s'écaille et qui
s'effrite. Et cet ouvrage qui, au point de vue moral, ne fait pas
un grand honneur à Sainte-Beuve (1), ne lui en fait pas un très
(1) Je veux dire par là que ce livre, d*ailleur.s injuste, d' « éreintement » et de
nneane, moins qa^ personne, l'auteur des article & ^iur la Vie de Ranct et surle^
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138 REVUE des' DEUX MONDES.
grand non plus au simple point de vue critique et littéraire.
Nous n'en dirons pas autant des Lundis. Là pourtant, il y a
lieu de préciser et de distinguer. On a loué, avec un certain luxe
d'hyperbole quelquefois (1), l'étonnante fécondité du « travail
héroïque » auquel il s'est livré durant les vingt dernières années
de sa vie. On a entr'ouvert devant nous, et Ton nous a décrit
avec éloquence sa « cellule de bénédictin. » On a vanté l'étendue
et la précision de son information, son a exactitude merveil-
leuse, » les infinis scrupules de sa curiosité érudite, de sa soif
de savoir et de sa conscience professionnelle ; on nous l'a repré-
senté donnant toujours le dernier état de toutes les questions
qu'il abordait, et ne négligeant aucune recherche pour épuiser
tout le connu actuel des problèmes historiques qu'il étudiait.
On nous l'a montré sur tous sujets plein de vues justes, péné-
trantes, profondes, d'observations ingénieuses, de pressentimens
féconds, doué en un mot d'un sens historique et critique et d'une
puissance de divination des plus remarquables. Enfin, on nous
l'a dépeint possédant une faculté de rajeunissement et de renou-
vellement incroyable, sensible jusqu'au bout au vrai talent, ou-
vert à toutes les innovations d'art et de pensée, à toutes les ju-
véniles ambitions, et toujours heureux de les signaler au grand
public et de « sonner le coup de cloche. » Et il y a, certes, du
vrai, beaucoup de vrai dans ce portrait. — Avouerai-je cependant
qu'il me parait çà et là uh peu idéalisé et qu'il me semble ne pas
convenir aussi exclusivement qu'on le prétend au seul Sainte-
Beuve? Je crains même parfois que, si l'on s'avisait, avec les
seuls instrumens de travail, bien entendu, et dans le môme
laps de temps dont il disposait, de refaire quelques-unes des en-
quêtes auxquelles Sainte-Beuve s'est livré, on n'y découvrît plus
d'une lacune. Mettons cela, j'y consens, sur le compte des né-
cessités impérieuses du journalisme contemporain. Mais je ne
puis entièrement souscrire à ce que, tout récemment, dans son
discours de Liège, M. Lanson disait des articles des Lundis :
Mémoires d' Outre-Tombe, l'hôte assidu et choyé du salon de M"* Récamier, le jeune
écriTain goûté et enoouragé par Ghateauhriand, avait le droit de Técrire. Sainte-
Beuve n'a jamais pu comprendre qu'il y a des complaisances qui engagent, des
déclarations qui lient, et qu'il faut s'en abstenir à tout prix, si l'on ne veut pas
qu'on vous reproche un jour à juste titre vos contradictions comme des « trahi-
sons. I» C'est loi le cas de redire le mot de Cousin que nous cite M. d'Haussonrilie :
o Sainte-Beuve n'était point gentilhomme. »
(i) Voir notamment Scherer, Études sur la Littérature contemporaine, t. IV,
Sab^t^Beuve.
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iwmpi
l'œuvre de SAINTE-BEUVE. 139
« Quiconque, après quarante ou cinquante ans, repasse sur un
sujet de Sainte-Beuve, s^étonne de ce qu'il a vu, su, aperçu, de-
viné. » Cela est vrai quelquefois, souvent même, non pas tou-
jours. Je sais plus d'un article de Sainte-Beuve où Ton s'étonne
qu'il n'ait pas vu plus juste et percé plus avant (1). Et si nous en
venons à ses appréciations des contemporains, — la partie la
plus délicate du métier et la vraie pierre de touche du vrai cri-
tique, — que constatons-nous? D'abord, la critique dramatique
est à peu près entièrement exclue de ses études. Et dans les
autres genres mêmes, le jugement de la postérité n'est pas tou-
jours celui qu'il a porté. Parlant de Fromentin, et de son roman
de Dominique, Scherer, si indulgent d'ordinaire pour le critique
des Lundis, faisait cet aveu : « L'article que Sainte-Beuve a con-
sacré à ce roman est l'un des péchés. Tune des défaillances du
moins, d'un juge à qui l'on en a si peu à reprocher! » Scherer
avait raison ici; mais n'exagérait-il pas singulièrement en sens
contraire, quand il déclarait ailleurs : « Sainte-Beuve est le seul
grand critique de poésie que nous ayons eu? » Car aujourd'hui,
nous sommes tentés de trouver que ce « grand critique de
poésie » s'est montré quelque peu froid pour le premier recueil
de Sully Prudhomme ; et nous sommes plus scandalisés encoi^
de le voir nous parler moins longuement, moins chaudement, et
dans la même étude, du second volume de Leconte de Lisle, ses
Poèmes barbares, que... du Poème des Champs, par M. Galemard
de Lafayette. Ne rappelons enfin que pour mémoire ses jugemens
sur Vigny et sur Balzac, sur Musset et sur Chateaubriand. Non,
décidément, sur chacun de ces points, plus d'un critique nous
parait valoir au moins Sainte-Beuve; et, à ces divers points de
vue, l'auteur des Lundis mérite, si l'on veut, infiniment d'es-
time, mais non pas l'admiration qu'on lui a si souvent prodiguée.
L'originalité vraie des Lundis, — originalité moindre que
dans Port-Royal, encore une fois, — est ailleurs, selon nous.
A-t-on tout d'abord assez loué la valeur d'art de ces deux
(i) Un exemple entre beaucoup d'autres. Qu'on lise, au tome IV des LundU,
Tarticle, charmant d'ailleurs, ingénieux et exquis, de Sainte-Beuve sur Amyot U
s'attarde à des questions accessoires de langue et de style, et Timportance histo-
rique et morale de l'œuvre du traducteur de Plutarque parait lui avoir complète-
ment échappé. U n*a pas vu le rôle essentiel qu'a joué cette œuvre dans la forma-
tion de l'idéal classique et dans la renaissance et la diffusion du stoïcisme. Dans
le même ordre d'idées, il ne s'est pas rendu compte non plus delà vraie portée de
Pœuvre de Du Vair, qu'auraient dû lui signaler pourtant les travaux de Sapey et
surtout de Coagny.
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140 REVUE DES DEUX MONDES.
recueils d'articles? Sainte-Beuve, qui croyait devoir faire quel-
ques concessions au goût environnant et aux formules à la mode,
prétendait qu'ils formaient une collection de « monographies. »
Le mot n'est-il pas un peu gros, un peu pédantesque aussi? En
réalité, ces Lundis, ce sont encore et toujours des « portraits : »
portraits littéraires, portraits historiques et portraits moraux,
portraits en pied et portraits de profil, et portraits qui, pour
l'intensité de la couleur et la vérité de la vie, rivalisent avec les
meilleures créations du roman contemporain. La manière de
Sainte-Beuve, qui avait peut-être plus d'éclat et de poésie dans
le Port-Royal f a ici quelque chose de plus dépouillé, de plus in-
cisif, de plus direct ; mais ce sont toujours ces coups de pinceau
successifs, ces traits qui s'ajoutent les uns aux autres, tantôt se
neutralisant et tantôt se renforçant les uns les autres, et ces
retouches, et ces « repentirs » qui, pBu à peu, font lever et
laissent dans l'esprit du lecteur une image mobile, nuancée
comme la vie elle-môme. Jamais encore [la critique n'avait ainsi
fait concurrence, et une heureuse concurrence, à la littérature
d'imagination, et c'est ce qu'on n'a peut-être pas revu depuis.
Ce qui donne encore leur prix à ces trente volumes d'essais,
c'est le parfait équilibre qui s'y établit peu à peu entre les divers
élémens dont s'est composée jusqu'ici la critique de Sainte-
Beuve. Il analyse et il décrit, il explique et il commente, il tra-
duit et il transpose, il évoque et il juge. L'étude biographique et
la psychologie, l'histoire morale ou sociale, philosophique ou
littéraire, la philologie même, tout ce qui peut servir à mieux
faire comprendre les origines et la formation d'un talent, et les
caractères spécifiques d'une œuvre, il y a recours, sans parti
pris, à la rencontre ; et, son enquête achevée, il « conclut, » il
juge; il juge, à vrai dire, moins au nom de certains principes
esthétiques et fixés d'avance qu'au nom de son goût personnel,
lequel est essentiellement un goût d'humaniste classique élargi
par le romantisme ; mais enfin, il juge, ce qu'il ne faisait pas
toujours auparavant. Et, tout en subissant l'influence de trois
de ses disciples, Renan, Scherer et Taine (1), il maintient net-
tement contre eux, contre le dernier surtout, avec lobligation
de juger, ce qu'on pourrait appeler les droits de l'art et du goût,
et du génie même, qui échappera toujours à nos constructions
(i) Cette influence a été mise très fortement en Imnière par M. Drunetière dans
le beau discours de Boulogne, qui ouvre le Livre d'Or,
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l'œovre de satntb-beuve. 141
logiques et fera toujours éclater la rigidité de nos formules et
de nosTcadrefs. Ce qu'il défeuïlait'là côntiie ses jeunes riyaux,
c'était, il le sentait bien, sa propre originalité critiqué, et ce qu'il
ajoutait de lui-mômé aux procédés et aux méthodes d'investi-
gation qu'il empruntait à autrui, ce qui les lui ^disait coml)inér
en des proportions inédites, je veux dire cette part d'invention
artistique, de demi-création et de divination qui restera dans
rhistoire du genre la marque propre de Sainte-Beuve.
Un dernier trait achève d'expliquer et de légitimer dans une
certaine mesure Tadmiration qu'on professe généralement pour
cette partie de l'œuvre de Sainte-Beuve. « Les Lundis^ je^n'hésite
pgint à le dire, écrivait Scherer, sont un des livres lés plus
extraordinaires dont l'histoire littéraire conserve le ^uvenir. »
Et un peu plus loin, il ajoutait : « On dirait Montaigne devenu
critique. » C'est cela même ; et la comparaison méditerait d'être
reprise et poursuivie. Le Sainte-Beuve des Lundis est un Mon-
taigne plus préoccupé de « littérature » que l'autre, et qui écrit
dans les journaux ; c'est l'un des derniers, et l'un des plus
grands de nos « moralistes français. » Sur toutes les questions
qui touchent à l'homme et qui intéressent la vie, il est plein de
vues, parfois contestables, souvent pénétrantes et profondes, tou-
jours suggestives et qui font penser (1). De son œuvre on pour-
rait extraire tout un gros volume de « pensées, » « réflexions »
ou « maximes » qui viendrait prendre tout naturellement sa
place à côté des livres des observateurs les plus célèbres du cœur
humain. On y sent l'homme qui a longtemps vécu à Port-
Royal, et qui a pleinement justifié le mot de Royer-Collard :
u Qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas l'humanité. »
On y sent l'homme aussi qui a beaucoup lu, beaucoup étudié,
beaucoup réfléchi, qui a vécu d'ailleurs en dehors des livres,
qui a pratiqué bien des milieux, qui n'est resté étranger à aucun
des mouvemens d'idées qui ont agité ses contemporains, et qui,
de tout cela, lectures, fréquentations, pratique de la vie et des
hommes, a rapporté une expérience morale infiniment riche et
diverse. C'est cette expérience qui se répand à travers ses livres
avec une aisance heureuse, avec une grâce alerte et piquante qui
sont d'un charme singulièrement vif; c'est elle qui les soutient,
les nourrit et les anime; c'est elle qui en fait la sève intérieure et
(1) Voir dans le fAvre d'Or^ les intéressantes pages où M. J. Bourdcau a essayé
de déflnir ce qu'il appelle si joliment « le dogmatisme furtif • de Sainte-Beuve.
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142 REVUE DES DEUX MONDES.
la (( substantifique moelle; » c'est elle qui y ramène souvent les
lecteurs curieul de renseignemens sur l'homme et sur la vie ;
c'est elle enfin qui, plus que tout le reste peut-être, fera Vivre la
critique de Sainte-Beuve. Car ainsi conçue et ainsi pratiquée, la
critique est quelque chose de plus qu'une opération purement
littéraire, et même qu'une jolie réussite d'arti; elle est une ma-
nière de philosophie. Et les Lundis sont les Essais du xix* siècle.
Regardons maintenant l'ensemble de cette œuvre. Cinquante-
deux volumes de critique, — un bagage plus considérable que
celui de Voltaire, et Sainte-Deuve a vécu vingt ans de moins
que le patriarche de Femey, — sont là, qui représentent la plus
large part de l'activité intellectuelle de l'un des plus laborieux
ouvriers littéraires du siècle qui vient de finir. Ces études, de
valeur assez diverse, sont à peu près toutes marquées de ce triple
caractère : ce sont bien, dans leur fond, des études critiques ;
mais en même temps, ce sont des œuvres d'art, et de vives
esquisses morales : de telle sorte que cefte œuvre relève tout à
la fois de l'histoire de la critique, de l'histoire de la littérature
d'imagination, et de l'histoire des idées. Sainte-Beuve est venu
prouver par son exemple que la critique n'était pas nécessaire-
ment un genre inférieur, que tout dépendait de celui qui s'y
appliquait, et que, si celui-ci, en même temps qu'un critique,
était un artiste et un moraliste ou un philosophe, la critique
était du même coup constituée l'égale en dignité de l'art et de la
philosophie. Après les Lundis^ après le Port-Royal surtout, la
preuve était faite. C'est d'avoir fourni cette preuve qu'on a su gré
à Sainte-Beuve. Et si le centenaire de ce simple critique a été fêté
aussi solennellement que celui de ces romanciers et de ces
poètes qu'il a si jalousement enviés, si Ton a déjà tant écrit sur
son compte, c'est qu'on lui a été reconnaissant d'avoir employé
son talent et d'avoir consacré sa vie à « défendre » et à « illustrer, »
en les dotant d'un nouveau genre et de nouveaux chefs-d'œuvre,
ces Lettres françaises qu'il a tant aimées.
Victor Giraud.
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mmi'i^ j'.«. '
LE PÉRIL JAUNE
AU XHr SIÈCLE
One puissance, née sur les bords de l'Onon et de la Kérou*>
lène, en plein continent asiatique, loin de toute mer, et rapi-
dement grandie jusqu'à toucher aux mers chinoises et h la BaU
tique, aux glaces de l'Océan polaire et aux ardeurs du golfe
Persique ; un empire,
Qui plus grand que César, pins grand même que Rome,
Absorbe dans son sort le sort du genre humain;
des armées, parties du fond de l'Asie Centrale, de la Mongolie
et de la Sibérie, qui promènent leurs étendards toujours triom*
phans des bords du fleuve Bleu jusqu'aux rives du Danube;
des capitaines, les plus victorieux dont le monde ait jamais oui
parler; une administration, dont les ordres, venus de Pékin ou
de Karakoroum sont rigoureusement obéis depuis Moscou et
Buda-Pesth jusqu'au Tonkin et à la Corée; un commerce actif,
qui, par des routes sûresj sous la protection do la loi et du
gendarme mongol, unit l'Extrême-Orient asiatique avec l'Occi-
dent européen : voilà, vers le milieu du xui* siècle, le prodigieux
spectacle qu'offre le monde, et c'est ce que, peut-être, on ne
trouvera pas sans intérêt de rappeler au moment où, par la plus
terrible des guerres, TExtrême-Âsie rentre en contact avec
l'Europe.
Il ne s'agit point ici, bien entendu, de profiter de l'universelle
émotion pour évoquer devant l'Europe troublée le fantôme de
Togre mongol et, en décrivant les anciennes révolutions do
l'Asie, de conclure à une menace imminente du « péril jaune. »
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Ii4 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Japonais ne sont point les Mongols, et nous ne sommes plus
au xni* siècle. Mais les conditions de la vie des peuples asia-
tiques et de leurs rapports avec l'Europe sont déterminées par des
circonstances permanentes que les siècles et les hommes n'ont
pas créées et qu'ils ne sauraient modifier. L'Europe est un pro-
longement, une péninsule de l'Asie : entre elles, point de fron-
tière naturelle, aucune solution de continuité, mais des affinités
de sol et de climat, ime parenté géographique de nature à créer
une solidarité historique. Entre Occident et Orient j les relations
de commerce et de guerre sont la règle ; l'isolement est l'acci-
denj. Ce ii'est pas la nature, c'est l'Islam qui, triomphant avec
Timour, v^rs la fin du xnr^ siècle, dans l'Asie touranienne, ferma
les routes séculaires du commerce et enveloppa de mystère et de
mort les principautés turques de la Transoxiane et duTurkestan.
L'Europe prit l*habitude d'aller chercher l'Asie par mer, par le
cap de Bonne-Espérance, depuis Va^co de Gama, et par Suez,
depuis Ferdinand de Lesseps; la Chine lui apparut comme un
pays fermé, où Ton n'accède que par quelques « ports ouverts, »
et, pour les Chinois, les nations chrétiennes furent les « barbares
de la mer. » L'Asie et l'Europe s'ignorèrent réciproquement;
elles cessèrent de se comprendre et de se compénétrer.
Quelle que soit l'issue de la guerre où Russes et Japonais
s'étreignent actuellement av;ec un égal acharnement et un égal
héroïsme, elle aura certainement pour conséquence de mêler
plus intimement la vie de l'Europe aux affaires de l'Asie.
Lorsque, dans le recul des siècles, la guerre russo-japonaise
n'apparaîtra plus que comme un point sanglant sur la route de
l'humanité, c'est encore de cette heure que l'histoire fera partir
l'ère nouvelle où, refluant vers leurs .origines, les peuples occi-
dentaux ont repris contact avec la vie asiatique. La marche des
Russes vers l'Orient, en faisant disparaître les petits États mu7
sulmans du Turkestan où, naguère encore, un chrétien ne pouvait
pénétrer qu'au péril de ses jours, a rouvert l'ancienne « route
de la soie, » déblayé la voie où passèrent les armées chinoises,
turques et mongoles et le commerce de Venise. En condui-
sant une voie ferrée vers l'Extrême-Orient, la Russie a réveillé
cette Asie de l'Amour, de la Mandchourie et de la Mongolie
que le monde oubliait depuis les temps du Tchinghiz Khan.
C'est une loi de l'histoire humaine que, plus encore que le coro-
„merce| la guerre rapproche les peuples: tel sera le résultat du
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iiuii-vjy
LE PÉRIL JAUNE AU X1U« SIÈCLE. 145
conUit actuel. Le reflux des hommes des steppes vers cet Orient
asiatique, témoin de leurs premières migrations, entraîne l'his-
toire du monde hors des voies où les peuples d'Europe préten-
daient la canaliser à leur profit, et la ramène vers cette Asie
Centrale d'où sont parties les grandes races dominatrices de la
terre. C'est là un fait dont les conséquences apparaîtront aux
générations qui suivront la nôtre et qui ne saurait être comparé
qu'à ces événemens décisifs qui divisent en grandes périodes
l'histoire de l'humanité, tels que les conquêtes d'Alexandre,
celles de Rome, l'invasion des Arabes arrêtée à Poitiers, la
conquête de l'Asie par les Mongols (1).
I
Nulle part plus étroitement que dans les étendues immenses
de l'Asie Centrale, la nature n'a contraint les hommes à adapter
leur vie à ses exigences. L'altitude et l'épaisseur de ses montagnes
gigantesques, la morne solitude de ses déserts, l'indéfini dérou-
lement de ses steppes glacées où s'étalent, inutiles et superbes,
des fleuves qui se perdent dans des bassins fermés ou parmi les
banquises de l'Océan du Nord, l'absence de toute voie naturelle
de communication et de toute mer libre, ont créé, pour leshabi-
tans de l'Asie Centrale, certaines conditions d'existence dont ils
ont toujours subi l'inexorable fatalité. Les empires ont succédé
à d'autres empires et les croyances à d'autres croyances sans rien
changer à la vie du nomade qui hante les hauts plateaux, ou à
celle du paysan chinois qui peine sur son coin de terre. L'Asie,
mère de toutes les religions, est le pays de l'immuable.
De la Hollande et de l'Allemagne du Nord au désert de Gobi
et aux larges vallées chinoises, un seul obstacle naturel inter-
rompt la continuité monotone des plaines et des steppes : c'est
la série des montagnes qui, depuis THindou-Kouch et l'Hima-
(1) Nous avons puisé les principaux élémens de cette étude dans le livre de
Léon Cahun : Introduction à VHistoire de l'Asie, Armand Colin, 1896, in-8*. Léon
Cahun, mort en 1900 conservateur-adjoint à la Bibliothèque Mazarine, avait
Toyagé dans l'Asie Centrale ; il en connaissait les langues et les dialectes, il en
avait étudié les annales et les inscriptions, et il en racontait l'histoire avec une
verve passionnée qui n'excluait pas une critique rigoureuse. Nous avons pris pour
guide son ouvrage dont la documentation mérite toute confiance; nous le citons
ici une fois pour toutes. Le même auteur a raconté, sous forme de roman, l'épisode
de l'invasion de la Hongrie en 1241 : la Tueuse, Bibliothèque des romans histo
riques. Armand Colin, 1893, in-:12.
TOME XXYI. — 1905. 10
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
Uya jusqu'au delà du lac Baïkal, séparent la dépression où cou^
lent le Syr et F Amou-Daria, TObi et l'Irtyche, du bassin du Tarim
et des plateaux de la Mongolie. De TEurope Centrale et de la
Russie jusqu'en Chine, en franchissant ces chaînes, la route est
directe ; elle s'alloi^ge en ligne droite à travers tout le vieux con*
tinent; tandis que, des ports de la Baltique jusqu'aux mers
Jaunes, par le cap de Bonne-Espérance ou même par Suez, c'est
la plus longue navigation que Ton puisse faire sur le globe.
<c Le coureur de terres du haut Yénisseï peut courir aussi biei^
vers l'embouchure du fleuve Jaune que vers celle du Don, sans
quitter son cheval, au lieu que le coureur de mers, riverain de
la Vistule ou des détroits entre la Suède et le Danemark, ne
peut pas courir aux bouches du Danube sans quitter son bateau :
la navigation est trop compliquée, trop tortueuse, trop hérissée
d'obstacles. » De Chine en Europe, la vraie route^ c'est la route
de terre, la fameuse « route de la soie, »
Le Gibraltar de cette voie terrestre, le point où il est facile de
1^ couper, ce sont les passages par où elle franchit la barrière
montagneuse qui sépare les Marches de la Chine des steppes du
Turkestan et de la Sibérie. Entre les chaînons de l'Altaï, cou-
rant de l'Ouest à l'Est, et la longue arête parallèle que nos cartes
désignent sous le nom de Monts-Célestes (en chinois Tian-Chan,
en turc Tengri-dagh : montagne du Ciel ou montage de Dieu),
s'ouvre un long couloir, large de plus de cent cinquante lieues,
« Des seuils, des îlots, des promontoires bossellent et obstruent
le fond de ce grand détroit; mais, au nord et au sud d'un seui}
que les Russes désignent sous le nom de montagnes du Tarba-
gataï, par la dépression au fond de laquelle le lac Dzaïssan
s'écoule dans l'Irtyche, et par celle où, après le lac aux Eaux-
Violettes (Ala-Koul), les Sept Rivières vont grossir le lac Bal-
kach, le détroit est largement ouvert entre l'Altaï et la Montagne
du Ciel, donnant passage du bassin d'en haut à celui d'en bas (1). »
Ce passage, nos cartes le nomment: portes de Dzoungarie, et
les Chinois, de tout temps, l'ont appelé Tian-Chan-Pe-Lou,
c'est-à-dire route au Nord de la Montagne du Ciel. Le voyageur
qui arrive de Mongolie peut encore se glisser entre les sables
du Gobi et la chaîne du Tian-Chan et arriver au pied des Pamir,
« terrasse du monde, » dans la dépression où s'élève Kachgar et,
(1) Le bassin d'en haut c'est la Mongolie, plus élevée de 1000 mètres que le
bassin d'en-bas (Turkestan et Sibérie).
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Pfpw
LE PÉRIL JAUNE AU XIII* SIÈCLE. 147
en franchissant des cols difficiles, parvenir dans la haute vallée
du Syr-Daria, entre FAlaï et le Tchotkal, en Fergana. Fergana, en
iranien, veut dire passage; là en effet aboutit la « route au Sud de
la Montagne du Ciel, » le Tian-Chan-Nan-Lou. Route du Sud et
route du Nord conduisent l'une et l'autre vers la mer d'Aral et la
Caspienne, vers les plaines russes, ou vers la Perse, rArménic
et la Méditerranée. Par ces deux routes sont passés, de tout
temps, les conquérans et les marchands ; par là passera sans
doute un jour le chemin de fer direct d'Europe à Pékin ; par là
seulement la Chine communique avec TOccident. Dans l'histoire
de l'Asie Centrale, ces passages et les peuples qui en habitent
les abords, ont joué un rôle capital.
Toute l'activité asiatique gravite autour de quelques centres
particulièrement favorisés par le climat, où la terre et l'eau se
combinent en d'heureuses proportions et permettent à l'homme
:e travail sédentaire. Là viennent s'entasser, en agglomérations
nombreuses, les peuples attirés par la douceur de vivre sous un
ciel clément, sur un sol fertile ; là s'élaborent les civilisations et
s'organisent les empires. La Chine, avec ses fleuves vivifians et
ses vallées plantureuses, l'Iran avec ses belles oasis et les grands
cours d'eau qui flanquent ses abords, le Tigre et TEuphrate, le
Syr et l'Amou-Daria, ont toujours été les pôles d'attraction de
l'Asie Centrale. Deux civilisations s'y sont développées qui, à
travers les vicissitudes de l'histoire, malgré les conquêtes et les
révolutions, n'ont jamais perdu ni leur physionomie originale,
ni leur puissance de rayonnement. Ces terres de prédilection
attirent l'homme du désert et de la steppe, le caravanier, le
pasteur, le coupeur de routes, comme une table bien servie fas-
cine le vagabond qui n'a jamais connu la jouissance de manger
à sa faim ; vers ces édens interdits sont allées de tout temps les
convoitises des Turcs et de leurs cousins les Mongols.
Les montagnes qui vont des Pamir aux rives de l'Amour,
les vallées qui en descendent, les prairies et les forêts qui s'y
intercalent, les passages qui les interrompent, tout ce pays ver-
doyant qu'arrosent la Selenga, TOrkhon, la Toula (1), et que
« la Kéroulène sainte » sépare du « Grand Vide » (le Gobi), c'est
la patrie des Turcs et des Mongols. Dans les plaines abritées,
partout où l'eau permet la culture, le Turc s'adonne volontiers
(1) Rivières qui se réunissent pour tomber dans le lac Baïkal : c'est la région
on est aujourd'hui Ourga. La Réroulène est une des rivières qui forment l'Amour.
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7wmm-
148 REVUE DES DEUX MONDES.
aux travaux des champs; il vit en sédentaire, en tarantchi; mais
celui qui ne trouve pas place sur les gras pâturages, Taventurier
en rupture de ban, s'en va vivre en « marron, » en kaz€tk (co-
saque) sur la steppe indéfinie que la glace durcit l'hiver, qui
poudroie Tété, mais qui, pendant la courte fête du printemps,
se couvre de verdure et se pare de ces fleurs multicolores, de ces
tulipes, dont les femmes reproduisent le chatoyant éclat en tis-
sant les merveilleux tapis qui sont, chez tous les Turcs, le chef-
d'teuvre de l'art national. Mais, coureurs de steppes ou sédentaires,
Turcs et Mongols sont cavaliers et guerriers par vocation et par
nécessité ; sous leur rude climat, ils ont besoin de se fouetter le
sang; ils aiment l'ivresse de la course, de la chasse et de la
guerre; ils méprisent le vilain, le « Sarte » qui peine sur la
glèbe pour acquérir h la sueur de son front ce qu'un bon Turc
gagne avec son sabre. Comment ne serait-il pas guerrier, quand,
du haut de ses montagnes, il aperçoit à ses pieds la proie con-
voitée, la plantureuse Chine ou les riches oasis de la Transoxiane,
où un brave trouve toujours sa fortune, soit comme conquérant,
soit comme mercenaire?
Un voyageur moderne, Brjewalski, décrit d'une façon saisis-
sante le tableau qui se découvre devant le cavalier quand, venant
du Nord, après un interminable voyage à travers la lande morne,
il découvre à ses pjieds la Chine. « Jusqu'au dernier jour, le
voyageur est enfermé par les ondulations du plateau; tout à
coup paraît devant ses yeux un merveilleux panorama. Aux
pieds du spectateur ravi se dressent, comme dans un rêve fantas-
tique, de hautes chaînes de montagnes ; rocs sourcilleux, pré-
cipices et gorges profondes s'enchevêtrent et descendent sur de
larges vallées où la vie déborde, où serpentent les rubans argen-
tés d'innombrables cours d'eau. » « Il faut avoir vécu, ajoute
M. Léon Cahun, les longues et monotones journées de marche
à travers les interminables ondulations de la lande aride, pour
comprendre le tumulte des passions que la vue des montagnes
bleues, des plaines diaprées, des filets argentés d'eau courante,
éveillent dans l'âme de l'homme armé et à cheval. Quand ces
Turcs, de la crête du plateau, plongeaient le regard dans la Chine
immense, ils ne doutaient plus de rien ; le pays n'était pas diffi-
cile ; ils voyaient de l'eau partout ; il n'y avait qu'à courir, à
sabrer. Rapides, ils descendaient, saccageaient, disparaissaient,
tels les montre le fameux vers persan :
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LE PÉRIL JAUNE AU XIII* SIÈCLE. 149
Amedend ou kendend ou soukhtend ou kouchtend ou bourdend ou reftend.
Ils vinrent et saccadèrent et brûlèrent et tuèrent et chargèrent et s'éva-
nouirent.
Comme la Scylhie pour le Romain ou la Parthie pour Tlra-
nien, la terre des Turcs est, pour le Chinois, le pays de l'épou-
vante, d'où vient la tempête, le terrible hourane, qui affole les
chevaux, et l'invasion foudroyante, dans un tourbillon de pous-
sière jaune, des escadrons turcs et mongols. Tel était l'effroi
qu'ils inspiraient qu'au troisième siècle avant notre ère, les
Empereurs d'Or n'imaginèrent rien de mieux, pour les contenir,
que d'enfermer la Chine dans la prodigieuse ceinture de la Grande
Muraille. Mais montagnes ni remparts n'arrêtent le Turc; dès
qu'il se sent assez fort, dès que la surveillance se relâche aux
frontières, il se rue au butin, à la conquête. Toute l'histoire de
l'Asie Centrale est la constante répétition d'une même série de
faits : les gens des Marches, Mongols, Mandchous, Turcs, Arabes,
plus pauvres et plus hardis que les laboureurs leurs voisins, se
jettent sur leurs terres, s'y installent, y fondent des empires;
mais, après une ou deux générations, les plus civilisés l'empor-
tent, les vaincus assimilent les vainqueurs et poursuivent leur
propre histoire, entraînant avec eux les petits-fils des conqué-
rans. Ces guerriers superbes, ces rudes coureurs d'aventures,
n'ont pas été des créateurs de civilisation ; chaque fois qu'ils ont
imposé une dynastie de leur sang à la Chine ou à la Perse, elle
s'est tout de suite « chinoisée » ou « iranisée. »
Se sentent-ils trop faibles pour tenter un coup de force, les
loups se font bergers ; ils sollicitent humblement d'entrer sur la
terre promise, ils s'y insinuent, par petites troupes de soldats
mercenaires, ils s'y emploient avec zèle à défendre, contre de
plus faméliques, le festin dont ils sont admis à savourer les re-
liefs, (c Le Barbare combat pour nous, pour nous il sème ! »
s'écriait dans sa joie le Gallo-Romain du iv* siècle ; au vi« ou
au vil*, l'homme de l'Iran et du Cathay avait à l'égard du Turc
ou du Mongol la même illusoire sécurité. Mercenaires ou con-
quérans, la vie des « Barbares » de l'Asie Centrale a été inti-
mement mêlée à celle de la Chine et à celle de la Perse. Cara-
vaniers du désert, ils ont convoyé sur la « route de la soie »
non seulement les marchandises, mais aussi les religions, l'al-
phabet, les idées; grâce à eux, au xii'^ et au xiii® siècle, la
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ISO REVUE DES DEUX MONDES.
Chine était moins étrangère à l'Europe qu'elle ne Tétait encore
il y a cinquante ans ; ils ont été les véhicules des civilisations
chinoise, arabe, persane; ils ont servi de trait d'union entre
rOccident européen et TOrient jaune. Ainsi, à côté de l'étemel
antagonisme, Iran contre Touran, Chinois contre Mongol, il y a
toujours eu, entre nomades et sédentaires, échange de services
et réciprocité d'influence; tout en &e combattant périodiquement,
ils sont, pour ainsi dire, complémentaires les uns des autres.
Toute l'histoire de l'Asie Centrale tient dans ce jeu de bascule.
A des peuples batailleurs convient ime organisation sociale et
politique toute militaire : le Turc est toujours mobilisé, tou-
jours sur le pied de guerre. La discipline, le respect de la
hiérarchie, de l'ancienneté en grade, sont les fondemens de la
société ; le capitaine de gens d'armes est a,ussi celui qui possède
le franc-alleu, la terre libre. Le devoir militaire, l'obéissance au
supérieur prime tout, même les droits naturels de la famille.
« Le Turc, à. cheval, ne connaît plus son père : » c'est un dicton
du pays. « Si l'on sabre la maison de ton père, sabre avec tes
compagnons : » c'en est un autre. En revanche, deux guerriers,
deux rois qui ensemble ont « bu le serment, » c'est-à-dire par-
tagé xme coupe remplie de leur propre sang mêlé à. du kou-
miss (1), sont unb l'un .à l'autre par le plus puissant des liens.
Les coutumes de l'héritage sont caractéristiques d'une société
toute militaire : c'est le plus jeune des fils qui hérite de la terre
et reste le gardien du foyer, vivant paisiblement sous sa yourte,
sur le pré de ses ancêtres; à l'aîné, au contraire, les chevaux et
la bande de gens d'armes avec lesquels il saura faire bonne be-
sogne; quant aux cadets, nantis d'xme méchante monture, l'arc
et le carquois à l'épaule, le sabre au côté, ils s'en vont « aux
fortunes de Chine, » quêtant au loin une adoption, s'offrant
à qui veut les employer, à un père sans enfans, à un roi en
quête de reîtres : en cherchant leur vie de-ci, de-là, ces aventu-
riers eurent parfois d'étranges fortunes : ils succédèrent aux
khalifes de Bagdad et s'assirent sur le trône des empereurs de
Byzance. Témoudjine, avant de devenir le Tchinghiz Khan des
Mongols, s'est offert à l'adoption du roi des Turcs Keraït; Timour
s'est mis en route pour la conquête du monde portant sa femme
en croupe sur son cheval boiteux; le grand Mogol B&ber, qui
(i) Boisson pétillante faite avec du lait de jument fermenté.
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wm^
LE PÉRIL JAUNE AU, XIII* SIÈCLE. 151
conquit les Indes, dépouillé de son royaume de Fergana, mena
d'abord la vie d'un paladin errant. « Spadassins et bravi dans la
maison des khalifes, retires et condottieri en Perse, en Chine, en
Asie Mineure, en Syrie, coupe-jarrets gagés chez les mameluks
d'Egypte, voilà ce qu'ont été les aventuriers turcs et mongols
qui ont détruit et fondé les empires, en Asie, du vi* au xvi* siècle ;
ces gens de guerre professionnels ne ressemblent en rien aux
p&tres qu'on s'est figurés. De houlette, ils n'ont jamais connu
d'autre que leur lance, et leurs pipeaux étaient des clairons. »
Dans cette société guerrière, la religion tient peu de place :
le Turc croit au Tengri, maître du ciel, et s'adonne à des pra-
tiques superstitieuses; mais il est trop peu sentimental et il n'a
pas assez d'imagination pour être sensible à la poésie des
mythes. Il a toujours accepté la religion de ses chefs ou de ses
maîtres ; musulman dans l'Asie occidentale, bouddhiste dans les
Marches chinoises, il n'a jamais été qu'un « pauvre croyant; »
aucune hérésie n'est jamais née en pays turc ou mongol; la foi,
pour ces soldats, est affaire de discipline; leur vraie religion,
c'est le règlement, le yassak. Au temps du Tchinghiz Khan, les
Turcs de l'Asie occidentale, sous l'influence de la Perse, étaient
devenus musulmans; du Thibet, le bouddhisme s'avançait vers
le Nord et faisait des progrès dans les marches chinoises: enfin
plusieurs nations turques, telles que les Keraït et les Naïmane,
étaient chrétiennes nestoriennes. Ce petit troupeau, perdu si loin
dans les steppes de l'Asie Centrale, les chrétiens latins en avaient
vaguement entendu parler : c'était, pour eux, le mystérieux
royaume du Prêtre Jean (1). L'époque du Tchinghiz Khan est le
moment critique où- les trois grandes religions qui se partagent
le monde pouvaient prétendre Tune et l'autre à l'empire de
l'Asie; des trois, nous verrons que les Turcs ne favorisèrent
aucune; par une étrange contradiction, le caporalisme turc qui
a imposé un joug uniforme à tant de peuples divers, a respecté
l'indépendance des consciences.
Une horde de cavaliers sauvages, qui surgit tout à coup des
profondeurs de l'Asie, conduite par un guerrier sanguinaire,
nouvel Attila, incarnation du génie du mal, qui se rue, d'une
seule chevauchée, sur le monde consterné, tuant, brûlant, ra-
vageant tout, détruisant sans rien édifier, et qui passe, comme
(i) Ce nom, d'après M. Cahun, viendrait du Ouang Khan, roi des Turcs Reralt
au commencement du xm* siècle.
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152 REVUE DES DLUX MONDES.
un aveugle fléau, sur l'Asie e* sur l'Europe pour s'évanouir
enfin par Texagération môme de ses conquêtes, sans laisser après
elle d'autre souvenir que des ruines : c'est à peu près ainsi que
Ton se représente en général le rôle historique des Mongols au
temps du Tchinghiz Khan. Si la réalité répond à ce sombre
tableau, s'il ne doit rester, de ces grandes révolutions de l'Asie,
d'autre image que celle de villes brûlées et de pyramides de
tètes humaines, ou si au contraire, autant que par la puissance
du sabre, ce n'est pas par la souplesse de leur politique, par
l'exactitude de leur administration et la fermeté de leur justice
que ces Turcs et ces Mongols ont fondé et gouverné leur im-
mense empire, c'est ce que nous voudrions examiner ici.
II
Dès leur apparition dans les annales chinoises, au vi^ siècle,
sous le nom de Tou-Kioue (Tcupxoi en grec), nous voyons les
Turcs et les Mongols en relations, tantôt d'alliance et de vasse-
selage, tantôt d'hostilité, avec l'Illustre Nation ou avec les
dynasties persanes : ils sont déjà les gardiens de la « route de la
soie, » ils y conduisent les caravanes ou, selon les temps, les
pillent. A cette époque, un Turc du nom de Mokan règne sur
presque tous les rameaux de la grande famille, depuis les
Marches chinoises jusqu'au pays des Turcs Kiptchak (la Russie
méridionale actuelle); ce curieux précurseur prend conscience
du rôle qu'offre au peuple turc sa situation entre l'Empire d'Or et
les royaumes occidentaux, il ébauche déjà le programme qu'exé-
cutera, au XIII* siècle, le Tchinghiz Khan, il cherche à négocier
ime alliance entre la Chine et l'Empire Byzantin, pour mettre à
la raison les Perses, coupables de fermer la « route de la soie, »
partager leur pays avec les empereurs de Roum et obliger les
Abares, Turcs en rupture de ban qui couraient la steppe et
inquiétaient les frontières du Danube, à rentrer sous son auto-
rité. Une coalition entre Byzance et les Turcs contre la Perse, à
cette époque, au moment où allait naître l'Islam, c'était peut-être
la propagande musulmane rendue infructueuse et le triompha
assuré du christianisme nestorien qui se développait alors en
Transoxiane et dans tout les pays turcs. Le formalisme des
Byzantins, leur mépris pour tout ce qui était « barbare, » cou-
pèrent court à ces vastes projets : Tlslam envahit la Perse et
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çppjw?
LE PÉRIL JAUNG AU XIII* SIÈCLE. 153
le Turkestan, et la religion chrétienne, reléguée en Pe-Lou, dans
les Marches chinoises, séparée du catholicisme grec et latin par
l'écran des peuples musulmans, allait lentement s'étioler pour
finalement disparaître, vers le xiv* siècle, écrasée entre les secta-
teurs de Mahomet et les adorateurs du Bouddha.
Rejetés au nord par la poussée arabe, les Turcs et les Mon-
gols se font reîtres au service de la Perse, de la Chine ou du
Khalifat, et besognent si habilement qu'au xii« siècle, des capi-
taines turcs, les Seidjoucides, sont les maîtres en Iran, av^cun
fantôme de khalife à Bagdad, pendant que d'autres Turcs, les
Khitaï, sont les maîtres en Chine, avec un fantôme d'empereur
à Pékin. Au moment où va paraître le Tchinghiz Khan, les di-
verses branches de la famille turco-mongole se partagent
l'Asie depuis les frontières du pays de Roum jusqu'au golfe du
Pe-tchi-li. Réunir toutes ces forces en un faisceau, soumettre à
la même loi tous les fragmens épars de la race, ce sera l'œuvre
de Témoudjine, le Tchinghiz Khan des Mongols.
Témoudjine naquit en 1162; son père Yésougueï était un
petit chef qui, entre l'Orkhon et la Selenga, commandait à
quelque 200000 âmes; il appartenait à la noble lignée mongole
des Bordjiguène, qui s'attribuait une origine miraculeuse et dont
les annalistes ont plus tard embelli la légende. Par sa mère,
Témoudjine descendait d'une famille turque Oïgour, probable-
ment chrétienne, et était parent des Seidjoucides. Quand Yésou-
gueï mourut, son fils n'avait que treize ans ; bravement, la veuve
rassembla les cliens de son mari; au bord de la Kéroulène, près
des sources de l'Orkhon, elle déploya l'étendard aux neuf queues
blanches et invoqua le secours de son voisin, le roi des Turcs
Kéraït chrétiens, avec qui Yésougueï avait « bu le serment. »
Ces premières années de Témoudjine se consumèrent en des
luttes obscures, avec des alternatives de succès et de revers,
pendant lesquelles, plus d'une fois, il dut prendre le désert el
battre l'estrade en cosaque ; ces épreuves achevèrent de tremper
son caractère, de lui donner l'habitude de l'autorité et l'expé-
rience des hommes; autour de lui se forma un noyau de fidèles
parmi lesquels il sut discerner les chefs qu'il allait lancer à la
conquête du monde. En 1188, il remporte sa première grande
victoire; il a déjà, avec lui, 13 000 chevaux, sans compter les
gens de pied et les valets ; bientôt il se sent de taille à s'attaquer
à son ancien allié, le Ouang Khan, le « Prêtre Jean » des Occi-
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154 REVUE DES DEUX MONDES.
dentaux, roi des Turcs Kéraïl ; il s'empare de ses États, rallie
toutes les tribus, depuis la Selenga jusqu'à l'Amour et depuis le
Baïkàl jusqu'au désert de Gobi et à la Grande Muraille ; puis, sûr
de sa force, il prend franchement, en face de l'empire chinois,
le protectorat des Ongout, Turcs chinoises que les Empereurs
avaient préposés à la garde de l'Enceinte d'Or. Cet acte d'audace
rallie à sa cause tous les chefs turcs et mongols; « le maître,
c'était ce Mongol qui bravait l'Empereur de Chine et qui pro-
mettait de maintenir envers et contre tous l'héritage des ancêtres
et leur droit coutumier. En tout pays où émigraient des Turcs,
Témoudjine eut des partisans au grand jour et, dans l'ombre, des
agens, des espions, » grâce auxquels il organisa ce merveilleux
service de renseignemens (jui a été l'un des instrumens les plus
perfectionnés de ses victoires. En 1208, menacé par une coalition,
il s'élance vers l'Ouest, court sus aux Turcs Naïmane de l'Altaï et
du Haut-Irtyche, défait et tue leur roi, les soumet; puis il s'at-
taque, des deux côtés des Monts-Célestes, en Nan-Lou et en
Pe-Lou, au plus redoutable de ses adversaires, Guchlug, gendre
du puissant roi des Turcs Kara-Khitaï et le repousse au delà
des montagnes. Dès lors, tout le pays, depuis les Pamir et les
steppes sibériennes jusqu'à la Grande Muraille, lui obéit, et il
pense, comme l'avait dit notre Charlemagne, que celui qui a la
puissance d'un Empereur doit en avoir le titre; en 1206, il prend
son parti, déplante les étendards et les génies tutélaires de sa
famille pour les porter, de Deligoun-Bouldak, en pays Naïmane,
à la vieille capitale turque, à Karakoroum. L'acte était décisif:
planter ses étendards à Karakoroum , c'était relever l'ancien
empire turc, c'était prendre le titre impérial; Témoudjine fran-
chit ce dernier pas. Avec le scrupule de légalité qui caractérise
son genre particulier de despotisme, il avait d'abord réuni le
Kouriliaï, l'assemblée générale des Tarkhans ou possesseurs de
francs-alleux, et s'était fait décerner le pouvoir impérial avec le
titre de Tchinghiz Khan, « Seigneur Inflexible, Inébranlable,
Absolu. » En se faisant acclamer comme Empereur par les repré-
sentans de dix-neuf peuples turcs et toungouzes et de vingt-six.
tribus mongoles, Témoudjine ne se décorait pas seulement d'un
titre fastueux; comme Charlemagne, il consacrait et symbolisait
l'union de tous ces peuples en une seule nation : les Mongols
bleus. Une légende postérieure lui prête un discours qui repro-
duit certainement sinon le texte, du moins l'esprit des paroles
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SflPil
LE PÉRIL JAUNE AU XUl* SIÈCLE. 155
qa'il prononça, ce jour-là, sur la colline de Deligoun-Bouldak :
« Ce peuple qui s'est fait inséparable de ma personne, ce peuple
qui, d'un cœur égal, acceptant joies et douleurs, a donné ce
grand corps h ma forte pensée.., ce peuple, pur comme le cristal
de roche, qui, parmi tous les dangers, a fait rayonner sa loyauté
jusqu'au but de mes efforts, je yeux qu'il s'appelle les Mongols
bleus; au-dessus de tout ce qui se meut sur terre, qu'il gran-
disse et s'élève! »
Relever l'empire turc, c'était déclarer la guerre à la Chine
du Nord (1). Le Tchinghiz Khan le savait, il s'y était préparé et
il se lança d'un cœur joyeux dans ime aventure d'autant plus
périlleuse que la dynastie des Niu-tchi, qui régnait sur la Chine
du Nord, était d'origine mandchoue et avait h son service des
bandes redoutables de mercenaires turcs et thibétains. La guerre
dura vingt-quatre ans, tant la résistance fut acharnée; mab,
dès les premières campagnes, Tissue de la lutte n'était plus dou-
teuse : les temps étaient venus où aucune armée au monde ne
pourrait résister au choc des troupes mongoles et à la stratégie
supérieure de leurs généraux, où toute puissance terrestre de-
vrait frapper le sol du front devant la majesté du Tchinghiz
Khan, Force du Ciel. Par delà les Pamir et les passages de
Pe-Lou et de Nan-Lou, l'Empire des Turcs Kara-Khitaï, héritiers
des Seldjoucides, qui s'étendait jusqu'aux Marches de l'Inde, de
l'Afghanistan et de la Transoxiane et, plus loin encore, la puis-
sante nation musulmane des Turcs Kankli, dont le roi Mehemed
le Batailleur, régnait sur la Transoxiane, le Kharezm(2), la Perse
et l'Irak, jusqu'aux confins de la Géorgie, dé l'Arménie, du pays
de Roum et du Khalifat, allaient en faire la rude expérience.
Cette fois, le Tchinghiz Khan marchait vers l'Ouest avec la ré-
solution d'en finir et d'achever de rassembler sous son autorité
tous les membres de la famille turque ; il arrivait, précédé de
l'immense réputation, de la gloire et de la terreur qui accom-
pagne toujours, en Asie, un conquérant de cette Chine, modèle
de toutes les splendeurs, type de tous les empires : « Devant
un Turc maître de la Chine, ces Turcs d'Occident sentaient la
partie perdue d'avance. »
(1) La Chine était alors divisée en deux empires. Le Tchinghiz Rhan était allié
avec les Song, dynastie nationale du sud, contre Tempire du nord : il soudoyait en
outre une Jacquerie comparable à celle des Boxeurs.
(S) Paya de KhiVa.
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156 BEVUE DES DEUX MONDES.
Cependant Guchlug tint tète bravement : allié à Mehemed
le Batailleur, il avait détrôné son beau-père, le Kban des Kara-
Khitaï; il prit l'offensive en Nan-Lou (1), attaquant les garnisons
mongoles, molestant leurs alliés. Mais le Tchinghiz Kban reve-
nait de Cbine et, devant lui, ses terribles capitaines accouraient,
doublant les étapes. « Djébé arrivait à Karakoroum et Sou-
boutaï Vy rejoignait, ramenant ses troupes de Corée par une
jolie marche de six ou sept cents lieues, une promenade pour
ces gens-là. » Le temps de laisser souffler les chevaux, ils
étaient sur Tlrtyche où ils écrasaient un peuple rebelle, et en
Nan-Lou, dans le pays de Kachgar, où Djébé rejoignait Guchlug
et lui coupait la tète. Depuis la Corée jusqu'en Transoxiane,
depuis les solitudes du Nord jusqu'aux glaciers du Thibet, il ne
restait plus debout un seul ennemi; mais par delà les Pamir,
dans l'Ouest, d'autres Turcs encore régnaient sur l'empire du
Kharezm, et, plus loin encore, on savait vaguement qu'il y avait
des Bachkir, que d'autres appelaient Madjar, et des Boulgar,
jusqu'à un grand fleuve nommé Touna (2). Tous ces Turcs ou
cousins de Turcs devaient à leur tour s'humilier devant la puis-
sance du Khan.
La lutte la plus rude et la plus longue fut contre les musul-
mans du Kharezm : mais, comme en Chine, la première cam-
pagne, sur le Syr-Daria, fut :décisive : menacés par le Nord,
tournés par le Fergana, Sultan Méhemed et son fils Djelal Ed-
Dine furent battu s. Jamais encore l'habileté stratégique et la par-
faite organisation des Mongols ne s'étaient manifestées avec une
plus foudroyante supériorité. Tout le bassin du Syr et de
l'Amou-Daria, toute la Perse avec ses dépendîmces furent
conquis. Djelal Ed-Dine, le héros de la résistance persane,
traqué, pourchassé jusqu'à Delhi, tenait tète, reparaissait inopi-
nément, reprenait la lutte; \me fois même il infligea à une armée
mongole le seul échec que les troupes du Tchinghiz Khan aient
jamais subi; il ne périt qu'en 1231. Ses vieilles bandes, qui
faisaient depuis vingt ans la plus rude guerre, allèrent prendre
du service en Egypte et chez les Atabeks de Syrie; nos croisés
rencontrèrent à Gaza, en 1244, ces terribles routiers, débris des
grandes guerres mongoles, ces « Corasmins » dont Joinville a
(1) Bassin du Tarim, pays de Kachgar et de Yarkand.
(2) Le Don ou le Danube : les textes chinois confondent parfois les deux
fleuves.
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ipM.»JJ||Riij*IJ
LE PÉRIL JAUNE AU XIU® SIÈCLE. 157
gardé le souvenir et qui leur infligèrent une rude défaite.
Entre temps, le Tchinghiz Khan lançait vers TOuest une au-
dacieuse avant-garde, 25000 hommes, avec ses deux meilleurs
généraux, Djébé et Souboutaï; longeant la rive sud de la mer^
Caspienne, ravageant la Perse, ils débouchent tout à coup en
Géorgie, enlevant les villes d'assaut, escaladant les châteaux; ils
franchissent le Caucase, comblant les précipices avec des rochers
et des pièces de bois, bravant montagnes et torrens. et, tout d'un
coup, ils tombent, comme du ciel, dans le pays des Kiptchak,
battent les tribus turques et tous les princes de la Russie du Sud
et de l'Est, accourus à la rescousse, 80000 hommes! ils poussent
jusqu'au Dniepr; puis, tranquillement, ils reviennent, contour-
nant par le Nord la Caspienne et la mer d'Aral, rapportant de ce
prodigieux « raid, » sans exemple dans l'histoire, la soumission
d'un immense empire, tout ce qui est aujourd'hui la Transcau-
casie, la moitié de la Russie, la Sibérie occidentale. En passant,
ils avaient appris que, plus loin dans l'Ouest, d'autres Turcs
encore, d'autres enfans de la grande famille, étaient établis au
bord d'un autre fleuve Touna (le Danube). Ils rejpignirent le
Tchinghiz Khan par delà les Pamir, en Nan-Lou; « ils re^ânrent
Lien contens, dit naïvement Âboul' ghazi, le Khan approuva le
rapport qu'ils lui firent et leur accorda de hautes récompenses. »
Ayant ordonné ses besognes au pays des Turcs, l'Empereur
Inflexible revenait vers la Chine, où le rappelait la mort de son
lieutenant Moukhouli, et où quelques résistances locales res-
taient encore à écraser, lorsqu'il mourut, dans xme petite bour-
gade du Chan-Si, le 18 août 1227, à l'âge de soixante-six ans.
Beaucoup de nos livres d'histoire disent que l'œuvre ne sur-
vécut pas au fondateur, que son immense empire, sans cohésion,
se disloqua dès qu'eut disparu la main ferme qui l'avait créé,
et que la puissance mongole ne se réveilla qu'avec Timour. Nous
verrons, en étudiant le système de gouvernement du Tchinghiz
Khan, que son Empire était fondé sur des bases trop solides
pour, s'effondrer sans rien laisser derrière lui. Ses conquêtes
iurent partagées entre ses fils et ses petits-fils, mais l'unité ne fut
pas rompue : le Khan, Force du Ciel, héritier de l'Empereur
Inflexible (1), resta le suzerain de tous ces rois provinciaux. La
force d'expansion de la race était loin d'être épuisée ; c'est en 1241
(1) Les premiers successeurs du Tchinghiz Khan furent | Ogodaî, Gouyouk,
Meimgke, Khoubilal.
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158 REVUE DES DEUX M0NPE8.
seulement que les princes Baïdar et Kaïdou viennent écraser à
Liegnitz, en Silésie, les Polonais, les chevaliers teutoniques, les
Allemands des Marches de TEst, tandis que Souboutaï, descen*
dant dans les plaines de Hongrie, supprime l'armée hongroise, en
une seule bataille, sur les bords du Sayo, affluent de la Theïss, et
poursuit le roi Bêla par delà le Danube jusqu'à Spalato, sur
TAdriatique. C'est en 1246 que commencent les campagnes qui
aboutissent à la conquête de la Chine du Sud, de la Chine
chinoise des Song, et que les Mongols s'avancent jusqu'au Tonkin
et tentent^ sans y réussir, de débarquer au Japon. Enfin, c'est
en 1268 seulement que Houlagou détruit le royaume des « As-
sassins » et met fin à l'existence du khalifat de Bagdad. Ainsi,
l'empire mongol survit à son fondateur; il n'est pas seulement
la poussée formidable d'un peuple entraîné par le génie d'un
homme; il est une fondation puissante, qui repose sur un prin-
cipe d'unité et sur un système de gouvernement. Sur quelles
assises l'Empereur Inflexible construisit son édifice grandiose, et
pourquoi cette force prodigieuse s'énerva, au xiv« siècle, et se
disloqua, c'est ce qu'il nous reste à expliquer.
III
Les grands créateurs d'empire ont tous été, dans le monde,
les représentans d'une idée. Elle se forme et se précise : l'empire
naît; elle triomphe : l'empire atteint son apogée; elle perd sa
force active: l'empire se disloque. La puissance mongole au
xin* siècle repose sur le nationalisme turc ou, comme nous di-
rions aujourd'hui, sur le panmongolisme et, si le mot existait,
sur le panturcisme. Réunir sous une seule domination toutes les
branches éparses de la famille turque, reconstituer sur de plus
larges assises l'imcien empire de Mokan, revendiquer toutes les
terres appartenant ou ayant appartenu à un peuple turc, tel a été
d'abord le programme de Témoudjine ; puis, peu à peu, sa pensée
s'est précisée et s'est élargie à mesure que se développaient les
résultats de sa politique : sur le fondement solide de la commu-
nauté de race, il a voulu constituer un État centralisé, avec une
administration uniforme, une même loi et un même droit. Par
l'éclat de ses triomphes, par la fermeté de son vouloir, le Tchinghiz
Khan a eu cette gloire si rare d'éveiller chez un peuple le senti-
ment national, de créer un patriotisme, de donner aux instincts
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mw^
LE PÉRIL JAUNE AU XIII® SIÈCLE. i89
unitaires de toute une famille ethnique une formule et un lien.
A cette nationalité qu'il constituait, Témoudjine comprit qu'il
fallait donner la consécration de la victoire ; plus grand politique
qu'homme de guerre, il savait cependant que le ciment qui unit
les peuples est fait d'épreuves partagées et de commune gloire.
La légende le représente comme ayant été, dans sa jeunesse, un
forgeron : il a forgé l'Etat mongol sur l'enclume chinoise. En
conduisant ses Turcs à l'assaut de l'Empire d'Or, en les faisant
tous ensemble solidaires de la conquête, d'un amas de tribus
réunies sous son autorité il constituait une nation, et, à cette
nation, il donnait une âme. Lui-même, en prenant le titre impé-
rial, rendait sensible la réalisation de son œuvre ; il devenait la
\îvante image de l'unité de son peuple. Pendant un siècle, pour
la grandeur du Khan, Force du Ciel, et de l'empire mongol, des
légions d'hommes ont combattu et sont morts avec une abnéga-
lioA héroïque. Courber tous les fronts devant la majesté de
l'Étendard bleu, plier, toutes les volontés sous la loi du Yassak
impérial, tel est l'idéal que Tlnflexible a donné à ses Mongols
et à ses Turcs et par lequel il les a transfigurés.
C'est la pratique constante de cette politique nationale turque
qui a rendu possibles les immenses conquêtes du Tchinghiz Khan.
Il a trouvé de rudes ennemis parmi les rois, comme Guchlug et
Djelal Ed-Dine ; mais les peuples turcs qu'il a vaincus se sont
ralliés à lui sans regret, fascinés par sa gloire, séduits par les
belles chevauchées et par le riche butin qu'on faisait à son ser-
vice. Partout, en pays turc, avant, que ses terribles capitaines
parussent, il avait ses intelligences, ses amis qui le renseignaient,
qui lui préparaient les voies et lui gagnaient les cœurs. L'armée
battue, le prince tué, les peuples étaient à lui corps et âmes, et
les rettres venaient grossir ses troupes."
Une politique fondée sur le sentiment national ne pouvait
réussir qu'à la condition d'avoir pour corollaire une rigoureuse
neutralité entre les différentes confessions religieuses. Le respect
de tous les cultes fut, pour le Tchinghiz Khan, un moyen de gou-
vernement, un instrument de conquête. Bouddhistes, chrétiens,
musulmans, païens se coudoyaient dans les bureaux de sa chan-
cellerie et marchaient côte à côte dans ses régimens. Cette étrange
promiscuité témoigne d'ailleurs beaucoup moins en faveur des
sentimens de tolérance et de mansuétude de tous ces Turcs, qui
ont donné depuis, notamment en Transoxiane, l'exemple du sec-
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
tarisme le plus exclusif et le plus étroit, qu'elle ne prouve l'în-
tensité des passions nationales que Témoudjine avait allumées
dans les cœurs, et qui étaient devenues assez fortes pour im-
poser silence même aux divergences confessionnelles. Ces rudes
batailleurs étaient disciplinés, matés par la main de fer de l'Em-
pereur Inflexible : le règlement, le Yassak^ les ordres du chef,
ils ne connaissaient que cela. Au moment où, au nom d'une foi
religieuse, les chrétiens d'Occident s'élançaient aux croisades, les
Turcs, en Orient, conquéraient le monde au nom d'une loi civile
et d'une consigne militaire. Très habilement, le Tchinghiz Khan,
resté lui-même païen, se servait, pour préparer ses annexions,
de sa propre indifférence religieuse. Guchlug, chrétien renégat,
était devenu bouddhiste pour plaire à sa femme et, en témoi-
gnage de sa ferveur nouvelle, il avait fait pendre l'évêque devant
la cathédrale et crucifier l'iman devant la mosquée : contre lui,
les armées mongoles, dès qu'elles parurent, eurent pour alliés
tous les chrétiens et tous les musulmans. Le Tchinghiz Khan
avait pour principe de prouver d'abord sa force, puis de res-
pecter complètement les cultes et leurs ministres. Quand il entra
dans Bokhara, la ville sainte de l'Islam transoxianais, « il alla
droit à la mosquée cathédrale, y entra sur son cheval, monta en
chaire, fit tenir les chevaux de ses reitres par les gens d'église,
pour prouver à tout ce monde qu'il était bien l'Empereur par la
force du ciel... Après avoir convaincu tout ce clergé, après l'avoir
terrorisé, l'Inflexible le sermonna. Il se fit conduire à la place des
prières publiques, monta sur- la grande chaire des prédicateurs,
devant le peuple assemblé ; là, droit sur son cheval, le casque
en tête, il prêcha : « 0 peuple, l'énormité de vos péchés est ma-
nifeste; je suis venu, moi, la colère du Très-Haut, moi de par
le Dieu très haut, le terrible châtiment ! » Cet Empereur Inflexible
était aussi un merveilleux metteur en scène, un maître dans
l'art supérieur de manier les hommes. Le prince qui a pu avoir
des serviteurs passionnément dévoués parmi les musulmans, les
chrétiens, les bouddhistes et les païens, devait être une person-
nalité singulièrement puissante, un de ces conducteurs de peuples
qui marquent leur sillon profondément dans l'histoire humaine.
Ce conquérant, dont le nom est resté entouré d'une légende
de terreur et qui apparaît comme l'incarnation du démon de la
guerre, n'était pas lui-même un capitaine, et il le savait. Ses
armées, constamment victorieuses, il les animait de sa présence
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LE PÉRIL JAUNE AU XIIl** SIÂGLB. 161
dans les circonstances solennelles, mais il ne les commandait
pas en personne. Sa bravoure ne fait pas question ; il l'avait
montrée dans les rudes années de sa jeunesse aventureuse, et,
en on jour de crise, il en donna des preuves éclatantes. Ses
meilleurs généraux étaient occupés au loin» quand, en 1221,
Djelal Ed-Dine surgit tout à coup en Perse et souleva la popula-
tion ; l'armée envoyée contre lui se fit battre à Pervan (près de
Ghazna) ; on vit bien alors que Témoudjine était vraiment l'Em-
pereur Inflexible ; il rallia lui-même ses troupes, marchant à leur
tète, réconfortant les généraux battus et proclamant qu'ils avaient
fait tout leur devoir ; à l'assaut de Bamiane, son petit-fils pré-
féré venait d'être tué sur la brèche, l'Empereur, casque en tête,
monta lui-même, le premier, aux échelles, devant toute l'armée
qui, enthousiasmée par son exemple, enleva la place et vint à
bout de Djelal Ed-Dine. Mais, en général, le Tchinghiz ne se
réserve que la préparation diplomatique et politique des cam-
pagnes ; quand il a pratiqué ses menées secrètes, préparé ses
alliances, noué ses intelligences, il trace aux généraux les
grandes lignes de leur programme, leur laissant pleine liberté
pour l'exécution. Il est sûr d'eux, car c'est lui-même qui les a
choisis et il a été, dans toute la force du terme, un connaisseur
dlionmies. Il a eu la vertu maîtresse des grands rois, ce génie
de l'autorité qui inspire le fanatisme de l'obéissance.
Avant tout, ce conquérant a été un organisateur, un admi-
nistrateur, un politique au cerveau froid, à la volonté tenace ; il
n'a donné au hasard que le moins possible, juste ce que nul
homme ne saurait lui enlever ; dans son œuvre, tout est calculé
d'avance ; ses conquêtes se succèdent l'une à l'autre, dans un
ordre logique, jusqu'à l'accomplissement complet de son pro-
granmie. Les contemporains ne se sont pas trompés sur le ca-
ractère de l'homme dont les légendes postérieures ont fait un
fléau de Dieu; ib ont vu en lui surtout le grand législateur,
l'homme du Yassak et du Touraj le grand souverain qui porta au
loin la guerre, mais qui donna à ses peuples le bienfait de la paix
et d'un bon gouvernement. « Il mourut, dit Marco Polo, dont ce
fut grand dommage, car il était prudhomme et sage ; » et Join-
^le ajoute ce mot, qui peut paraître extraordinaire appliqué à
l'homme qui a conquis le monde depuis la mer du Japon jusqu'à
la Mer-Noire : « Il procura paix. » Jamais, parmi ces Turcs ba-
tailleors, jadis toujours en lutte, peuplade contre peuplade, fa-
TOMB xxvi. — 1905. il
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Î62 REVUE DES DEUX MONDES.
mille contre famille, on n'avait vu paix aussi profonde : un
historien postérieur, Sanang Setzène, qui était lui-même de la
descendance du Tchinghiz, écrit : « Pendant dix-neuf ans, le sou-
verain mit ordre et loi parmi son grand peuple, établit l'empire
et son gouvernement sur solides piliers, procura travail paisible
à pieds et à mains, éleva le bonheur et la prospérité de tous et
d'un chacun de ce grand peuple à tel point que rien ne peut se
comparer au bonheur du Khan et de ses sujets. » Tel est le
bienfait de l'autorité créatrice d'ordre. Certes, les armées mon-
goles ont laissé de terribles souvenirs ; elles ont fait une guerre
rude, impitoyable, ravageant le plat pays, brûlant les villes, pas-
sant au fil de l'épée des garnisons entières, massacrant les pri-
sonniers génans, procédant à d'atroces exécutions militaires ;
mais la guerre est la guerre, et elle n'est point tendre, sous nos
yeux, en Mandchourie I Les croisés, quand ils entrèrent à Jéru-
salem, massacrèrent pendant sept jours et sept nuits : c'étaient les
mœurs du temps ; elles n'empêchent pas les grands rois législa-
teurs d'avoir été les bienfaiteurs de leurs peuples.
Les instrumens de la grandeur de son règne, le Tchinghiz
Khan les a créés lui-même. Il fixa d'abord, dans un monument
écrit, les règles de la vie des Turcs et des Mongols et leur droit
coutumier ; cette base législative de son règne et de l'unité de son
peuple, c'est le Yassak et le Toura, « le Yassak de mauvais au-
gure et le Toura blâmable, » disent les historiens musulmans
qui ne pardonnent pas à TEmpereur Inflexible d'avoir substitué
ses lois civiles au Chériat, à la loi religieuse du Coran. De la do-
mination mongole, ce qui est resté odieux dans le souvenir des
peuples, surtout des peuples mahométans, c'est l't^dministration,
c'est le Daroga (préfet), c'est la conscription des hommes, le re-
censement des chevaux, les charges du service de la poste, toute
cette administration compliquée, toute cette bureaucratie méti-
culeuse qu'organisa Tlnflexible; l'esprit exact et paperassier des
Turcs s'y complaisait, mais elle était alors, pour les autres na-
tions, un prodigieux anachronisme et elle apparaissait, à ces gens
du Moyen âge, comme la pire des tyrannies.
Gouverner des peuples aussi divers par la racé, le langage,
la religion, les coutumes était une tâche très délicate. Le Tchin-
ghiz trouva, parmi ses sujets, de précieux auxiliaires. Gomme
Louis XIV, il eut à son service des dynasties de ministres. Yelou-
Tchoutsaï, un Turc Liao « chinoise, » Tatakoun, un Oïgour
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p^wp
LE PÉRIL JAUNE AU XHl* SIÈCLE. 163
chrétien, Mahmoud Yelvadj, un Transoxianais musulman, diri-
gèrent l'administration et surent merveilleusement adapter les
rigueurs du Yassak au tempérament de chaque province. L'Empe-
reur Inflexible recevait tous les rapports, prenait toutes les déci-
sions graves. Une partie de sa chancellerie restait à Pékin (Ehan-
Balik, la ville du Khan), l'autre le suivait dans ses campagnes;
pour simplifier la correspondance, les bureaux empruntèrent aux
Oîgour leur alphabet chrétien syriaque, qui ne fut remplacé par
le chinois qu'au temps de Khoubilaï. Des courriers de cabinet (1)
transmettaient la correspondance officielle. La poste fonctionnait
régulièrement d'un bout à l'autre de l'empire; il était interdit,
sous les peines les plus sévères^ d'arrêter ou de retarder le ser-
vice. Le fonctionnaire en voyage, Tofticier, le voyageur qui
exhibait une n tablette de commandement » en or ou en argent,
avait droit aux réquisitions, aux vivres, aux chevaux. Partout la
sécurité régnait et avec elle se développait le trafic; grâce au
gendarme mongol, les marchands pouvaient venir des plus loin-
tains pays, de Venise et jusque de l'Europe occidentale. Le Tchin-
ghiz Khan se préoccupait de favoriser dans ses États l'industrie
et le commerce ; il transplantait, d'une province à l'autre, des
ouvriers d'art, important en Transoxiane les métiers chinois,
attirant les étrangers. De cette époque date un véritable renou-
vellement de l'art chinois au contact des méthodes persanes et
byzantines.
Ce même génie d'organisation et d'unification, l'Inflexible
Va porté dans la préparation du merveilleux instrument de ses
conquêtes, l'armée. S'il n'a été ni un Napoléon, ni un Alexandre,
il a été du moins son propre Louvois. A lui remonte la réparti-
tion des troupes mongoles et turques en régimens ou milliers, de
mille hommes, divisés eux-mêmes en escadrons de cent hommes.
Dix régimens constituaient une division. Les auxiliaires étaient
groupés par corps de cinq mille hommes. Les contingens de
chaque peuple étaient utilisés selon leurs aptitudes nationales :
les Chinois servaient dans les arbalétriers à pied, les artilliers,
les « armes savantes; » les Toungouzes des bois, habitués à
Suivre la piste du gibier, servaient à l'avant-garde et battaient au
loin l'estrade. Les Mongols et les Turcs combattaient par esca-
i^ns accouplés ou isolés, dans une formation très souple, très
(1) Nous avons le journal d'^ l'un d'eux, le Chinois Tchang-Tchoun depuis
iTTil 12Î0 jusqu'en mars 1223.
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IGl REVISE DES DEUX MONDES.
malléable, sur cinq rangs de profondeur : « les deux premiers
rangs portaient Tarmure de plates ajustée par bandes, assez
connue aujourd'hui par les nombreuses armures japonaises de
ce modèle qu'on trouve partout en France, ou le corset de fer à
feuilles imbriquées. Aux armes nationales, l'arc de corne et le
sabre demi-courbe, ils ajoutaient la lance^ souvent garnie d*un
crochet rivé sur la douille de fer. Leurs chevaux étaient bardés.
Les trois derniers rangs, montés sur des chevaux plus légers et
sans bardes, armés de cuir bouilli ou laqué, remplaçaient la lance
par la javeline. » C'étaient ces trois derniers rangs qui passaient
en avant, pour engager le combat, en tirailleurs, à coups de
flèches et de javelins ; quand ils avaient jeté le désordre dans les
rangs, tué des chevaux et jeté bas des hommes, ils disparais-
saient dans les intervall^^ des pelotons pour laisser les deux
premiers rangs charger à fond et décider la victoire.
A la bravoure silencieuse, à l'entrain discipliné des troupes,
correspond, chez les chefs, la connaissance consommée de tout ce
que l'art de la guerre comporte de plus délicat. Les mouvemens
les plus compliqués d'une stratégie savante : concentrations ra-
pides et foudroyantes, marches enveloppantes à grande envergure
qui font penser à la manière de Napoléon ou de Moltke, débor-
dement des ailes, attaques de flanc et par derrière, étaient fami-
liers aux armées mongoles. Si l'on songe aux bandes féodales,
très braves, mais sans discipline, sans organisation, lourdes, inca-
pables d'évolutions d'ensemble, qui constituaient alors les armées
de la Chrétienté occidentale, l'on cesse de s'étonner que les gé-
néraux mongols, qui mirent vingt-quatre ans à soumettre la Chine
du Nord, n'aient eu besoin que de deux mois pour détruire les
forces de la Pologne, de l'Allemagne et de la Hongrie ! L'effroi
des vaincus a prêté au Tchinghiz des soldats innombrables : la
vérité est que ses armées, nombreuses pour l'époque, étaient
surtout redoutables par leur cohésion, leur entraînement, et par
le génie de leurs chefs. Pendant la campagne de 1219-1220, véri-
table modèle de l'art militaire, où la ligne du Syr-Daria fut
forcée et une armée de plus de cent mille hommes dispersée sans
une seule grande bataille, par l'habileté et la précision des ma-
nœuvres,les généraux del'Inflexible n'avaient que 150 000 hommes,
et ils n'en avaient laissé que 30 000 en Chine. Djébé et Sou-
boutai, pour leur fantastique chevauchée autour de la Caspienne,
n'avaient que deux divisions mongoles et un corps auxiliaire,
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LE PÉRIL JAUNE AU XIII* SIÈCLE. 16S
25000 hommes. A Liegnitz, en Silésie, le corps des princes
Baîdar et Kaîdou était d'environ 40000 hommes et Tarmée du
centre, qui conquit toute la Hongrie et défit si rudement le
roi Bela comptait de 60 000 à 80 000 hommes; les Madjars étaient
près de cent mille ; mais les Mongols avaient à leur tète le soldat
infaillible, le capitaine qui, sans doute, détient, dans l'histoire,
le prodigieux « record » de la victoire, Souboutaï.
Ces généraux qui, sous les auspices du Tchinghiz Khan, firent
ia conquête du monde depuis le Tonkin et la Corée jusqu'au Da-
nube, nos livres d'histoire ignorent jusqu'à leurs noms. Qui
connaît Moukhouli, qui fut lieutenant, de l'empereur en Chine?
Qui connaît Djébé, type accompli du général d'avant-garde, qui
joignit à la fougue d'un Murât la sagesse d'un Davout? Qui con-
nait même l'infaillible Souboutaï qui fit trembler l'Europe et tint
dans sa main le sort de la chrétienté? De celui-là, au moins, on
nous permettra de donner brièvement les (^ états de service. » De
pur sang mongol, né au bord de la Toula, Souboutaï, dès l'en-
fance, se dbtingua parmi les compagnons qui restèrent fidèles à
Témoudjine pendant les années difficiles de sa jeunesse. Â dix-
sept ans, il est général de division ; à vingt-trois, il commande
en chef sur l'Irtyche, poursuit Djamouka, l'implacable adversaire
de son maître, le presse, le bat, le tue. Pendant l'invasion de la
Chine, avec Djébé, son émule, il force la Grande Muraille et
mène l'avant-garde avec tant de célérité et de vigueur qu'à eux
deux ils décident du sort de la campagne. En 1219, il est en Corée,
sur les bords du Yalou ; il en revient à marches forcées pour
combattre sur le Syr-Daria; avec Djébé toujours, il accomplit,
autour de la Caspienne, le tour de force dont nous avons parlé;
il revient par les steppes du Nord, après une campagne si rude
que Djébé n'y survécut pas. En 1225, l'Inflexible l'appelle en
Chine où II remplace Moukhouli qui venait de mourir; il achève
la soumission de l'empire du Nord. En 1241, il a près de soixante
ans; son génie mûri par quarante ans de victoires est dans tout
son éclat ; le Khan Ogodaï l'envoie en Occident commander la
grande armée qui doit s'enfoncer jusqu'au Danube et soumettre
les Hongrois; il conquiert d'abord la Russie, puis il combine
cette étonnante campagne dans laquelle il supprime d'un coup ses
adversaires. « Les impeccables manœuvriers de Souboutaï avaient
niarché le plan du grand capitaine aussi exactement, sur le ter-
rain, par montagnes et vallées, fleuves et rivières, quïl l'aurait
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466 BEVUE DES DEUX MONDES.
tracé, avec son pinceau, sur un écran de Chine. Sans une erreur,
sans un retard, sans un à-coup, dans les trois journées décisives,
Textrème droite mongole était à son poste sur la Katzbach, le
9 avril, en face du duc Henri, vingt-quatre heures avant l'arrivée
du roi de Bohême, et le baltait. Les quatre colonnes du centre
et de la gauche, Cheïbane, par la Wolhynie, Souboutal par la
Galicie, Kadane par la Transylvanie, se donnaient la main, le 10,
entre le Danube et la Theîss, et envoyaient déjà leurs flan-
queurs, par la Moravie, à la rencontre de ceux que l'armée de
Silésie détachait par sa gauche. Le 11, l'armée hongroise était
anéantie. Sur le champ de bataille, à chaque coup, la victoire
avait été entière, écrasante, pas un instant douteuse. » Après ce
grand triomphe, d'ofa il rapportait les dépouilles de toute l'Eu-
rppe, Iç. glorieux vieillard revient à Karakoroum, assiste à l'as-
semblée où Gouyouk fut élu Khan; les fêtes n'étaient pas encore
terminées qu'il montait à cheval pour aller prendre le comman-
dement de Tarmée qui allait conquérir la Chine du Sud. Il rem-
porta ses dernières victoires sur le Yang-tse (1247-48), puis, enfin
rassasié de gloire et de batailles, il demanda son congé et
retourna mourir sous sa yourte^ sur ce pré au bord de la Toula,
d'où il était parti, encore enfant, pour courir les aventures avec
Témoudjine. « De la Corée au Frioul, il avait vaincu trente-deux
nations et gagné soixante-cinq batailles rangées. »
Nous avons vu comment et sur quels fondemens la puissante
volonté de l'Empereur Inflexible avait créé la nationalité et l'em-
pire mongols. Lui mort, l'élan qu'il avait imprimé à sa formi-
dable machine continua longtemps encore d'en assurer la marche
régulière ; mais les mêmes causes, qui avaient favorisé l'œuvre
de Témoudjine allaient peu à peu, par la suite naturelle de leur
évolution, travailler à la ruiner. L'idée nationale fondée sur le sen-
timent de la communauté de la race, peut suffire à forger, par le
fer et par le feu, les assises d'un puissant empire, mais elle reste
impuissante à en maintenir la cohésion lorsque l'unité est menacée
par des forces dissociantes telles que la différence des religions et
des civilisations. Le Tchinghiz Khan, en fondant un empire, n'avait
pas créé une civilisation originale ; les diverses branches de la fa-
mille turco-mongole, après comme avant lui, allaient se trouver
attirées par les deux foyers de vie et de culture autour desquels
les hommes des steppes ont toujours gravité : la Chine et l'Iran.
Aussitôt après la mort de l'Empereur Inflexible, on pouvait pré-
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Wïï^^
LE PÉRIL JAUNE AU XIU® SIÈCLE. 167
voir qu'il y aurait bientôt un empire <( chinoise » en Extrême-
Orient, un empire « iranisé » en Perse, un empire turco-russe
en Kiptchak et enfin, en Turkestan et en Transoxiane, un empire
turc qui resterait le vrai centre de la vie nationale et de Tortho-
doxie musulmane.
L'Inflexible disparu, le parti des hommes de gouvernement^
qui estimaient que Tempire était achevé, qu'il ne restait qu'à le
maintenir et à l'administrer sagement, l'emporta sur le parti des
sabreurs, qui croyaient que l'œuvre des Mongols ne serait pas
complète tant que les nations du globe n'auraient pas toutes
frappé la terre du front devant la majesté du Khan. Les vieux
ministres du Tchinghiz, les Yelvadj, les Yelou-Tchoutsaï, disaient
que « l'empire qui avait été fondé à cheval ne pouvait être gou-^
vemé à cheval, » et ils avaient raison; mais le parti militaire,
lui, comprenait d'instinct que c'en serait fini de l'unité le jour
où viendrait à faire défaut la plus puissante des forces de cohé-
sion, la présence aux frontières de l'ennemi à vaincre; en cher-
chant, après chaque guerre, le prétexte d'une guerre nouvelle,
il aurait voulu garder un suprême moyen de faire vibrer les
cœurs à l'unisson ; mais ce rêve paradoxal ne serait-il pas lui-
même acculé, à force de réussir, à un échec final? Il était iné-
vitable que Tempire fondé par le Tchinghiz allât se disloquant
en divisions territoriales et en groupes confessionnels. La vieille
terre des Mongols, les prairies de TOnon et de la Kéroulène, ou
tut ramené le corps du grand Empereur, avait toujours été dans
la zone d'attraction de la Chine; l'empire, en restant mongol^
devait nécessairement se chinoiser : c'est un empire chinois quo
i Khoubilaï, petit-fils de l'Inflexible, installa à Pékin ; c'est un
l empire chinois que vit Marco Polo. La forte race mongole eut
le sort de toutes celles qui ont tenté de dominer la Chine, elle a
été absorbée, assimilée par elle et, en même temps, elle a été
énervée par le bouddhisme : « Des Mongols, il n'y en a plus,
élisait l'empereur Kien-Long, leurs prêtres les ont domestiques. »
U bouddhisme a exercé, sur les petits-fils des soldats de Djébo
6tde Souboutaï, son action stupéfiante; il les a énervés : en aîtteu-
^tun réveil que les révolutions de l'Asie provoqueront peut-
^, U les a retranchés de l'histoire active et vivante.
L'époque du Tchinghiz Khan est le temps où les différentes
religions qui se disputaient, en Asie, la maîtrise des âmes, se
'disaient h peu près équilibre; mais, l'œuvre d*unification accom*
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468 REVUE DES DEUX MONDES.
plie, la conscience religieuse reprit ses droits et la propagande
confessionnelle sa force. En Iran, en Transoxiane et en Turkestan
commença la lutte de la loi coranique contre Tidée nationale
turque, la rivalité du Chériat et du Yassak. Timour, au xiv* siècle,
assure le succès définitif de Tlslam; il est le chevalier ortho-
doxe, le « combattant pour la foi ; » ses victoires et ses conquêtes
sont autant de triomphes pour le Prophète; le christianisme
nestorien, comprimé entre l'Islam turc et persan et le boud-
dhisme chinois et mongol, achève de disparaître. La force
turque devient une force musulmane; au xvi"* siècle, sa puissance
d'expansion est encore telle qu'un descendant du Tchinghiz
et de Timour, Bàber, conquiert l'Inde et y fonde l'empire des
Grands Mogols qui a duré, non sans éclat, jusqu'à la conquête
anglaise. Quant aux principautés turques des vallées du Syr et
de l'Amou-Daria, elles ont été se rétrécissant sous la tyrannie
bigote et fanatique des petits Khans de Khiva et de Boukhara ;
elles se sont endormies dans un farouche particularisme iusau'à
l'apparition des Cosaques du grand Tsar blanc.
L'Europe, — on disait alors la Chrétienté, — l'Europe de
, saint Louis, d'Innocent IV et de Frédéric II, menacée par ce
débordement de l'Asie, comprit-elle le péril, se rendit-elle
compte des grands événemens qui bouleversaient le monde
oriental et fit- elle efi'ort pour se prémunir contre les suites de
tout ce branle-bas ? C'est ce qu'il nous reste à nous demander
Les relations des pays méditerranéens avec l'Orient étaient alors
très fréquentes : les croisés occupaient encore une partie de la
Terre-Sainte et ils régnaient à Constantinople ; le commerce de
Gênes et de Venise avait pris la route de la Mer-Noire et des
Échelles du Levant. A Soldaia (Soudak), en Crimée, les Génois
avaient des établissemens prospères : là venait aboutir le trafic
qui passait par la « route de la soie. » Par Byzcmce, par Gênes,
par Venise, les royaumes chrétiens furent informés du beau
tapage que menaient, là-bas, tous ces « Tartarins. » Mais cette
Asie Centrale était si loin, si loin, derrière la Pologne, derrière
les Marches où guerroyaient les Teutoniques, derrière toutes les
Russies; il fallait, pour y parvenir, voyager durant tant de mois et
traverser tant de royaumes, que la Chrétienté ne se sentait pas
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IW^'t
LE PÉRIL JAUNE AU XIIl^ SIÈCLE, 169
menacée: tout ce bruit se faisait entre « barbares. » En 1241,
quand Souboutaï et ses armées tombèrent tout à coup sur la
Russie, la Pologne et la Hongrie et arrivèrent comme la foudre
sur le Danube, faisant soixante-douze lieues en trois jours,
balayant deux armées, ce fut, en Europe, ime clameur d'épou-
vante, un long cri de détresse des peuples en fuite, des villes
brûlées, des paysans massacrés. De toute la chrétienté s'éleva le
Carmen miserabile ; les évêques prêchèrent la guerre sainte et
les nations consternées se tournèrent anxieusement vers cette
Rome où saint Léon le Grand avait jadis arrêté Attila et où son
successeur s'appelait alors Grégoire IX. Si les Tartares s'avan-
çaient encore, en lui seulement, et dans le roi de France, il pou-
vait rester quelque espoir. Du champ de bataille de Liegnitz, le
grand mattre du Temple, Ponce d'Aubon, l'écrivait à saint
Louis: « Et s'il avient chose par la volente de Dieu que cist (les
Hongrois) soient vaincus, ils ne trouveront qui lor puist con-
trester jusqu'à votre terre. » Allait-il surgir de France un nou-
veau Charles Martel? Les hommes de guerre qui avaient vu les
Mongols à l'œuvre en Hongrie et en Silésie conservaient peu
d'illusions : rien ne résisterait à de pareils soldats commandés
par un Souboutaï; avec ces diables, on était toujours surpris,
attaqué à l'improviste, par derrière, sur les flancs; les cheva-
liers étaient déconcertés par ces escadrons légers, tourbillonnant
autour de leurs massives batailles ; ils étaient stupéfaits d'aper-
cevoir, de loin, sur une hauteur, Souboutaï ou ses lieutenans
dirigeant la bataille sans s'y mêler, sans tirer le sabre. Habitués
aux belles apêrtises d'armes, aux joutes courtoises d'homme
contre homme, toujours de front, ils s'indignaient des procédés
des(( barbares, » de ces nuées de flèches qui s'abattaient de loin,
comme une pluie, et perçaient d'un trait anonyme cavaliers et
dievaux. Le silence absolu qui régnait dans les rangs mongols
les glaçait d'un indicible effroi. Héroïquement, ils tombaient,
«ans reculer : à Liegnitz et sur le Sayo^les Teutoniques, les
Hospitaliers, les Templiers se firent hacher sur place; Hongrois,
^ Allemands, Polonais, se conduisirent en gens de cœur, surent
^ . moarir, mais ils se sentaient impuissans à, vaincre. « H n'est pas
^ genlau monde, écrit Thomas.de Spalato, qui sache autant (que
Ifô Mongols), surtout à la rencontre en rase campagne, vaincre
^ l'ennemi, soit par le courage, soit par la science du combat. »
15 Après la campagne de Hongrie, <c la question militaire est jugée;
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170 REVUE DES DEUX MONDES.
quand on voit apparaître les guidons blancs et noirS; on sait
qu'on sera battu. »
Heureusement, nous l'avons vu, il n'entrait pas dans la con-
signe de Souboutaï de conquérir l'Occident et de pousser son
cheval dans les flots de l'Atlantique comme l'avait fait, au Maroc,
dans un élan d'enthousiasme religieux, le conquérant arabe. Les
Mongols, parvenus d'eux-mêmes auprès de Vienne et sur les
bords de l'Adriatique, se retiraient sans organiser leurs dernières
conquêtes, satisfaits de la leçon donnée à ces Turcs rebelles et
dédaignant de garder leur pays (1). Mais la terrible invasion, qui
reculait aujourd'hui, ne pouvait-elle revenir demain et submer-
ger toute la Chrétienté ? Beaucoup le craignaient et pressaient le
Pape et l'Empereur, Grégoire IX, puis Innocent IV, et Frédéric II,
alors au plus fort de leur querelle, de mettre fin à la discorde
qui désolait la Chrétienté, pour marcher ensemble à une croisade
contre les barbares. Les esprits politiques qui présidaient alors
aux destinées de l'Europe étaient-ils assez bien informés pour
savoir que les Mongols ne chercheraient pas à faire de nouvelles
conquêtes ? En tout cas, le péril ne semble pas les avoir émus
outre mesure. L'empereur Frédéric II, tout à sa haine contre la
Papauté, n'était peut-être pas loin de souhaiter que tout fût sub-
mergé sous le flot mongol, pourvu que Rome et le Saint-Siège
fussent emportés dans la tourmente; les Guelfes, en tout cas, l'en
accusaient, et celui qui avait appelé en Italie les Sarrasins était
homme à s'entendre avec le^ Tartares: contre son ennemi, il
aurait fait pacte avec le diable ! Il y avait alors en Italie deux
grands pouvoirs à qui leur destinée ou leur vocation faisait de
la prévoyance une nécessité : c'était Taristocratie vénitienne, qui
chaque jour soutenait ime âpre lutte pour le développement
de son commerce et pour l'hégémonie des mers; et c'était sur-
tout le Pape, qui pilotait la barque de l'Église dans la plus
effroyable tempête qu'elle eût jamais essuyée. Innocent IV avait
ceint la tiare en 1244, après deux années d'interrègne et d'anar-
(1) Le comte Eugène Zlchy qui, en 1898, fit à cheval le voyage de Hongrie à
Pékin pour rechercher les origines du peuple Madjar, m'a raconté un bien curieux
détail. De la campagne de 1241, les Mongols, fidèles & leurs habitudes d'adminis^
tration exacte et régulière, rapportèrent dans leur pays les archives des villes,
des ch&teaux, des monastères pris par eux en Hongrie et en Allemagne. Ces pré-
cieux documens étaient conservés à Pékin et, par une déplorable fatalité, ils y
ont péri, en 1900, dans l'incendie du palais occupé par l'état-major allemand, où.
périt le général Schwarzhof.
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LE PÉRIL JAUNE AU XIII* SIÈCLE» 171
chie: les Mongols avaient déjà évacué la Hongrie, le danger ne
paraissait plus imminent; le Pape se contenta de faire prôcher la
jKPoisade en Allemagne et de prescrire qu'on ajoutât, dans toute
la chréUenté, aux prières liturgiques, l'invocation : a furore Tar/
tarorum libéra noSjDomine. Gelaient là, visiblement, des satis-
factions données à l'opinion : elles contribuèrent à la rassurer,
sans toutefois empocher les Gibelins d'accuser le Pape de pacti-
ser avec les Mongols contre l'Empereur. A la vérité, le Pape
redoutait moins le Khan qui était à Pékin, ou même son vassal
qui était à Saraï sur le Volga, que l'Empereur qiii était àNaples
et en Lombardic, sur la tète et sous les pieds de cette Rome
pontificale dont il voulait refaire une Rome impériale; certaine-
menty par les Vénitiens, il était au courant de tout ce qui se
passait alors en Asie et de la liberté religieuse que les Tatares
y maintenaient, et, sans doute, il songeait à tous ces barbares
que l'Église, jadis, avait apprivoisés, civilisés, et dont elle
arait fait ses défenseurs. De fait, si les Mongols avaient achevé
la conquête de TEurope, il y aurait eu, en Occident, un empire
turc latinisé et chrétien, comme il y avait, en Chine, un empire
mongol chinoise et, en Perse, un empire iranisé et musulman.
Pareils accidens n'étaient pas de nature à troubler un Inno-
cent IV; son génie politique ne s'y trompait pas: pour l'Église
et pour la Chrétienté, au milieu du xui* siècle, le péril, ce
n'était pas le Tatare, c'était ce Frédéric II qui vivait en païen,
enlevait les cardinaux, appelait les Sarrasins, et rêvait de réta-
blir, sur les peuples asservis et sur l'Église domestiquée, la
tyrannie des Césars romains. Comme jadis saint Léon était allé
au-devant d'Attila, les papes du xiu® siècle firent des avances
aux Mongols. Ces hommes d'Église n'oubliaient pas la tradition;
ils savaient par leurs Écritures que ces fléaux de Dieu soui
parfois les instrumens du règne de Dieu; ils connaissaient le6
paroles qui domptent ces conquérans superbes et, sans plus
s'alarmer, en politiques réalistes qu'ils ont toujours été, ils se
préparaient à les baptiser. En août 1246, à Karakoroum, à
l'élection de Gouyouk comme Khan, « à ce conclave laïque qui
allait faire un Fils du Ciel, » avec les membres de la famille du
Tchmgbiz- Khan, Meungke, Khoubilaï, Houlagou, qui tous
devaient régner, avec tous les princes et les princesses douai-
rières, avec Souboutaï, vainqueur du monde , le grand duc de
Russie Yaroslaw, les vice-rois de la Perse, du Turke? tau et de
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
la Transoxiane^ les deux frères David Lâcha, candidats au trône
de Géorgie, les ambassadeurs des princes de Mossoul, de Fars
et de Kerman, et celui du « Vieux de la Montagne, » avec
Rokn Ed-Dine le Seidjoucide, sultan de Roum, le connétable
Sempad, frère du roi d'Arménie, les autorités civiles et militaires
de Chine, du Thibet, de Mongolie, de Corée, on vit, en costume
d'apparat, les hauts lamas bouddhistes, le légat du Khalife de
Bagdad, et le légat de « l'Apostoille » de Rome, frère Jean de
Plan Carpin, moine de Saint-François, pénitencier d'Innocent IV.
Ce chemin de TExtrôme-Orient, que les envoyés du Pape
avaient suivi, les Vénitiens le connaissaient depuis longtemps;
ils étaient en relations d'affaires avec les Mongols par la vieille
« route de la soie ; » c'est par eux que le Tchinghiz Khan et ses
successeurs étaient si exactement renseignés sur les choses de
l'Occident. Ces marchands étaient les meilleures tètes politiques
qu'il y eût dans toute la Chrétienté ; ils surent très vite discerner
le profit qu'ils pourraient tirer de ces révolutions asiatiques.
Les Génois, leurs rivaux, faisaient à Soudak un commerce très
prospère : Djébé et Souboutaï, pendant leur fameux « raid »
autour de la Caspienne, envoyèrent un détachement en Crimée
-^vec mission expresse d'anéantir les établissemens des Génois ;
plus tard, pendant la campagne de 1240, les Mongols s'achar-
nèrent à détruire Kiev et à ravager les routes qui menaient
à la Baltique et aux ports de la Hanse. Les Vénitiens avaient
dirigé les coups et recueillirent l'héritage. Pendant l'année ter-
rible, 1241, l'attitude de ces négocians parut singulièrement
suspecte : ils n'aimaient pas les Hongrois, et ils montrèrent,
quand les cavaliers mongols arrivèrent tout près de leurs
lagunes, à Spalato, à Udine, une tranquillité telle que les con-
^^emporains en furent scandalisés. Ces marins, ces marchands
s'arrangeaient fort bien d'un état politique qui mettait toute
l'Asie sous une même domination et permettait d'y trafiquer sous
la protection du grand Khan; la terre aux Mongols, à eux la mer
et le commerce. Quant au péril de la l^hrétienté, ils s'en rappor-
taient, pour y pourvoir, à Dieu et au Pape : Siamo Veneziani^
poi christianil Dans tout l'Empire mongol, jusqu'en Chine, on
trouvait des Vénitiens, trafiquant, intrigant, sachant se rendre
utiles. Marco Polo et ses deux oncles s'établirent à Pékin en
1274, mais, dès 1256, leur aîné, André, était installé à Soudak;
d'autres, sans doute, l'y avaient précédé; dès 1235, les Mongols
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^ww^
LE PÉRIL JAUNE AU XIII* SIÈCLE. 173
vendaient aux marchands d'hommes de Venise des jeunes gens
Kiptchak que les sultans d'Egypte achetaient pour recruter leurs
Mamelouks; parmi ces esclaves, il se trouva un jour le fameux
Beïbars, qui vainquit saint Louis à la Massoure. Les Vénitiens,
jusqu'en Chine, rencontrèrent des concurrens : Rubruquis,
envoyé par saint Louis auprès de Meungke Khaa, fut joyeuse-
ment surpris de trouver, à Karakoroum, un orfèvre parisien,
nommé Guillaume Boucher, dont le frère avait boutique sur le
Pont-au-Change ; marié à une Hongroise, il avait été enlevé par
les Mongols à Belgrade et il travaillait de son métier pour le
compte de Meungke et des gens de sa cour. Mais ces étrangers
étaient venus contraints et forcés, à une époque où, depuis long-
temps déjà, la route de Karakoroum était familière aux gens do
/Venise. Aux guerres mongoles, ces marchands avisés avaient
gagné un véritable monopole du commerce et des changes avec
^ 1 Orient; ils avaient achevé d'assurer, à la reine de l'Adriatique,
l'empire de la Méditerranée.
Il ne tint peut-être qu'à saint Louis et à ses agens que des
rapports plus étroits ne fussent inaugurés entre les Mongols
et la Chrétienté latine. Que les héritiers du Tchinghiz Khan,
maîtres de l'Iran, et les princes chrétiens, établis en Palestine
et à Byzance, vinssent à s'entendre, que la poussée de l'Ouest
coïncidât avec la poussée de l'Est, et l'Islam asiatique pouvait
se trouver comprimé, étouffé; tout au moins, sa puissance
d'expansion pouvait être pour longtemps arrêtée et le fruit des
croisades rester entre les mains des latins. En 1249, les cir-
constances se trouvaient extrêmement favorables : Meungke,
devenu Khan, avait donné à son frère Houlagou la souveraineté
^-de l'Iran et lui avait enjoint de détruire la puissance des « Assas-
sins » et de conquérir Bagdad et la Syrie ; il lui recommandait
en outre de prendre en toutes circonstances les conseils de la
princesse sa femme, Dokouz Khatoun, une Kéraït, chrétienne
zélée, protectrice du clergé nestorien. L'expédition prit l'allure
d'une croisade : Houlagou comblait de faveurs les chrétiens,
faisait bâtir des églises, donnait le commandement de son armée
à un chrétien, le Turc Naïmane Kit-Bouka, « un vieux du temps -
de Souboutaï, » et, apprenant l'arrivée du roi de France en
Chypre avec une nombreuse armée, il lui envoyait aussitôt une
ambassade. « Tandis que li roys séjornait en Cypre, vindrent li
messaige des Tartarins à li, et If firent entendre que il li aide-
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174 REVUE DES DEUX MONDES.
roient à conquerre le royaume de Jérusalem sur les Sarrazins. .
Houlagou offrait la Syrie en échange dWe alliance. Saint Louis
ne parait pas avoir aperçu tous les avantages qu'il aurait pu tirer
d'une pareille combinaison ; ces chrétiens d'Occident n'arrivaient
pas à comprendre qu'il pût y avoir des chrétiens sur les confins
de la Chine et, malgré tout, ils se défiaient des « barbares. » Saint
Louis fit une réponse honnête, mais vague, et il envoya au
Khan une belle petite chapelle « que il lour fist faire d'écariate, »
et deux moines pour chanter messes. Ces politiques réalistes
prirent mal la pieuse intention du bon roi ; son envoyé, Guil-
laume de Rubruquis, rapporta une lettre des plus cavalières où le
Khan*traitait le roi de France en vassal et lui rappelait l'intermi-
nable liste des peuples vaincus par les Mongols. Le bon|Sire com- .
prit son erreur et la maladresse de son envoyé ; « et sachiez qu'if
se repentit fort quand il y envoya. » Il était trop tard ; l'occasion
était manquée : saint Louis, en Egypte, se heurtaaux vieilles bandes
turques qui, depuis tant d'années, reculaient devant les Mongols
et qui se ralliaient, au Caire, sous l'étendard musulman : ce
furent ces soudards qui vainquirent à la Massoure. Houlagou,
pendant ce temps, triomphait, écrasait les Assassins, entrait dans
Bagdad, dont il faisait égorger tous les habitans, mettait à mort
le Khalife et supprimait le Khalifat (1258). La Syrie, avec Alep
et Damas, était bientôt conquise. Mais là, les armes mongoles,
depuis si longtemps invaincues, allaient trouver le terme de
leurs triomphes. Un aventurier Kiptchak, au service du sultan
d'Egypte Koutouz, Beïbars (la Panthère), rassemblant tous les
reltres turcs qui fuyaient devant Houlagou, ralliant les derniers
compagnons de Djelal Ed-Dine, battit Kit-Bouka et ses Mongols
près d'Aïn-Djalout (les sources de Goliath) en Palestine. C'était
la revanche de l'Islam qui commençait. Bientôt, la « Panthère »
poignardait son maître, prenait sa place, conquérait la Syrie,
abattant les églises, proclamant le triomphe de Mahomet, enle-
vant aux Francs leurs dernières places, le Krak et Saint-Jean-
d'Acre. L'Islam, après une courte éclipse, l'emportait; bientôt
tous les Mongols et les Turcs de l'Ouest allaient eux-mêmes se
convertir à la foi du Prophète. Le règne de Timour, au xiv* siècle,
marque le triomphe définitif du Croissant; c'en était fait du
christianisme en Asie.
L'Asie, nous l'avons dit, est le pays de l'immuable, en ce
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«^
LE PÉRIL JAUNE AU Xlll* SIÈCLE. 175
sens que certaines conditions naturelles y déterminent certains
régimes sociaux et fixent aux migrations des peuples des routes
invariables ; mais, là où vit Thumanité, Timmobilité ne saurait
exister : TAsie est le pays des évolutions lentes et profondes,
qui mettent des siècles à s'épanouir, mais qui changent la face
du monde. Le xiii* siècle a été, pour TAsie, une époque de crise.
Sous les pas des chevaux mongols, des empires naissent, d'autres
s'écroulent; le vieux continent s'agite en d'efifroyables convul-
sions; TefiFort de la race turco-mongole vers Tunité, préparé
par de longues générations, aboutit à la carrière prodigieuse du
Tchinghiz Khan. C'est aussi le temps où, entre les trois grandes
religions qui se partagent le monde, la lutte reste encore indécise.
Mais, à mesure que l'œuvre de l'Empereur Inflexible s'effrite
sous l'action des forces dissociantes, la Chine et le bouddhisme
d'un côté, l'Islam de l'autre, donnent à l'Asie la forme, l'organi-
sation sociale, politique et religieuse qu'elle devait conserver
hiératiquement jusqu'à nos jours. L'Europe a assisté à ces
secousses terribles, elle en a été ébranlée, mais nous avons vu
aussi qu'elle a su en profiter : Pékin et la Chine n'étaient pas, à
cette époque, des pays ignorés des marchands ou des voyageurs
européens; entre Extrême-Orient et Occident, des relations régu-
lières s'étaient établies. Ces temps sont revenus; mais il semble
qu'aujourd'hui les évolutions historiqpies règlent leur allure sur
celle des locomotives et des bateaux à vapeur ; les événemens se
{Précipitent avec une déconcertante rapidité. Sur la route que
suivirent les régimens invincibles de Djébé et de Souboutaï, le
chemin de fer transporte, en sens inverse, des masses de troupes
qui vont à de lointaines batailles dont on ne saurait encore pré-
voir le résultat. Qu'en adviendra-t-il pour l'Europe? Doit-elle
en redouter les conséquences, en sera-t-elle victime comme le
furent la Russie, la Pologne et la Hongrie, ou bien saura-t-elle,
comme le fit Venise, en tirer avantage? C'est l'angoissant mys-
tère de l'avenir. En tout cas, la poussée russe et le canon d'une
guerre atroce ont rouvert l'ère inquiétante des révolutions de
l'Asie.
René Piison.
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GEORGE SAND ET SA FILLE
D'APRÈS LEUR CORRESPONDANCE INÉDITE ^*)
II
DU MARIAGE DE SOLANGE A LA MORT
DE JEANNE GLÉSINGER (1847-1855)
« Sois boni aussi *paaTre aoge ftrraciie de
mon sein et ravi par la mort à ma tendress«
sans bornes ! »
Eut, de ma vi«, IV, 487.
A la fin de cette Histoire de ma vie qui, si elle ne brille pas
toujours par l'exactitude documentaire, n'en demeure pas moins
un livre beaucoup plus vrai qu'on ne Ta cru, George Sand a
tracé ces lignes : « Ma vie, deux fois ébranlée profondément,
en 1847 et en 1855, s'est pourtant défendue de l'attrait de la
tombe; et mon cœur, deux fois brisé, cent fois navré, s'est dé-
fendu de l'horreur du doute. Attribuerai-je ces victoires de la
foi à ma propre raison, à ma propre volonté? Non. Il n'y a en
moi rien de fort que le besoin d'aimer. Mais j'ai reçu du secours,
et je ne l'ai pas méconnu, je ne l'ai pas repoussé (2). »
Ces lignes sont datées du 14 juin 1855.
A ce moment, George Sand revenait d'Italie. Elle était allée
demander à Rome, à Tivoli, à Frascati, la lumineuse bienfaisance
de l'art et du ciel, pour combattre les mortelles ténèbres qui l'en-
vahissaient au lendemain du drame de famille qui s'était dénoué
(1) Voyez la Revue du 15 février.
(2) Histoire de ma vie, IV, 485-486.
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GEORGE SAND ET SA FILLE. 177^1
par la mort de sa petite-fille, Jeanne Clésinger. une tois ae plus, I
elle venait d'échapper au désespoir, au suicide qui l'avait jadis
tentée. Rentrée à Noliant auprès de la petite tombe, rendue et
comme ressuscitée à la nature berrichonne, au travail, et à la so-
ciété de son fils, — ses trois consolations éternelles, — elle pou-
vait, rassérénée maintenant, parcourir les étapes du véritable
calvaire qu'elle avait gravi, entre cette année 1847 où elle avait
commencé V Histoire de ma vie, et l'année 1855 où elle l'avait
achevée. Dans cette courte période, la mère avait vu le naufrage
du bonheur de sa fille ; l'amie avait dû rompre l'attachement qui
lui tenait le plus au cœur; la grand'mère avait mis au tombeau
une suprême espérance. Nous ne disons rien des déceptions de
la politique, de la banqueroute de 1848, de rEmjiire prévu par
George Sand, subi en silence, mais jamais accepté : du moins,
de ce côté, des réparations s'entrevoyaient-elles à échéance. Le
reste, malheureusement, était irrémédiable.
L'année 1847 avait été triplement néfaste à son cœur. Trois
mots la résument : luttes, tortures, ruptures; et les trois acteurs
de ce drame intime s'appellent Solange, Glésinger, Chopin. La
fille, le gendre, l'ami d'hier passé au camp ennemi, tels sont
les trois adversaires avec lesquels George Sand eut simultané-
ment à compter. Le mariage de Solange fut le point de départ
de ces diverses hostilités. Et, de ces tristes débats, peu de té-
moignages aujourd'hui survivent. Chose pire : ceux qui ont sur-
vécu semblaient jusqu'ici accuser George Sand. Solange, dans
ses lettres à M""* Bascans, se plaint que sa mère ait manqué de
cœur envers elle (1). Dans ses lettres à Chopin, elle précise, dé-
taille et aggrave; de vilaines questions d'argent brochent sur
le tout. Chopin, de son côté, écrivant à sa famille, présente son
« hôtesse, » aussitôt après la rupture, squs le jour le plus déplai-
sant (2). Si bien que, à en juger sur ces seuls indices, on a pu
porter de très bonne foi sur George Sand un jugement défavo-
rable. Mais ce ne sont là que des apporences. Le caractère de
George Sand ne s'est pas plus démenti à l'occasion du mariage de
sa fille qu'en toute autre conjoncture grave de sa vie. Seulement
les circonstances de la rupture avec Chopin, comme celles mêmes
du mariage de Solange, n'ont jamais été jusqu'ici bien connues.
Enfin, plusieurs fils sont ici brouillés ensemble, qu'il s'agit de
(1) La fille de George Sand, p. 71.
(2) Carlowicz, ouv, cité,
TOME XXVI. — 1905 12
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178 REVUE DES DEUX MONDES.
démêler. II y a la question Clésinger, la question Chopin, et aussi
des questions de finances et d'intérêts. Isoler chacune de ces
questions, Téclairer rapidement, sera d'abord notre tâche. Ceci
fait, rhistoire des j apports de la mère et de la fille s'éclairera
d'elle-même, et n'olfrira plus aucune obscurité. Autant que pos-
sible, ici comme plus haut, nous laisserons parler les textes, et
nous produirons, .sur les personnages mifi en cause, leurs propres
témoignages inédits.
VI
Comment Je sculpteui* Clésinger entra-t-il en rapports avec
George Sand? Rien de plus hononble pour tous deux que le
début de cette histoire. Ce même Clésinger qui, beaucoup plus
tard, devait so répandre en propos fâcheux sur son ancienne
bienfaitrice, fut d'abord porté vers George Sand par un élan
d'enthousiasme, auquel George Sand répondit p(ur un mouve-
ment de générosité.
Un matin de mai*s 1846, George Sand recevait une lettre
singulière, b&roque, mais touchante de sincériti), signée d'un
nom encore i]\connu :
Madame,
Persuadé qae lu reconnaissance est la première des vertus, je prends la
liberté de vons ôcriie, vous criant merci, merci!...
Sans doute que l'auteur de Consnelo, cette âme et ce cœur tout artiste,
visitera Toxposition do sculpture. A'.ors, Madame, jetez un regard sur une
statue de la Mélancolie, couronnée (.e myrthe, tenant un manuscrit dans la
main gauche, et soutenant sa tôte ff.tiguéede la droite. Cette statue est le ré-
sultrit d'une ferme volonté et d'un irdent désir. Si vous y trouvez l'ombre de
Taiistère mélancolie de LiHiafSoyei heureuse, Madame, car c'est votre œuvre.
Il me serait bien pénil le de i evenir sur le passé et de vous conter com-
ment un fourrier du !«' de cuirassier {sic) en 1839 est l'auteur de cette
.statue. Seulement, Madame , pjrmeltez-lui d'espérer que vous en accepterez
la dédicace, et que vous coLFentirez à ce qu'il grave sur le marbre étemelle
le titre touchant de Consufio, C'est le seul bien que j'envie, la seule récom-
pense, la réalisation de mon rêve. Bien heureux si lebonheui que vous aurez
procuré peut vous do»:ner un instant d'indicible joie et d'orgueil.
Agréez, etc. (i).
A. Clésinger.
Lundi soir, 16 mars 1846.
(1) Cette lettre, communiquée pur nous à M.Jules Claretie, aparu dans le Temps
du 1** juillet 1904. Nous en avons irespecté l'orthographe.
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W^'
GEORGE SAND Ef SA FILLE. 179
George Sand lut toujours maternelle aux artistes. On sait
qu'à cette date elle attendait d'eux la palingénésie sociale. Elle
inspirait les poètes ouvriers, échauffait de sa flamme la littéra*
ture prolétaire. Depuis quatre ans, elle avait noué correspon-
dance avec le poêle- maçon de Toulon, Charles Poney, dont elle
voulait faire Tapôfre des temps futurs. Touchée par la lettre do
Clésinger, elle lut répondit courrier par courrier. Trois jours
après, le 19 mars, nouvelle lettre :
... 0, Madame, je ne croyais pas que j'eusse mérité l'honneur insigne
que vous me faites eo m'écrivant cette sainte et pieuse lettre, où votre grand
cœur et votre belle Ime se montre tout entière. G, merci à vous qui me
donnez de si bons conseils. Ho non, l'orgueil n'est pas encore en moi, car,
je n'ai rien fait poui être orgueilleux... Qà3 n'ais-je le divin don de pou-
voir vous exprimer toutes les pensées qu; votre lettre si paternelle fait
bondir dans ma poitrine. C'est un véritable chao; j'aurais cependant le
soin de l'élaborer, 'it de vous soumettre ute à une ces pensées, ces idées
suggérées par la noble ambition, la sainte reconnaissance, et l'amour
exclusif de mon art. Hol non, Madame, guidé par vous, je ne puis suc-
comber, non, non... Merci, Madame, pour le bien que vous me faites et le
courage que vous m 3 donnez... Dans quelques semaines, je vous prierai à
genoux de vouloir b en venir visiter une statue de la Douleur! Puisse-t-elle
répondre à celle qu- ronge sans cesse mon cœur attristé par la connais-
sance de ce monde que je fuis et que cependant je ne peux éviter.
Sojez heureuse, Madame, et bien flère, ]iour le bonheur que vous avez
procuré à un pauvre jeune homme; il le proclamera bien haut, car dans
ses œuvres il espère toujours rappeler Geo rge Sand à qui il doit ce qu'il
est. Oui, je ferai en sorte de devenir grand parmi les hommes, ne serait-ce
que pour payer la dette de la reconnaissance.
Daignez recevoir, etc.
A. Clésingkr.
19 mars [1846].
L'artiste fut ))résenté à George Sand durant le séjour qu'elle
fit à Paris, au d^but de 1847 (1). Puis elle visita son atelier. En
février 1847, les relations commençaient à se nouer. George
Sand, qui préparait le mariage de Solange avec Fernand de
Préaulx, ne pouvait soupçonner alors que Clésinger songeât à sa
fille; et sans doute Clésinger n'y songea-t-il qu'en faisant le buste
de la fille, après celui de la môre (2). La première mention de
Solange apparaît dans une troi.ùème lettre de Clésinger.
(1) Nous induison ; ceci de la 9* lettre adressée par Chopin à sa famille, sous la
date du 19 avril 1847. Voyez Carlowicz, ouv, cité.
(2) Voyez Corr., U, 362, lettre à M— Marliani, et la lettre de Chopin précitée.
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180 REVUE DES DEUX MONDES.
Madame, je m'empresse de vous envoyer mon petit Faune (i). Ce sera
poar moi une véritable fête d'aller vous le présenter moi-môme et vous re-
mercier de votre si bonne visite d'hier. Mon Dieu, que je voudrais pouvoir
m'expliquer et vous dire tout ce que mon cœur sent et palpite! Mais je ne
sais que l'écrire sur du marbre ou du bronze. Acceptez doDC, Madame, le
tribut d'un jeune homme bien ûère d'avoir pu graver votre grand nom
à côté du sien sur le marbre éternelle. A vous, Madame Sand, l'honneur
d'avoir créé et encouragé un jeune statuaire, et qui vous demandera encore
aide et protection pour la Terre, cette nourrice des hommes, que je vais
chercher à reproduire.
Agréez, Madame, etc.
I A. Gl£sI2«6ER.
» Vendredi, 19 février 1847.
P. S. Daignez, Madame, présenter mes hommages à Messieurs vos fils
(sans doute Maurice et Chopin) et M^^* Sand, et les remercier aussi de leur
extrême bienveillance à mon égard.
Dès lors les événemens se précipitent. Le sculpteur s'éprend
de son beau modèle, qu'il représente fleur au corsage, narines
frémissantes, cheveux en mouvement, comme ceux d'une ardente
chasseresse (2); et le modèle reçoit le coup de foudre du robuste
sous-officier devenu pétrisseur de glaise. Elle rompt elle-même
son mariage avec M. de Préaulx, la veille du contrat (3). Elle
bouscule tout, exige, impose « son sculpteur. » George Sand,
affolée, cherche à se reconnaître, veut gagner un peu de temps,
pousser plus loin une enquête sur un homme dont quelqu'un
vient de lui dire « pis que pendre. » Mais Solange est pressée. Et
le sculpteur, se souvenant qu'il a été cuirassier, brusque les
choses par un procédé militaire. Il enlève Solange. Ce point a été
ignoré. Si nous le révélons, c'est qu'il explique tout le reste.
George Sand n'avait plus qu'à sauver les apparences, et elle le
lit avec son dévouement accoutumé. EHe marie au plus vite. C'est
elle, maintenant, qui est pressée. L'enlèvement, par bonheur, ne
s'est pas ébruité. Chopin lui-même, Chopin surtout l'a ignoré.
Et ceci, encore, va expliquer certaines assertions bizarres de
Chopin à sa famille... Mais suivons notre fil. George Sand prend,
par diplomatie maternelle, ime attitude satisfaite. Elle est heu-
reuse, comment donc ! Elle écrit à M"** Marliani, le 6 mai, une
(1) Le Faune enfant avait été exposé, de nïôme que la Mélancolief au Salon de
1846.
(2) Cette belle œuvre appartient aujourd'hui à M. Ch. Delagrave.
(3) Chopin, lettre précitée commencée la semaine sainte et terminée le i9 avril :
« Quand ils sont tous arrivés à Paris pour faire le contrat, elle n'en a plus voulu. ■•
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i,»ll^f 'J-^ •
GEORGE 8AND ET SA FILLE. 181
lettre qui équivaut, urbi et orbi (car la bonne M°* Marliani était
fort comipunicative), à un certificat de bonne vie et mœurs pour
Clésinger, qu'elle connaît à peine. Au fond, elle est trop sincère
pour ne pas dissimuler assez mal; on peut lire entre les lignes :
« C'est depuis un mois que son activité [celle de Clésinger] a
levé tous les obstacles, et réduit à néant toutes les objections
possibles. » Rien n'est pourtant fixé, quant au jour, quant au
lieu. Clésinger a couru à Guillery, chez Dudevant. Se mariera-
t-on à Nohant? en Gascogne? Les bans se publient, et « pourtant
on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons
des grandes annonces. » Cette discrétion procède, certes, d'une
attention délicate à l'endroit du fiancé rebuté, qui habite le pays.
Mais est-ce la seule raison? « Il faut bien que la fatalité appa-
rente soit une volonté d'en haut. Je n'aurais pas voulu d'abord
qu'on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et
vous savez que les parens n'empêchent rien de ce côté-là), je
crois qu'il faut le ratifier bien vite... Je ne puis rien vous dire
de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir (1). » Tout trahit la
précipitation d'un mariage anormal.
Même note, et aggravée, dans les lettres plus confidentielles
à Poney :
18 avril [1847].
En six semaines, elle (Solange) a rompu un amour qu'elle éprouvait à
peine, elle en a accepté un autre qu'elle subit ardemment. Elle se mariait
avec celui-ci ; elle le chasse et épouse celui^à. C'est bizarre, c'est hardi
surtout, mais enfin c'est son droit et le destin lui sourit. A un mariage mo-
deste et doux elle substitue un mariage brillant et brûlant. Elle domine tout
et m'emmène à Paris à la fin d'avril... Le travail et l'émotion prennent tous
mes jours et toutes mes nuits... Il faut que ce mariage se fasse impétueuse-
ment, comme par surprise. Aussi est-ce un secret grave que je vous confie,
et que Maurice lui-même ne sait pas (il est en Hollande)...
Le 21 mai, elle écrit encore au ménage Poney :
Mes enfans, ma ûlle Solange est mariée d'hier, bien mariée, avec
un galant homme et un grand artiste, Jean-Baptiste Clésinger. Elle est
heureuse. Nous le sommes tous. Mais nous sommes sur les dents, car
jamais mariage n'a été mené avec tant de volonté et de promptitude...
M. Dudevant a passé trois jours chez moi, et le voilà reparti. Il nous fallait
le saisir au vol dans un bon moment, et nous n'avons pas même eu le temps
(1) Corr,, II, p. 3C1-3G4.
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i82
REVUE DES DEUX MONDES.
d'averlir nos amis à une lieue à la ronde. Nous avons fait venir le maire et
Je curé, au moment où ils y pensaient le moins» etnous avons marié comme
par surpris*. C'est dona uni, etnous respirons.
Il semble que nous entendions le soupir de soulagement de
la mère qui a vu sa fille côtoyer les abîmes.
Aussitôt après, elle se ressaisit. Elle n'est pas longue à se
faire illusion. Elle connaît trop Solange pour espérer d'elle une
passion durable, ou la transformation d'un amour de tête en
attachement de cœur. Et Clésinger s'est fait juger à son acte. Elle
commence à deviner sa vraie nature : plus bouillant qu'inspiré,
plus bruyant qu'énergique, tumultueux, désordonné, dépensier,
débraillé peut-être, d'ailleurs d'instruction nulle ; et quant à l'édu-
cation... Une angoisse la saisit. Que sera le lendemain pour sa
fille? Que sera-t-il pour elle-même? Car si Clésinger, dilapidant
la dot de sa femme (ce qu'elle semble avoir prévu tout de suite) (1),
vient planter sa selle d'atelier à Nohant, et bouleverser sa vie de
méditation et de travail, que deviendra-t-elle? Elle prend un parti
rigoureux, mais prudent, qu'elle signifiera bientôt à sa fille.
Nohant sera toujours ouvert à Solange, « si elle venait à se
brouiller avec son mari ; #> quant à ce gendre imposé dont elle a
le procédé sur le cœur, elle déclare ne plus vouloir le connaître.
C'est dans ces dispositions que Solange, au retour du voyage de
noces, la trouve à sa grande stupeur. Elle s'en plaint à Chopin (2),
qui, lui aussi, avait dû s'exiler de Nohant sur ces entrefaites,
nous dirons tantôt pourquoi. Elle s'en étonne. Ceci prouve seule-
ment sa jeunesse. Au reste, de cette jeunesse, et de son inexpé-
rience, elle allait multiplier les preuves durant le reste de cette
année 1847, qui fut pour une jeune mariée, élevée comme l'avait
été Solange, une terrible année d'apprentissage.
Solange, d'ailleurs, ne faisait-elle pas son mea culpa à
demi-mot, lorsqu'elle écrivait à Chopin, au milieu de ses
plaintes :
(1) En se mariant, Clésinger avouait 24 000 francs de dettes. U ne disait pas
tout.
(2) « Je Tai trouvée très changée, mais froide comme de la glace, et même
dure. Elle a commencé par me dire : que si je me brouillais avec mon mari, je
pourrais retourner à Nohant; que, quant à lui, elle ne le connaissait pas...» (Lettre
du 10 novembre 1847). — Même note, dans la lettre précédente; affaires d'argent
dans la lettre suivante, et plaintes sur l'abandon où sa mère la laisse (Garlowicz,
ouvrage cité), — Doléances identiques, mais d'un ton plus adouci, dans la lettre
à M— Bascans {la Fille de George Sand, p. S7-C0).
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%%^^ -
GEORGE SAND ET SA FILLE. 183
Remarquez qu'on est toujours puni par où on a péché. Voyez moi, avec
mes goûts de luxe, qui aurais trouvé un carrosse à six chevaux à peine
digne de me porter, moi qui comptais vivre dans des espaces imaginaires
avec des rêves de poésie, au milieu des nuages et des fleurs, me voilà plus
prosaïque, plus aplatie que l'être le plus terre à terre. Je suis sûre que je
deviendrai avare, moi qui aurais jeté des millions par les fenêtres. J'ai plus
vieilli en huit jours qu'en dix-huit ans ; et je crois qu'il y a peu de femmes
de mon âge, élevées comme moi en princesses, qui aient passé par de si
rudes épreuves aussi tranquillement que je l'ai fait.
D'un côté les soucis d'argent, de l'autre une mère qui m'abandonne
brusquement sans que j'aie aucune connaissance de la vie; un père plutôt
dur qu'affectueux, un père sans tendresse, Yoilà qui n'arrive pas tous les
jours à des filles de dix-neuf ans... Heureusement que j'ai mon sculpteur,
qui me console de tout, qui me tient lieu de tout (1)...
Voilà l'état moral de la jeune femme, quelques mois après le
mariage.
L'état de la mère ne vaut guère mieux. A Poney, le 14 dé-
cembre 1847 : « Vous avez compris... que je traversais la plus
grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J'ai bien
manqué d'y succomber quoique je l'eusse prévue longtemps
d'avance, etc. (2). » Elle ajoute :
Solange est venue me voir en passant pour aller chez son père à Nérac.
Elle a été roide et froide, et sansrepentir aucun [c'est nous qui soulignons].
Elle est enceinte, et je n'ai pas voulu dire un mot qui pût l'émouvoir péni-
blement. Du reste, elle est bien portante, plus belle que jamais, et prenant
la vie comme un assemblage d'êtres et de choses qu'il faut dédaigner et
braver.
Et un peu plus loin, en annonçant r/y^/o/rerfe ma vie :
... Ce sera une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et
m'ôtera une partie de mes anxiétés sur l'avenir de Solange, qui est assez
compromis (3) par son manque d'ordre et les dettes de son mari, [Ces der-
niers mots supprimés dans le texte imprimé.]
La dette I Ce mot fut la terreur de la grande tâcheronne, que
son incorrigible générosité empêcha toujours d'être riche et
qui, vers cette époque, était moins que jamais à son aise. Neuf
ans auparavant, en 1838, elle avait recouvré la jouissance de
l'hôtel de Narbonne, moyennant une somme de 50000 francs
(1) Carlowicz, ouvr. cité, 3* lettre de Solange à Chopin.
(2) Corr., II, 374.
(3) Ibid,, p. 378.
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184 REVUE DES DEUX MONDES.
'.versée à son mari (1). Appauvrie de ce capital, elle dut s'appau-
vrir encore pour la réfection totale de Thôtel de Narbonne, qui
lui coûta 100 000 francs. Elle travailla dix ans à combler ce
vide, l'hôtel devant constituer dans ses plans la dot de Solange.
Encore n'était-elle pas dégagée lors du mariage. Une somme
de 50 000 francs était hypothéquée sur l'immeuble. George Sand
donna donc en dot à sa fille (contrat du 18 mai 1847) l'hôtel de
Narbonne avec les charges qui lui incombaient de ce chef, c'est-
à-dire avec l'obligation pour la communauté de solder les créances
encore dues sur l'hôtel, ou de payer les intérêts de l'hypothèque.
L'hôtel rapportait, en loyers, 8 264 francs à la date de 184S. C'était
donc, au bas mot, une rente de 8750 francs net environ que
George Sand donnait à sa fille en la mariant, par avancement
d'hoirie ; et, vu l'état général de ses finances, cette dot était de
sa part une vraie largesse ; c'est elle, la mère, qui la fournissait
en entier, sur ses biens patrimoniaux. Ces détails seraient oiseux
si Solange, dans ses lettres à Chopin, ne parlait des « créanciers
de sa mère » dont le ménage serait la proie. Ce terme révèle,
chez la jeune femme, ou une ignorance surprenante de son
contrat de mariage, ou un usage équivoque de la langue. Le bon
Chopin devait s'y laisser prendre. Que n'a-t-il point cru, de ce
qui lui venait par Solange, dans la disposition d'esprit où il était !
En réalité, quand le déficit se révéla dans le ménage, —
c'est-à-dire dès le lendemain, à cause des dettes du mari, — George
Sand était hors d'état de tirer sa fille d'affaire, quand même elle
l'eût voulu. Dès novembre ou décembre 1847, les époux Clé-
singer touchent à la ruine. Et en 1848, ce sera d'abord la saisie
mobilière, puis la vente de l'immeuble, à la requête des titulaires
de l'hypothèque, pour intérêts impayés. L'hôtel de Narbonne,
finalement, fut vendu à l'audience des criées, le 6 décembre 1848,
pour la somme de 100080 francs, au moment le plus désastreux
pour une vente de cette nature, au lendemain d'une révolution (2).
George Sand, le cœur navré, dut laisser l'exécution s'accom-
plir. Mais nous démêlons, dans les allusions de certaine lettre,
(1) Histoire de ma vie, TV, 422-423. Sur la fortune patrimoniale de George Sand,
Toyez Wladimir Karénine, ouvr, cité, I, 225-226.
(2) Nous devons tous ces détails à l'obligeance de M. Henry Harrisse» ami de
la famille, et qui fut consulté au sujet des réclamations de Solange lors du règle-
ment de la succession, en 1871, après la mort de George Sand. On sait par ailleurs
{Souvenirs et Idées, etc.) quel ami précieux M. Barrisse fut pour George Sand
de 1866 à 1876.
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w^-
GEORGE SAND ET SA FILLE. 185
câté Chopin, qu'elle fit racheter sous main une partie du mobi-
lier; et sûrement elle en fit ensuite présent au ménage, puisque
nous voyons ce mobilier réclamé, à coups d'exploits d'huissier,
par Solange à son mari, en l'année 1854. Elle fit plus. Très vite,
peut-être dès 1849, elle servit volontairement à sa fille une rente
mensuelle qu'elle lui compta avec une ponctualité de notaire (1).
Et cela, toute sa vie. Même lorsque Solange, dégagée du mariage
et « lancée, » vivait avec toutes les apparences de la richesse,
George Sand ne cessa jamais, par principe, de prélever tous les
ans une somme fixe sur le produit de sa plume, pour les consa-
crer aux « besoins éventuels » de sa fille (2). C'est dire quelle
erreur commettent ceux qui, de bonne foi, ont touché à ces
délicates questions. Nous n'y touchons nous-même q^ue pour
x*emettre les choses à leur vrai point.
VII
Reste l'incident Chopin.
Il est oiseux, sans doute, d'exprimer ici là profonde pitié que
Kious inspire la fin du douloureux artiste, mort victime de l'art
^t de sa fièvre presque autant que de sa maladie. Qui ne serait
^mu de son isolement, de ses souffrances physiques, — il étouf-
fait, — de ses angoisses morales, de ses affres religieuses, enfin
<iu long martyre qu'il traîna jusqu'à la fin de leçon en concert, de
Paris à Londres et de Londres à Paris, parmi les frissons, la toux,
l'insomnie et l'hallucination? Chopin malade, Chopin ^mourant
attendrira toujours les cœurs aimans, comme sa musique trem-
pée de larmes éveillera toujours un navrant écho dans les âmes
blessées. Mais quoi ! S'il lassa lui-même la main qui lui fut si
longtemps bienfaisante, et s'il la contraignit à se retirer de lui,
n'imputerons-nous qu'à George Sand un dénouement que, sans
doute, elle n'eût "pu conjurer? L'injustice serait par trop fla-
grante. Il y a les droits de la pitié certes; il y a aussi ceux de
la vérité.
Mainte légende a couru sur cette célèbre rupture, et nous
n'en connaissons aucune de véridique. Hier, les lettres de Chopin
& sa famille ont fait entrevoir, sinon la raison profonde, du
(1) Lettre de décembre 1848, à M. Simonnet père {inédité).
(2) Lettres manuscrites de Solange à sa mère. Lettres inédiles à Dumas, année
1862, etc. Cette rente fut, au début, de 1 800 francs; bientôt après, de 3 000 francs.
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186 REVUE DES DEUX MONDES.
moins roccasion de cette séparation. Cette occasion fut ce que
certains ont appelé « une prétendue divergence d'opinion sur le
mariage de Solange. » Faut-il donc croire qua George Sand
aurait profité d'une circonstance opportune pour se débarrasser
d'un témoin gênant (version Chopin), ou d'un malade dont les
jours étaient comptés (autre version, trop répandue)? Cette appré-
ciation risquerait d'être inexacte, superficielle et injurieuse à la
fois : inexacte, en ce que la question Clésinger a bien été, entre
Chopin et George Sand, le sujet d'un dissentiment profond ; su-
perficielle , en ce que ce dissentiment provenait lui-môme de
désaccords lointains, intimes, cachés, et qu'il s'aggrava de tout
ce qui l'avait précédé: injurieuse enfin, car George Sand souf-
frit atrocement d'être obligée d'abandonner à sa destinée son
« malade ordinaire, » et ne le fit qu'à la dernière extrémité, tou-
jours prête d'ailleurs à courir à son chevet, s'il la rappelait.
Chacun de ces points peut se prouver. Une seule lettre, écrite
presque au lendemain de la séparation à un ami intime de Cho-
pin, le Polonais Grzymala, suffirait à les établir tous les trois.
Mais les dix pages consacrées à Chopin dans V Histoire de ma vie
(IV, 464-474) sont loin d'être négligeables, et les lettres de Cho-
pin elles-mêmes ne sont pas sans contenir quelque témoignage
à l'appui de l'une ou l'autre de ces assertions.
Que la question du mariage de Solange soit devenue un casus
belli à Nohant, on n'en peut guère douter. Chopin, mêlé à la vie
de la famille depuis huit années, crut devoir s'ingérer en cette
affaire, comme il s'ingérait en tout, et avec la maladresse d'un
poète, d'un artiste. Or il en ignorait l'élément principal, c'est à
savoir l'enlèvement de Solange ; et George Sand connaissait trop
bien sa totale absence de sens pratique pour le mettre dans le
secret. De là la contradiction que Chopin prétend signaler à sa
famille, et qu'il raille naïvement, parce qu'il n'en a pas la clé :
Elle me proclamera son ennemi parce que j*ai pris le parti de son
gendre, qu'elle ne tolère pas, uniquement parce qu'il a épousé sa fille;
tandis que moi, je me suis opposé à ce mariage tant que j'ai pu. (Noël 1847.)
Nous voyons d'ici cet être sensitif croyant de son devoir de
conseiller, d'épiloguer; on lui résiste, il se fâche. Or, « Chopin
fâché était effrayant (l). » Telle fut bien la cause déterminante
(i) UUU de ma vie, 471.
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GEOaci: s AND ET SA FILLE. 1$7
non pas de son « renvoi, )> car il ne fut pas chassé^ comme on
Ta dit, mais d'une lettre très ferme, où George Sand mettait à
ses visites à Nohant certaines conditions. C'est encore Chopin qui
nous fournit ce détail (1). 11 nous apprend aussi (lettre sui-
vante, 10 février 1848) que sa « rentrée » à Nohant ne tenait
qu'à lui, et à l'observation d'une clause expresse. Il avoue enfin
que sa présence n'est « pas un élément de paix à Nohant. » « Il
y a si longtemps que nous ne nous sommes vus sans aucune
bataille^ sans aucune scène (2). Et je ne pouvais aller chez elle
ayant pour condition de garder le silence sur sa fille. »
Ainsi, Chopin se croyait le droit d'intervenir dans les ques-
tions intimes de la famille Sand, et aimait mieux renoncer à
Nohant que de s'interdire l'exercice de ce droit prétendu. Atti-
tude d'autant plus étrange, que George Sand est seulement son
amie, et, suivant le mot de Chopin dans ses lettres à ses parens,
son «. hôtesse. » George Sand elle-même le désigne ainsi dans
un passage de YHistoire de ma vie (IV, 435) : « l'hôte des huit
dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la monar-
chie. » Le mot a sa signification. Il est rigoureusement exact.
Sans doute, au début, Chopin avait été pour George Sand autre
chose qu'un hôte. Mais ce temps est déjà lointain. Très vite, —
probablement dès le voyage de Majorque, — George Sand a dérivé
vers l'amitié et les soins maternels une passion corrigée en affec-
tion, par égard pour la fragilité du malade. Transformation
héroïque, accomplie avec assez de délicatesse pour que Chopin
n'en soupçonnât point la vraie cause, mais qui, en allongeant
sûrement la trame légère de cette précieuse existence, dut sans
doute en exaspérer la sensibilité déjà trop raffinée. Chopin souf-
frait et faisait souffrir l'entourage de son amie. Nous n'en vou-
lons que ce témoignage, à coup sûr imprévu, fourni par le
journal de M"' Juste Olivier : « 5 mars 184^. Mickiewicz m'ap-
porte une lettre de George Sand, fort aimable, et croit que
Chopin est son mauvais génie, son vampire moral, sa croix,
qu'il la tourmente et finira peut-être par la tuer (3). » Elle,
cependant, s'attachait à lui de tous les soins nouveaux qu'elle
lui prodiguait chaque jour, et de tout ce que lui coûtait son
sacrifice méconnu; la nuit, elle travaillait dans une chambre
(i) Même lettre. Carlowicz, ouvr. cité, lettre X.
(2) Cf. Bi$t. de ma vie, IV. p. 472-473.
(3) Léon Séché, Sainte-Beuve, U, p. 109,
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1S8 REVUE DES DEUX MONDES.
voisine, prête à se lever cent fois pour chasser le cauchemar de
son chevet. Elle n'était plus que garde-malade. Depuis sept ans,
elle vivait auprès de lui « comme une vierge, » c'est son terme,
lorsque la goutte d'eau fit déborder le vase. Ne fut-elle pas
mise en demeure, un jour, de choisir entre son fils et Chopin ?
« Maurice parlait de quitter la partie. » Le choix ne pouvait
être douteux. Il fallut donc se séparer. Ce dut être quelques jours
avant le mariage de Solange, au début de mai 1847 (1). Là-
dessus, Chopin tombe malade, et on le dit à la mort. Cette pensée
la torture : son cœur vole vers l'infortuné.
George Sand à Grzymala.
Nohant, mai 1847.
Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d'une manière incer-
taine et vague qu'il était malade, vingt-quatre heures avant la lettre de la
bonne princesse [Marceline Gzartoryoka] ; remercie aussi pour moi cet ange.
Ce que j'ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te dire;
et, quelque chose qui arrivât, j'étais dans des circonstances à ne pouvoir
bouger (2). Enûn, pour cette fois encore, il est sauvé; mais que l'avenir est
sombre pour moi de ce côté ! Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici
dans huit jours ou à Paris dans quinze... Dans tous les cas, je serai à Paris
pour quelques jours à la fin du mois, et, si Chopin est transportable, je le
ramènerai ici.
Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille,
puisqu'elle est transportée d'amour et de joie et que Clésinger me parait le
mériter, Taimer passionnémeot et lui créer l'existence qu'elle désire. Mais
c'est égal, on souffre bien en prenant une pareille décision. Je crois que
Chopin a dû souffrir lui aussi dans son coin de ne pas savoir, de ne pas con-
naître, et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil dans les affaires
réelles de la vie est impossible à prendre en considération. Il n'a jamais vu
au juste les faits, ni compris la nature humaine, sur aucun point. Son âme
est toute poésie et toute musique, et il ne peut souffrir ce qui est autrement
que lui. D'ailleurs son influence dans les choses de ma famille serait pour
moi la perte de toute dignité et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes
enfans.
Cause avec lui, et tâche de lui faire comprendre, d'une manière géné-
rale, qu'il doit s'abstenir de se préoccuper d'eux. Si je lui dis que Clésinger
(qu'il n'aime pas) mérite notre affection, il ne l'en haïra que davantage, et
(1) Nous croyons erronée la date que donne M. Carlowicz, automne 1847.
(2) Non seulement à cause du mariage de sa fille, mais à cause d'un accident.
A Poney, 21 mai 1847 : « Pendant ce temps-là, j'avais un muscle cassé à la jambe,
et il fallait me porter comme un enfant Je vais mieux. » P.-S. « Pendant ce
temps-là aussi, Chopin était mourant à Paris ; et je ne pouvais aller vers lui I Que
de choses depuis ce i*' avril 1847 I • On voit l'absolue concordance des textes.
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Wf^-^^tm
GEORGE 8AND ET SA FILLE. 189
il se fera haïr de Solange. Tout cela est difûciie et délicat, et je ne sais
aucun moyen de calmer et de rassurer une âme malade, qui s'irrite des
efforts qu'on fait pour la guérir. Le mai qui ronge ce pauvre être, au moral
et au physiqoe, me tue depuis longtemps; et je Je vois s'en aller sans avoir
jamais pu lui faire de bien, puisque c'est l'affection jalouse et ombrageuse
qu'il me porte qui est la cause principale de sa tristesse.
... Vois quelle situation est la mienne dans cette amitié funeste, où je
me suis faite son esclave, dans toutes les circonstances où je le pouvais sans
lui montrer une préférence impossible et coupable sur mes enfansl... Je
suis arrivée au martyre I... Mais le ciel est inexorable envers moi, comme si
j'avais de grands crimes à expier; car, au milieu de tous ces efforts et de
ces sacrifices, celui que j'aime d'un amour absolument chaste et maternel
se meurt victime de l'attachement insensé qu'il me conserve I Dieu veuille,
dans sa bonté, que du moins mes enfans soient heureux, c'est-à-dire bons,
généreux, et en paix avec la conscience ; car, pour le bonheur, je n'y crois
pas en ce monde, et la loi d'en haut est si rigide à cet égard que c'est
presque une révolte impie que de songer à ne pas souffrir de toutes les
choses extérieures. La seule force où nous puissions nous réfugier, c'est
dans la volonté d'accomplir notre devoir (1)...
Gborgb.
Cette lettre sans voile, dont nous donnons, sinon tout, du
moins tout ce qui touche directement à notre sujet, est la
peinture décisive de la situation lors de la rupture. Mais, dans
la vivacité de sa douleur, George Sand se calomnie, en disant
« qu'elle n'a jamais pu faire de bien » à cette âme malade. Elle
lui en avait fait au contraire, et beaucoup. Témoin la cor-
respondance échangée par elle avec la famille , et dont il ne
reste par malheur que peu de chose. Serait témoin aussi, et
témoin irrécusable, sa correspondance avec Chopin lui-même, si
elle existait encore, cette fameuse correspondance qu'Alexandre
Dumas fils, au cours d'une poursuite plus amoureuse que litté-
raire, découvrit inopinément sur la frontière russo-polonaise, et
fit tenir aussitôt à George Sand, qui la relut et la livra ensuite
aux flammes. Dumas, qui l'avait lue, et qui en avait même trans-
crit des fragmens w admirables » (c'est son mot), qu'il détruisit
après par délicatesse, a pu nous dire que toutes les tendresses,
toutes les affections douces et calmantes y respiraient. La pas-
sion avait cédé la place à Tépanchement, à la confidence. Ce
n'était pas seulement l'amie qui parlait, c'était la mère. Et ceci
nous ramène Solange. Voici en quels termes George Sand re-
(1) D'après une copie communiquée par M"** Maurice Sand.
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190 REVUE DES DEUX MONDES.
; merciait le chevaleresque ravisseur de ses lettres (1), qu'à cette
date elle ne connaissait pas encore. Car leurs relations datèrent
de cet acte hardi et désintéressé de Dumas :
Nohant, 7 octobre 1851.
... Puisque tous ayez eu la patience de lire ce recueil assez insignifiant
par les redites, que je viens de relire moi-même, et qii me semble n'avoir
d'intérêt que ponr mon propre cœur, vous savez maintenant quelle mater-
nelle tendresse a rempli neuf ans de ma vie. Certes, il n'y a pas là de secret,
et j'aurais plutôt à me glorifier qu'à rougir d'avoir soif né et consolé, comme
mon enfant, ce noble et inguérissable cœur. Mais le côté secret de cette cor-
respondance, vous le savez maintenant. Il n'est pas bien grave, mais il m'eût
été douloureux de le voir commenter et exa ;érer. On dit tout à ses enfaus
quand ils ont âge d'homme. Je disais donc alors à mon pauvre ami ce que je
dis maintenant à mon fils. Quand ma fille me faisait soufi'rir par les hau-
teurs et les aspérités de son caractère d'enfant gâté, je m'en plaignais à
celui qui était mon autre moi-même. Ce c-uractère, i|ui m'a bien souvent
navrée et effrayée, s'est modifié grâce à Dieu ( t à un peu d'expérience (2). D'ail-
leurs, l'esprit inquiet d'une mère s'exagère ces premières manifestations de la
force, ces défauts qui sont souvent son propre ouvrage, quand elle a trop
aimé ou gâté. De tout cela au bout de quelques années il n'est plus sérieu-
sement question. Mais ces révélations familikes peuvent prendre de l'impor-
tance à de certains yeux malveillans; et j'aurais bien souffert d'ouvrir à tout
le monde ce livre mystérieux de ma vie intime, à la page où est écrit tant
de fois, avec des sourires mêlés de larmes, \à nom de na fille.
Pour rien au monde, cependant, je ne vous aurais demandé de me ren-
voyer la copie que vous aviez commencé è faire. Je savais que vous me la
renverriez ou que vous la brûleriez aussitôt que vous auriez compris le mo-
tif de mes inquiétudes. Je ne veux pas no/i p us vous cemander de ne rien
conserver dans votre esprit de ce qui a rr.pp<irt kelle. Elle ne le mérite plus,
et, si vous vous en souveniez d'ailleurs, /ou.s vous diriez : « C'est le secret
d'une mère que j'ai surpris par hasard ;.c'i^st bien autrement sacré qu'un
secret de femme. Je l'ensevelirai dans mon cœur comme dans un sanc-
tuaire. » Je vous remercie de ce sentiment qui est en vous et dont vous me
donnez une si touchante preuve...
(1) Ces lettres, que la sœur de Chopin rapportait en Pologne à la mort de son
frère, furent arrêtées à la frontière pour être eicammées. Dum is, arrêté lui-même au
même point faute de passeport, trouva chez le ch( f du poste de police de la station
le précieux dépôt. Sa curiosité fut éveillée; h C3ef lui permit de la satisfaire. Il
dévora la correspondance en une nuit; le leid^main, il essaya de persuader au
dépositaire de lui confier cette correspondance pour la rendre à son vrai proprié-
taire, savoir l'auteur. Le chef n'entendit pas Ce cette oreill ;, et, mis en défiance,
pria Dumas de lui rendre le paquet. Celui-ci diimanda enc^ire 24 heures, qui lui
furent accordées; U en profita pour s'échapper «udacieusemmt avec les lettres, et
courut d'une traite jusqu'à Paris, d'où il écrivit à George Sand.
(2) En 1851, comme on le verra ci-après, le rapprochement entre la mère et la
fiUe était complet.
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GEORGE SAND ET SA FILLE. 191
Adieu, monsieur, je vous serre bien afTectueuâement les deux mains, et
vêQfi enyoie une bénédiction qutt mon âge permet de donner à Totre JMime
talent fi i votre btureux aveair...
Georsb Sand.
Embrassez pour moi votre bon et iliustre père (i).
Il est maintenant facile de conclure.
L'incident du mariage acheva, par une amputation brusque,
la déchirure douloureuse dont tout le monde souffrait à Nohant.
Et tout se réuidt pour accabler George Sand. Tout se réunit de
môme pour ai^^ir le sensible artiste, et envenimer sa blessure.
On le voit & l'animosité croissante de ses lettres, de 1847 à
1849. La tristettse tourne en rancune, la rancune en mépris, et
même en ou trace. Au point où il en est après la révolution de
Février, qui acheva de Texasp/^rer, il actueille sur Geoi^e Sand
et sur les personnes de son entourage immédiat, les bruits les
plus désobligeans, et les plus diffamatoires, ceux dont la police
eut à faire justice (2). Il en vient à se persuader qu'il « a aidé
George Sand à s apporter les huit années les plus délicates de sa
vie! » Ne prononce-t-il pas que « avec son fils aussi, cela finira
mal, je le prédis et je Taffinne; » et que « Maurice, à la pre-
mière bonne oc*;asion, s'enfuira chez son père! » Autrement
dit, il déraisonne. Certaines lignes, sous sa plume, paraîtraient
à bon droit odieuses, si Ton ne songeait & son état. Et puis, « il
y avait de mauvais cœurs entre eux, » suivant le mot do George
Sand. Certes, si (Ihopin fut à plaindre, ce fut dans ces deux tristes
années où son âine irritée s'exhalait avec son souffle haletant.
Si l'on veut voir encore le vrai Chopin, l'aimable et atta-
chant Chopin, même durant cette funeste période, c'est à ses
lettres à Solang3 qu'il faut se reporter (3).
(1) D'après rorigiaal, à nous communiquû par A. Dumas en 1894.
(2) Nous faisons allusion aux commérages sur le. filleule de George Sand, et
M( libelle inf&me, composé de lettres apocryphes, dont George Sand a voulu faire
justice elle-même dins une note de ÏBiêloire <fe ma vie (t. IV, p. 459). Chopin osa
écrire que tout cela, c'était la vérité. — Là, en<^rj, calomnie à part, il n'était pas
&Q fait, n n'a pas su la rupture soudaine d'fUi projet de mariage très avancé
entre la filleule de (reorge Sand et im artiste '.élèbre. Cest ce projet avorté, —
d'ailleurs suivi d'assc s près d'un mariage moins brillant, mais très honorable, —
qui fut le point de di'ipart de médisances gratuite.;.
i^i Ces lettres, au nombre de dix-neuf (la plupart sont des billets, mais deux ou
trois sont assez importantes), nous appartiemient. Ce sont les réponses aux lettres
de Solange publiées dans l'ouvrage de M. Corlowicz.
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Gooçle
^ J
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Chopin eut du moins cette consolation, en se séparant de la
liière, de se dire qu*il était utile à la fille. Et il le fut, moins
encore par le recours de sa bourse toujours ouverte au ménage
pris de court, que par la douceur de son amitié, sa bonté conci-
liante, son dévouement au mari comme à la femme. Jadis, il
s'était heurté à Solange enfant, volontiers maussade avec lui et
même parfois grossière. Plus tard, il gâta la jeune fille, sans
doute, comme dit George Sand, parce qu'elle était la seule à
Nohant qui n'eût pas gâté Chopin. Jeune mariée, et malheureuse,
Solange vint se blottir dans l'amitié de Chopin comme dans le
seul refuge qui lui fût toujours ouvert. Et Clésinger, qui avait
d'abord inspiré de l'aversion à Chopin (si jamais deux êtres se
ressemblèrent peu, ce furent ceux-là), lui devint bientôt sym-
pathique, grâce à l'admiration que Solange inspira au sculpteur
pour le musicien (1). Et puis, n'étaient-ils pas tous les trois exiles
du Paradis ?
C'est dans cette situation que la douloureuse année 1847
s'achève. L'année suivante verra de notables changemens.
Désormais, nous n'avons qu'à laisser la parole à nos jperson-
nages. Leurs lettres parleront mieux que nous.
VIII
Aucune lettre de la mère ni de la fille durant Tannée 1847.
En 1848, deux seulement de la mère, et deux de la fille. Rien en
1849, rien en 1850. Les lettres de Chopin à Solange comblent
une partie de cette lacune.
Chopin à Solange.
1847
Je suis très peiné de vous savoir souflrante. Je m'empresse de mettre ma
voiture à votre disposition. J'en ai écrit à Madame votre mère. Soignez-vous.
Votre vieil ami. Ch.., (2) mercredi.
(1) Solange assistait Chopin à son lit de mort. Clésinger moula son visage, et
sculpta son tombeau au Père-Lachaise. George Sand ignora l'agonie de son ami. Elle
déplore (Hist. de ma vie^ IV, 459) qu'on ait cru devoir la lui cacher. Son dévoue-
ment fut prêt à l'acte, toujours. Mais on ne voulut pas l'employer. Voyez, dans l'ou-
vrage de M. Carlovricz, son dernier et triste billet h Louise Jedrzelewicz, la sœur
de Chopin, que celui-ci avait mandée en hâte pour le soigner. Ce biUet resta sans
réponse. Mais Chopin ne prononça aucune parole de haine contre George Sand sur
son lit de mort. Ici encore, la légende est controuvée.(Voyez Carlowicz,vers la fin.)
(2) Chopin ne signait guère que des deux premières lettres de son nom, suivies
d'une sorte de zigzag.
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GEORGE SAND ET SA FILLE. 193
A la même.
Mercredi 24 [noyembre 1847].
Je commence tons les matins depuis qninze jours à vous écrire combien
je suis peiné de l'issue de vos deux visites à Nohant. Cependant ie premier,
pas est fait. Vous avez montré du cœar, et il y a un certain rapproche-
ment, car vous êtes priée d'écrire. Le temps fera le reste. Vous savez
aussi qu'il ne faut pas prendre à la lettre tout ce qu'on dit, et si on ne
connaU plus un étranger comme moi par exemple, il ne peut être de même
avec votre mari qui est devenu de la famille.
... Il y a aussi dans le Siècle un article de Madame votre mère sur
VHistcire de Louis Blanc. Voilà tout. J'étouffe, j'ai mal à la tète et je vous
amande pardon de mes ratures et de mon français. Donnez-moi une
bonne poignée de main ainsi que votre mari. Votre dévoué, CA...
A la même.
31 décembre 1847.
(Chopin lui envoie ses vœux, avec des nouvelles de son mari, qui ira
» <îemain » la rejoindre, à Guillery, chez son père.] J'ai foi que tout
«'arrangera peu à peu, et que bientôt au lieu de neuf lignes vous en rece-
îrex quatre-vingt-dix, et que le bonheur de la grand'mère sera celui de la
jeu ne mère. Vous adorerez toutes les deux le petit ange qui viendra au
oioxïde pour remettre vos cœurs dans leur état normal. Voilà le programme
<Jô ^848..,
A la même.
Vendredi 3 mairs 1848.
Je ne puis m'empécher de vous écrire tout de suite tout le bonheur qne
i*-î^ avons savoir mère et bien portante. L'avènement de votre fillette m'a
d(>raiié bien plus de joie, comme vous pensez, que l'avènement de la répu-
blic^fie. Dieu merci que vos souffrances sont passées. Un monde nouveau
co'Kximence pour vous. Soyez heureuse. Soignez-vous tous. J'avais bien
be&oin de vos bonnes nouvelles. J'étais au lit pendant les événemens...
Ce premier enfant de Solange ne vécut pas. Né le 29 février,
^ Guillery, il mourut le 6 mars. George Sand, accourue à Paris
au premier bruit de la révolution, ignorait tout. C'est Chopin
^ la mit au fait, au cours d'une rencontre :
Chopin à Solange,
Paris, 5 mars [l84oj.
^ I it suis allé hier chez M*^* Marliani, et en sortant je me suis trouvé dans la
tr I porte de l'antichambre avec Madame votre mère, qui entrait avec Lambert (1).
^ ^û ditnn bon jour à Madame votre mère et ma seconde parole était s'il y
es (1) Le peintre Eugène Lambert.
TOMI XZVT. ~ 1905.
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194 REVUE DES DEUX MONDES.
atait longtemps qi^'élle a reçu de tos uouyelles. « Il y a une semaine, m'a-
t-elle répondu. — Vous n'en ayiei pas hier, avant-hier? — Non. — Alors
je fous apprends que vous êtes grand'mère : Solange a une fillette, et je
suis bien aise de pouvoir vous donner cette nouvelle le premier. » Tai
salué et je suis descendu J*escalier. Combes l'Abyssinien (qui du Maroc est
tombé droit dans la Révolution] m'accompagnait, et comme j'avais oublié
de dire qtie vous vous portiez bien, chose importante, pour une mère sur-
tout (maintenant vous le comprendrez facilement, mère Solange), j'ai prié
Combes de remonter, ne pouvant pas grimper moi-même et dire qtfe vous
alliez bien et l'enfant aussi. J'attendais l'Abyssinien en bas quand Madame
votre mère est descendue en môme temps que lui et m'a fait avec beaa-
coup d'intérêt des questions sur votre santé. Je lui ai répondu que vous
m'avez écrit vous-même au crayon deux mots le lendemain de la naissance
de votre enfant, que vous avez beaucoup soulTert, mais que la vue de votre
fillette vous â fait tout oublier. Elle m'a demandé si votre mari était près
de vous, j'ai répondu que l'adresse de Totre lettre me paraissait être mise
de sa main. Elle m'a demandé comment je me portais, j'ai répondu
que j'allais bien, et j'ai demandé la porte au concierge. J'ai salué et je me
suis trouTé square d'Orléans à pied, reconduit par rAbyssinien (1)...
Solange à Chopin.
Mars.lSiS.
Mon bon Chopin, j'ai reçu ce matin la lettre où vous me parlez de ma
mère. Oh! s'il est vrai qu'elle ait eu l'air de prendre intérêt à ma santé,
faites-lui savoir mon malheur. Si elle est encore à Paris, qu'elle sache tout
ce que je soufTre, et combien j'ai besoin de consolations. 11 est impossible
que Clésinger quitte Paris. C'est bien assez que l'hôtel de Narbonne soit
saisi par les créanciers de ma mère [nous avons montré plus haut la faus-
seté de ce terme]. Moi-même je lui écris tous les jours pour lui donner du
courage et le forcer à rester. Mais ce que je vous demande est peut-être
bien inutile. Elle ne bougera pas (2)...
George Sand « bougea » si bien, que Chopin écrit à Solange,
le 22 mars :
Je suis fort heureux des bonnes lettres que Madame votre mère tous a
écrites.
Son ressentiment avait fondu subitement à la nouvelle de
cette tristesse succédant & cette joie. La mère se réveillait chez la
grand'mère. Tout de suite, elle s'emploie auprès de ses amis
(1) Ici encore, nous vérifions la véracité de l'Histoire dema vie : « Je le revis on
instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler,
il s'échappa... Je ne dev&is plus le revoir. » (IV, 473.) Le détail qui suit « Gutmann
n'était pas là, » est aussi exact. Le dévoué Gutmann était le seul capable d'adou-
cir Chopin, et d'amener une détente, que George Sand souhaitait.
(S) Voyes la lettre in extemo dans Carlowici, ouvrage cité.
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^^mmr
GEORGE SAND ET SA FILLE. 195
politiques pour rétablir, dans une certaine mesure, les finances
délabrées du ménage au moyen de commandes faites à Clésinger.
Le talent du sculpteur avait fait sensation au Salon précédent.
Charles Blanc était alors directeur des Beaux-Ârts.
George Sand à Solange.
S mai 1848.
Charles Blano pr6iend n'aroir donné ancnn ordre à des scnlpteurs pour
aider ton mari malgré lui. Lyonnet (?) assure que personne ii'osera toucher
à la statue [une statue colossale de la FralemUé] et qu'il y mettra ordre.
Au milieu de cette confusion, je conseille pourtant à ton mari de ne dé-
penser que l'argent qu'on lui donnera, et de s'arrêter si l'argent s'arrête;
enfln, de ne faire d^e8se^ sa statue au Ghamp-de-Mars que le dernier jour
avant la fête. Dans un désordre comme celui où nous sommes, il ne faut
yhs risquer ses propres ressources. Pourtant j'espère qu*il gagnera cette
l>ataille. La tête colossale que j'ai vue est superbe; et, au premier éelairei
politique, il aura certainement des travaux importans.
Solange à sa mère (fragment).
Si mai 1848.
Rien de nouveau ici, sinon que les affaires vont encore plus mal et
<Iu'on bat le rappel encore plus fort. J'ai été hier voir Charles Blanc pour
tâcher qu'il achète la statue du Salon [la Bacchante], Il m'a gracieusement
Yépondu qu'il ne pouvait disposer que de 25000 francs, et qu'avec cette
somme il préférait avoir six mauvaises statues qu'une bonne. Voilà com-
ment se portent les Deaux-Arts en France, et comment va leur Directeur.
Les temps étaient en effet très durs. Les créanciers de l'hôtel
de Narbonne, effrayés, commencèrent par exiger le paiement des
intérêts, que Clésinger devait depuis son mariage.
C'est une somme de 2500 francs à trouver de suite, écrit George Sand
^ sa fille, le 26 aoQt 1848. Je ne le peux ici, j'ai fait le possible et l'iropos-
sil)le. C'est à vous de vous remuer et d*en venir & bout. Ce qui facilitera la
^086, c'est que je puis vous cautionner pour cette somme de 2 500 francs,
P&yahle dans un an... C'est le devoir de ton mari de ne pas laisser vendre à
^1 ^ prix l'immeuble que tu as apporté en dot, faute du service d'intérêts
1^ l qui 8oat en résumé une somme minime.
ais
1^
ri*.
Mais Clésinger ne trouva pas ou ne voulut pas trouver, et
les créanciers, de plus en plus alarmés, procédèrent, en dé-
Cttûbre, à Texécution dont nous avons parlé. Ainsi se termina
l'année 1848. Elle réalisait du moins, sur un point essentiel, le
programme de Chopin : « J'espère beaucoup, pour votre tranquil-
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
lité à tous, dans votre correspondance avec Nohant. Dîeu aidant,
tout s'arrangera. » (Mardi, 14 décembre 1848.) Même année,
date incertaine, lettre de Solange & sa mère :
Si Glésînger peut, nous irons t'embrasser au commencement de la
semaine prochaine... Chopin a déjeuné ce matin avec nous. II va bien pour
lui. U m'a rapporté des roses et des œillets, ce qui nous a rappelé les beaux
œillets de la petite allée.
JP.-S. — Manon Lescaut ^ est-ce un livre que je puisse lire?
L'année 1849 répara le deuil de la précédente. Le 10 mai,
une seconde fille naissait à Solange, encore à Guillery. Dès le
14 mai, Solange, qui avait promis un filleul àM""* Bascans^ s'ex-
cusait de l'erreur en ces termes joyeux :
Chère Madame, votre filleul s'est converti en une grosse fille d'une
dimension énorme. Elle se porte à merveille, et, si elle ne vit pas, je ne sais
pas quel enfant pourra vivre. Elle portera les noms de ses parens : Jeanne
à cause de son père et de son parrain, Gabrielle à cause de moi et de ma
belle-mère, et Béatrice k cause de vous, M^^* de Rozière m'ayant dit que
vous aviez une prédilection pour ce prénom. C'est mon père qui est le
parrain (1).
« Si elle ne vit pas... >h hélas! elle vécut peu, assez cepen-
dant pour être & sa mère et à sa grand'mère une source de larmes
intarissables. Jeanne, ou plutôt Nini, va bientôt remplir la cor-
respondance de Solange et de George Sand.
Chopin, plus souffreteux que jamais, écrit à cette occctôion :
Un ami bien malheureux vous bénit et bénit voire enfant. Il faut espérer
que l'avenir vous [donnera, mot sauté] d'autres gages de consolations et de
faveurs. Jeunesse oblige. C'est-à-dire, il faut absolument être heureuse et
conserver votre souvenir à ceux qui yon» aiment.
Il écrivait encore (c'est la dernière lettre que Solange reçut
de lui), le mercredi 4 juillet 1849 :
Ne parlons plus de moi. J'ai vu avec plaisir que vous avez été sans
fatigue jusqu'à Bordeaux. Cela ne prouve pas cependant qu'il ne faille pas
vous ménager. Je me figure votre petite fillette avec une grande tête riante,
criante, tapageuse, bavante, mordante sans dents, et tout ce qui s'ensuit.
(1} La Fille de George Sand, p. 73.
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GEORGE SAND ET SA FILLE. i97
Voos devez être toutes les deux bien amusaDtes ensemble. Qaand la fere^-
vous monter à cheval ? J*espère que maintenant vooi avez de la besogne à
tont moment et que vous voudriez doubler les heures du jour et de la nuit,
malgré que la Gasconne doit vous éveiller souvent..
Ayez la bonté de m'écrire deux mots dans un moment que votre fille
vous laissera tranquille, pour me tenir au courant de votre santé & tous^
maintenant que la famille a augmenté d'une si grande pièce. Soyez heu-
reux loua. CA...
Chopin se sentait mortellement atteint, quoiqu'il eachftt la situa-
tion à ses amis. Déjà le 25 juin, il avait mandé sa sœur Louise.
Il attendait que l'Empereur autorisât celle-ci à venir le soigner.
Sa dernière agonie allait commencer. Solange fut une des per-
sonnes oui recueillirent son dernier soupir, le 17 octoJ^re 1849. ^
IX
Rien ne reste, avons-nous dit, de la correspondance échangée
en 1849 et 1850 entre Geoi^e Sand et sa fille. Nous l'avons au
contraire, sinon entière, en tout cas très abondante de part et
d'autre, pour les années 1851, 1852, et les suivantes (1).
Les premiers mois de l'année 1851 s'écoulent gatment, s»ia
incident notable. Les rapports sont très affectueux. George Sand,
occupée de théâtre, parle fréquemment de cette Claudie (2), que
le Théâtre-Français a reprise le !•' juillet 1904, lors des fêtes
du Centenaire, avec un succès éclatant. Solange se laisse emporter
au tourbillon de la vie parisienne. Elle reçoit des écrivains à
dtner, soupe chez Arsène Houssaye avec des comédiens ; elle a
chevaux, voiture, cocher anglais; entre temps, elle projette de partir
pour Nohant « avec son bataclan. » Clésinger, médaillé de pre-
mière classe en 1848, décoré en 1849, artiste en vogue, fait des
tournées à Londres, et travaille, à ses momens perdus, à la
statue de sa belle-mère. Il professe pour elle, outre l'admiration
de naguère, une reconnaissance et une affection véritables.
I
(1) Nous comptons 49 lettres de Solange en 1851, 48 en 1852, SO en 1853, 39 ta
iS54, en tout 166. Pour la même période, 70 lettres de sa mère. Les lacunes de ce
e6t6 sont visibles.
(S) Des fragmens de ces lettres sur Claudie ont été cités par M. Emile Faguet
dans la feuilleton dramatique du Journal des Débats, du lundi 4 juiUet 1994.
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198 REVUE DES DEUX MONDES.
George Sand à Solange.
18 février iWl.
Ta me dis toi-même que tu as monté à cheval le lendemain d^une fausse
couche. Que veux-tu qu'on dise et qu'on fasse à cela? Si Nini se jetait exprès
dans le feu, tu Terrais si tu prendrais la chose philosophiqueuient.
A la mime.
S3 mars 1851.
Nous sommes dans de grands remue-ménage aujourd'hui. U y a une très
jolie salle de spectacle à La Gbfllre, et une troape de comédiens pas trop
mauvais et assez honnêtes gens. Nous leur avons fait étudier et jouer Claudie
sur le théâtre de Nohant. Bocage est arrivé hier soir et joue avec eux ce soir
le père Remy sur les planches de La Châtre. Ils sont venus encore répéter
avec lui ici ce matin. C'est Téternel Aomun comique^ les éternels types de La
Rancune, Destin, AP^* de l'Étoile. Il n'y manque pas même Ragotin, l'ama-
teur, le galant et le mystifié. C'est le gros Magnard qui prend ce rôle, ex-
cellent homme d'ailleurs iet pas rageur comme Ragotin, mais bouffon dans
sa galanterie avec les comédiennes de province. La Châtre est à l'envers. Tout
est loué, même les places à 3 francs 1 Beaucoup feront une maladie d'avoir
déboursé pareille somme. C'est une gracieuseté et une charité de Bocage
pour ces pauvres cabotins. Ils ont réellement très bien joué ici. Nous avions
une vingtaine de paysans dans notre public. Ils riaient comme des fous aux
endroits les plus pathétiques. On se retournait pour les faire taire, et on les
voyait tout en larmes. C'est très drêle, l'efiTet de l'émotion scénique sur ces
braves gens. Us pleurent; mais comme ils savent que destpas vrai^ ils rient
de ce qu'ils pleurent. On dit que les nègres font de même. Et pourtant,
ceux-ci ne sont pas des nègres. Ils sont diablement fins.
A la même,
l 18 avril 1851.
...Rachel se plaint beaucoup de ton mari. Elle dit qu'il lui a demandé
15 000 francs de chaque buste. Je ne te garantis pas qu'elle ait dU eela^ mais
on le lui fait dire, et je suppose que c'est faux ou exagéré. Je ne t'en parie
pas pour te dire un cancan, ni pour donner blâme ou conseil à ton mari.
Je te dis à toi, s'il y a quelque chose de vrai dans tout cela: tâche donc d'ob-
tenir de ton mari qu'il fasse toujours un prix d'avance, et qu'on s'y tienne
de part et d'autre. Il s'est presque toujours disputé et brouillé avec les gens
qui lui ont fait faire des travaux particuliers. C'est fâcheux, qu'il ait tort on
raison dans les différends. On lui fait la réputation d'un artiste très exigeant
et avec lequel il faut plaider ou se quereller...
... J'ai fait un Molière que Bocage va jouer aux boulevards. Nous le joue-
rons ici en attendant. On a joué Claudie à La Châtre avec un grand succès.
J'y ai assisté à cause de Bocage. On m'a applaudie beaucoup quand je suis
entrée dans ma loge, car il y a maintenant des loges et le théâtre est très
joli. J'avais envie de les prier de me laisser tranquille, eux qui voulaient me
pendre il y a deux ans. On ne comprend nen aux caprices de ce bas monde,
et le mieux est de ne pas s'en occuper.
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ypw^jMJw.j
GKOBGE SAND ET SA PILLE. 199
Solange à sa mère, (Réponse.)
Avril 1851.
... Je Tonlais tons let joars l'écrire, et puis, comme je sois dans une
▼eîne de plaisirs et de dissipations, je n'en trouvais jamais le temps. Ne
t'inquiète donc pas de moi quand je n'écris pas. C'est la meilleure preuve
que je me porte bien. Quand on souffre, on donne de ses nouvelles, pour
avoir le soulagement de se plaindre. Il n'y a que les héros de roman ou les
grands hommes de l'anliquité qui aient su soufTrir et se taire. Je ne fais
point partie de ces deux catégories, ainsi ne t'inquiète pas de mon silence.
Quand j'aurai le moiudre bobo, n'aie pas peur, je t'en ferai part immédiate-
ment.
Je ne demande pas mieux que d'aller passer quelques jours à Nobant
avec Nini,si tu viens à Paris et si mon mari se trouve reparti pour Londres,
car je ne voudrais pas le laisser seul ici. Je proQte de ce qu'il est là. Il est
revenu de Londres couvert de beaucoup de lauriers, de complimens, et d'un
peu d'argent. La Reine a daigné admirer elle-même la Bacchante; et, quand
la Reine admire là«bas, tout le monde admire. Pendant que Giésinger était à
Londres, le gouvernement lui a fait une commande de 25000 francs.
A propos d'argent, Rachel est aine farceuse avec ses 15000 francs par
buste. Elle était convenue de 5000 francs par buste; et, quand il a fallu
payer, elle a tant chicané qu'on lui a laissé les deux pour 8000 francs.
Judith disait à propos d'elle : « Moi, je suis juive ; mais Rachel est Juif. » Je
doute que Rachel ait dit cela. Après tout elle en est bien capable; ce qui
ne Tem pêche pas de venir souper et rire avec nous de temps en temps.
Rachel n'est pourtant pas mécbanle sans motif, et elle n'a pas à se plaindre
de nous, au contraire... Et puis, d'ailleurs, qu'importe un cancan de plus ou
de moins? Oo dit tant de mal de tout le monde ; on éreinte tous les jours
son meilleur ami. Consolons- nous donc tranquillement en n'y pensant plus,
et appliquons-nous tout bonnement ces mots de Voltaire : « Il faut toujours
que ce qui est grand soit attaqué par les petits esprits. » En créant l'homme,
Dieu n'a pas dit qu'il devrait être étouffé par sa modestie. D'ailleurs, qu'est-
ce que la modestie ? C'est le doute de soi-même, c'est la conscience de son
impuissance morale ; l'homme vraiment fort, ne doutant pas de lui-même,
ae doit pas être modeste.
George Sand à Solange.
Printemps 1851.
Tt vie est très fantastique, ma chère grosse, et, plus elle va, moins j'y
^mprends. Ce n'était pas la peine de faire tant de romans pour me voir
(lépasser dans l'invraisemblable par le roman de l'existence que tu mènes,
l'&iri de ta lettre [cette lettre est perdue], elle est hien drôle, mais prends
pourtant garde à tes plaisanteries par lettres : on les décachette si souvent !
Tout en riant, je suis triste de ne pouvoir t'arranger une autre manière
^'être. Si ça t'amuse, et Dieu le veuille, c'est moi qui ai tort dans mon
i^gemont.'
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200 REVUE DES DEUX MONDES.
Solange à sa mère.
Fin mai 4851.
J'irai te voir dans huit ou dix jours, peut-être mardi prochain, c'est-à-
dire de demain en huit. Ce beau temps à Paris me rend triste comme une
miette de pain dans un bonnet de coton. Et puis, depuis que tu es partie
[George Sand avait touche barres quelques jours à Paris pour les répétitions
de Molière], les journées me paraissent d'une longueur extrême. Quand on
demande à Nini où est grand'maman, elle répond : « Grand'maman estpa^
dans le beau >adin chercher des joujoux à Nini. »
...Au revoir, ma chérie. Je t'embrasse du fond de mon cœur, et Nini en
fait autant. Mon mari te remercie et te serre la main. La statue (1) a manqué
de s'écrouler hier. Le fauteuil a faibli par les jambes ; mais on est arrivé i
temps pour te porter secours, et tu es intacte. Alexandre Dumas a eu l'idée
de faire une souscription pour t'offrir cette statue en marbre. M. de Girardin,
le eomte d'Orsay, Dumas et le vieux roi Jérôme se mettent en tête.
A la même.
Début de Juin 1851.
Ma mignonne, mon mari est parti hier pour Londres [second séjour de
Glésinger en Angleterre dans cette année 185!]; et moi je peux d'autant
moins quitter Paris que ce sacré ministère n'a pas encore regorgé son ar-
gent. Tout cela m'ennuie fort, car je ne pourrai aller te voir avant 15 jours.
Et puis, ce beau temps est désespérant à Paris. Gela me rend triste et gro-
gnon comme tout d'apercevoir le soleil et la verdure dans mon Meissonier
de jardin. Je monte à cheval à 7 heures du matin pour me rafraîchir les
idées, mais je ne trouve au bois de Boulogne que poussière, et imbéciles en
pantalons nankin. Je prends des bains dans une baignoire pas toujours
propre, à l'ombre de deux robinets en cuivre. Je me roule avec Nini sur un
tapis vert et rouge qui, malgré ma bonne volonté, ne peut pas me faire
l'illusion d'une prairie émaillée de coquelicots. Quand je fais bondir Bébé
[sa chienne] dans mon vaste jardin, elle m'écrase mon pied d'œillet ou me
bouscule mon unique rosier. Je mange à regret, et je boude si fort en dor-
mant que je m'en réveille la nuit. Enfln, je suis la femme la plus malheu-
reuse des cinq parties du monde, y compris l'Océannie.
...Si tu m'envoyais le rôle que tome destines, je l'apprendrais ici et serais
aussi avancée que vous en arrivant là-bas. Je demande un rôle de gamin,
ou d'Armande Béjart, ou de muet qui ne retrouve pas la voix, s'il y en a.
Je pourrais bien aussi remplir celui du domestique qui fait entrer beau-
coup de monde ches M. le marquis.
(1) n s*agit de la statue du Thé&tre-Français, déposée au Louvre après l'in-
cendie de 1900, et qui vient de faire retour & la Comédie. Cette statue n'est pas à
Trai dire un portrait; elle représente la Littérature, et n'offre avec les traits de
George Sand qu'une ressemblance générale et « stylisée, • en réalité alourdie et vieillie.
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w
GEORGE SAND ET SA FILLE 201
George Sand à Solange.
9 Juin f 851.
Eh bien, ma mignonne, te Toilà donc retardée indéûniment? Si Cb n'était
qae l'argent de ton petit voyage qni te manque, je te l'enverrais de 8u*te ;
mais tu as des comptes à régler, dis-tu, et je suis à sec comme Molière m'c
laissée... H&te-toi donc, si tu peux...
Rien de nouveau ici, je crois qu'il n'y a nulle part Une vie plus mono-
tone et plus paisible. Moi, je m'y plais. Mon âge et mon travail en ont.
besoin. Nous étudions nos rôles pour la pièce en question. Je suis en quête
et j'ai bien peur d'en être réduite à la faire moi-même, ce qni ne m'amuse
pas, car je suis détestable. Si ce n'était que la question de s'embéler deux
heures pour faire amuser les autres, cela me serait bien égal. Mais quand
je suis forcée de jouer an long rôle dans mes pièces, mon but, qui est de
voir, n*est pas rempli. J'ai la tête dure comme un vieux pavé, pour ap-
prendre par cœur, et j'ai tant à me préoccuper de ma mémoire que je ne '
juge plus bien mon rôle. Tu auras deux autres rôles à choisir si ça t'amuse. ^
Si ça ne t'amuse pas, ces rôles-là seront facilement remplis par d'autres.
... Je voudrais que la souscription dont tu m'as parlé réussit, et qu'elle
rapportât une bonne somme à ton mari. Mais je crains de n'avoir pas assez
d'amis pour former une grosse liste ; et, dans ce cas-là, il ne faudrait pas
^e ton mari se mit dans des dépenses pour cette statue. Il pourrait la
garder en plâtre pour des temps moins anti-socialisUs, c'est-à-dire probable-
ment quand je ne serai plus de ce monde.
A la mime.
12 juin 1881.
Je vais m'armer de patience, ma mignonne, puisque tu me promets que
je n'y perdrai rien. Mais je m'afûige de te savoir enfermée à Paris quand il
fBSt si bon sous les arbres. Nous avons été hier à la forêt de Saint-Chartier.
Je pensais à toi, qui aimes tant les mauvais chemins. Celui-là ne laissait
rien à désirer. Nous avons rencontré pas mal de serpens : Manceau n'en a
^lo8 peur (1), depuis qu'il porte toujours une pierre infernale et de l'alcali
^AA8 sa poche. Nous en avons tué un, qui certainement n'avait pas de mau-
^^^ûes intentions, mais on a un préjugé contre ces pauvres bétes. Nous avons
a.^issi rencontré deux crapauds, de ces crapauds respectables qui ont peut-
^tre deux cents ans et que leur ventre empêche de marcher. Lambert les a
caressés à grands coups de bâton sur le dos. Gela paraissait les chatouiller
M(réablement et ils faisaient les yeux en coulisse. A propos de crapauds,
uoQs avons trouvé une jeune première qui ressemble à une petite grenouille,
^ qui ne l'empêche pa^ d'être très jolie. Je crois qu'elle sera intelligente,
(lie n'est pas timide du tout et ne recule devant rien. M°^* Duvernet prend
Vautre rôle de jeune femme. Il reste une mère qui n'a que peu de chose à
^re et que je ferai, à moins que ça ne t'amuse de mettre une perruque
poudrée et des paniers. Dans ce cas-là, tu seras assez à temps dans quinze
(1) Quelques jours auparavant, âanceau avait failli s'évanouir à la vue d'ux
^^rret George Sand et Solange en firent de bonnes gorges chaudes
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202 REVUE DES DEUX MONDES.
jours, car ta apprendras ce rôle en une heure... Maurice'est effrayé de faire
un amoureux. 11 est comme toi et comme moi aussi; la tendresse et les
larmes de convention, sur les planches, ne lui viennent pas du tout. Mais
il est le seul dont la tournure aille au rôle, tant pis pour lui. On a r^'oué
avant-hier, pour faire débuter la jeune première, une de nos anciennes
mprovisations, revue et corrigée, Pierrot comédien. Te souviens-tu que tu
faisais le rôle de Valère^ le jeune fils de la baronne dévote chez qoi dé-
barquent des comédiens? Tu étais un bien joli amoureux, pas amoureux
du tout.
... Voilà toutes les nouvelles de Nohant. Marquis [le chien] est tonda,
Palognon [Ville vieille] dessine, Lambert peint, Manceau grave, Maurice fait
un peu de tout. Moi, je fais des chapeaux de paille, à la veillée. Je t'en
ferai un quand tu seras ici, et que je pourrai te l'essayer à mesure. Bon-
soir, etc.
Enfin Solange arrive. La gaîté reprend de plus belle à Nohant.
On joue la comédie, on se promène, on bavarde. Nini emplit le
vaste escalier des éclats de sa joie enfantine. Mais cela ne dure
qu'un instant. Un matin, George Sand apprend que Solange a
« décampé » subitement, et décampé seule. En même temps on
lui remet le billet suivant griffonné au crayon :
Ma chérie, décidément je pars. J'aime mieux cela. Le style ne fait aucun
effet sur mon mari. Et puis j'aime mieux juger par mes propres yeux. Je
veux savoir si c'est un caprice, ou si réellement il a besoin de moi pour
quelque affaire, ou s'il est malheureux sans moi. S'il ne s'agit que de can-
cans, je reviendrai de suite. Adieu, ma mignonne, ou plutôt au revoir. Je
te confie la santé de Nini et je charge Manceau de la conduire tous les
matins. Elle s'est éveillée, cette nuit, pour dire : « Gentille grand'maman 1 »
SOULNGK ClÉSIMOBR.
Solange ne devait pas revenir tout de suite. Que s'était-il
passé? Le mari, retour de Londres, avait-il recueilli une médi-
sance qui avait éveillé sa jalousie? Et Solange, qui tenait encore
à son mari, avait-elle tout quitté sur une lettre inquiétante? Il
est fort probable. On devine Témotion de la mère.
J'ai été douloureusement surprise en apprenant ce matin que tu étais
partie, et partie seule. Je n'aime pas qu'une jeune femme comme toi s'en
aille seule par les voilures publiques, et j'aurais voulu que Varennes [le
vieux docteur] t'accompagnât, puisqu'il était venu irî pour toi. Je ne vou-
drais pas non plus être chargée longtemps de Nini de cette façon. Elle est
gentille et adorable, mais enfin je ne connais pas sa bonne, et je n*ai pas
d'autorité sur elle. Si elle ne gouvernait pas bien Tenfanlje n'aurais pas le
droit de lui rien co|nmander comme je le ferais si c'était une personne à
moi.
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^i!WP!P"fH"
GB0R6E SAND ET SA FILLB. 2O3
..• le ne sais si je dois espérer que ta reyiennes faire ton mois de cam-
pagne ici. Je ne comprends rien à ce qui arrive, et je jurerais qu'on a ia-
Tenté les prétendus cancans faits à toa man. Rien n'a pu sortir d'ici, parce
qu'ici autour de moi il n'y a que des gens qui me respectent, et toi par
conséqaent. Et pub, parce qu'il n'y a rien, nen à dire sur des promenades
où je suis toujours, ou bien Varennes et autres vieux ; et encore moins sur
des baignades où nous sommes tous babilles de la tète aux pieds d'une ma-
nière qu'on pourrait dire exagérée. Je comprends seulement que ton mari
s'ennuie loin de toi. Je désire bien qu'il ait le courage de te laisser revenir;
mais, s'il ne l'a pas, je ne te demande pas d'insister, car il est certain que
l'afTecUon d'un mari qu'on aime est la meilleure chose à conserver. D'ail-
leurs, cela ne me fâche pas, moi, et tu es sûre de me retrouver quand tv
pourras revenir sans le priver et sans l'afUiger... Les mamans ne sont pas
jalouses, et elles savent qu'il faut céder aux maris. Je t'embrasse mille
fois. (Fin juin ou début de juillet 1851.)
Ce ne fut cette fois qu'une alerte. L'ombrageux mari, radouci
par l'arrivée de sa femme, écrivait à George Sand, le 22 juillet :
Ma chère mère, tout heureux de l'arrivée soudaine de Solange» je pense
cependant plus à son bonheur qu'à moi-même. Je désire et vous demande
de vous la ramener moi-même, car elle est bien jeune pour voyager ainsi
toute seule.
Je vous remercie de cette bonne lettre que vous venei de lui écrire;
o^la dédomage bien des sottises et des jalousies que le monde invente. Dès
{^a.e mes afTaires seront débrouillées, Solange pourra vous rejoindre, et moi
j^ me remettrai au travail avec plus de courage que jamais.
Adieu, ma chère mère, je n'ai pas besoin de vous recommander ma pe-
tâ^^« fllle, mais je vous remercie de votre tendresse pour elle. Du courage, et
l^Â^ui des choses à Maurice.
Le sculpteur Clésingxr.
Une ou deux semaines se passent. Nini est ramenée à sa
uaère, superbe de santé, sauf une égralîgnure à la joue. L'en-
tant est tombée dans un buisson de roses, et celles-ci, « jalouses
de Nini, » dit George Sand, l'ont griffée. La grand'mère se sé-
pare d'elle avec chagrin. « J'aurai un réveil triste demain en
^e la voyant pas défaire ses souliers sur mon lit. » Elle a déjà
observé son caractère; elle fait des remarques sur son régime.
Mais sa fllle va l'inquiéter aussitôt. Solange est maladft^ <c Pas
pliislôt de retour ici, me voilà par terre. J'ai besoin d'un régime
si excitant et de secousses, à cause de mon tempérament chloro-
^ ^ique et endormi (5 août). » On lui ordonne le cheval. Elle
i&OQte en homme, ce qui lui vaut les admonestations énergiques
de sa mère. Là-dessus, fausse couche de trois mois. « Il paraît
:\
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-■^,
204 REVUE DES DEUX MONDES.
muè j'étais enceinte lorsque j'ai été te voir à Nohant. Je ne
m'en doutais guère pourtant. Toujours est-il que je suis au lit
peur quelques jours, et fort embêtée (19 septembre 1881). »
c( Embêtée, » Solange l'était de toutes façons. Le vide de
cette existence commençait à lui peser. Son esprit inoccupé, son
cœur sans aliment, criaient famine. L'ennui, d'abord, s'empare
d'elle. Elle voudrait s'occuper, le courage lui manque. Gomment
s'y prendre? Elle a des habitudes et des goûts de princesse. Et les
embarras du ménage recommencent. Et le mari, jusque-là assez
attentif, découvre peu à peu sa vraie nature, intempérante,
brutale, grossière! Des allusions voilées percent d'abord; puis
la tristesse, puis le désespoir, le cri d'appel vers sa mère. Cette
fois, c'est la crise prévue et redoutée (août-octobre 1851).
— 14 août : Je donnerais bien deux sous ponr saToir écrire et aToir du
talent. Cette réflexion arrite à propos de bécasse, parce que je ne sais rien
faire et que je m'ennuie. — 25 août : Je t'assure, ma chérie, que mon régime
n'est pas du tout fantastique; c'est ce régime- là qui me sauve; sans lui il y
aurait longtemps que l'on m'aurait trouTée suspendue à l'espagnolette de
ma fenêtre. Ahl l'ennui 1 Tu me dis de travailler. Est-ce que j'ai du talent,
est-ce que je sais faire quelque cbose? et, quand je le saurais, le pourrais-je
dans ce moment-ci? Voici ce qu'un auteur, qui ne manque pas d'un cer-
tain mérite, dit dans un livre intitulé les Lettres d'un voyageur : « L'ennui
est une langueur de l'âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes
émotions ou aux grands désirs... Ni le travail, ni le plaisir ne sauraient le
distraire, etc. » — Septembre : Je ne demanderais pas mieux que de tra-
vailler, si je savais par quel bout m'y prendre, et si j'avais un Delatouche
pour me dire : C'est mauvais, il faut faire autrement. Les raisonnemens ne
m'ennuient jamais quand ils viennent de ceux que j'aime; et les observa-
tions, quand même je les conteste, n'en font pas moins leur effet lors-
qu'elles sont justes.
George Sand à Solange.
15 septembre 1851.
Ta me disais dernièrement que tu essayerais de travailler si tu avais un
Delatoucbe. Tu trouveras conseil et amitié partout; et, pour mon compte,
je te serai un Delatoucl^e plus bénin, je t'en réponds. Tu devrais, de temps
en temps, t'exercer pour toi-même à résumer tes réflexions, tes impres-
sions, etc.) [Suivent les conseils les plus précis, les plus pratiques. Gomment
George Sand vient de découvrir Bossuet, dont la beauté l'a « épatée (1). »]
(i) Tout ce passage a été cité par M. René Doumic dans la Revue des Deux
iforydes du 15 Juin 1904.
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fiEORGE SAND ET SA FILLE. 205
...'' fin'résaméy à tonnage, on a déjà un graad fonds dans Tésprît. Mais il est
[flottant» parce qu'on n'a pas la forme. C'est le chaos, où tous les élémens
de la création existaient bien, mais qui n'était, comme dit Ovide, que rudis
indigest€Lque moles.,. Quand la forme est venue, on est tout surpris de voir
re que le fonda produit, et on se découvre soi-même après s'être ignoré
longtemps. On s'en veut alors pour le temps perdu, et on ne trouve plus la
vie asseï longue pour tout ce qu'on voudrait tirer de soi. Avec ou sans grand
talent, avec ou sans profit d'argent, avec ou sans réputation, n'est-ce pas un
immense résultat obtenu, une victoire sur les ennuis, les déceptions, les
langueurs et les chagrins de fa vie? La vie ne peut pas changer pour nous
et autour de nous. Tous, nous sommes condamnés à en souffrir plus ou
moins. Mais nous pouvons agir sur nous-mêmes, nous nous appartenons,
nous pouvons nous transformer, nous fortifier, et nous faire, du travail et
de la réflexion, une arme ou une cuirasse. Moi, je crois que tu aurais faci-
lement du talent, et que le goût du talent te créerait l'habitude de la
éflexion. Eh bien, la réflexion nous suit et ùous occupe partout, à cheval
comme à pied, dans le monde comme dans la solitude. Tu ne t'ennuies que
parce que beaucoup de réflexions t'oppressent sans se coordonner, et cela
te donne quelquefois des apparences d'irréflexion qui trompent sur ta véri-
table nature. Je t'ai vue, enfant, parfois si grave et si avancée, que jamais
je ne croirai que cela doive aboutir à faire de toi une lionne. Cela peut
t'amuser huit jours, et arriver vite à te lasser singulièrement.
Ne prends pas tout cela pour un sermon, et n'en garde que ce qui t'ira
et te paraîtra juste. Si tu essaies de ranger quelques réflexions, ou un récit
on nUmporte quoi sur un bout de papier, envoie-le-moi, et je ne te dirai
pas e*e8t mal ou c*est bien, mais : voilà ce que tu voulais dire et tu ne Vas pas
liitf ou bien : tu as dit là-dessus plus que tu n'en penses, car cela arrive sou-
vent quand on tâtonne. Ton affaire, si tu t'y mets, c'est, je le répète, de
oliercher la ferme pour commencer. Si je te montrais mes premiers essais,
cela te ferait bien rire, et te donnerait grand courage.
A ces conseils précis, directement sollicités, Solange ne ré-
pond qu'avec mollesse. Et là-dessus la mère redouble d'avertis-
semens pénétrans, d'encouragemens virils et généreux :
Je te rabâche qu'il faut t'occuper, mettre moins de ta vie dans des choses
frivoles qu'un rien peut détruire, tandis que le travail est toujours comme
^e main rude, mais fidèle. Au reste, que veux-tu ? La jeunesse est certai-
nenaent un âge de souffrance. On ne peut pas se persuader que certains
^^es sont des rêvés; et si tu te creuses la tête autant que j'ai fait à ton
^e, ta n'as pas fini I Je n'ai vraiment commencé à pouvoir vivre que le jour
oti j'ai travaillé pour vivre. Il y a toujours aussi un certain bonheur domes-
^que qu'on se fait à soi-même selon les conditions où cela se trouve; car
c'est fort varié, les caractères et les existences I Tu m'as dit toujours que
ton mari t'aimait et tout le monde me Ta dit. Ta Nini est charmante et
poTisse bien. C'est quelque chose. Tu n'es pas laide, tu n'es pas bête. Tu te
porterais bien si tu voulais t'en donner la peine. Les plus grands malheurs
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206 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une femme, lu ne les éprouves donc pas. Le reste, c^est, comme dit
Hyacinthe, une aCTalre de goût, eu parlant de la cinquième partie du monde,
on fCy est pas forcé. C'est une oasis enchantée qu'on voudrait bien décou-
vrir, mais où les voyageurs n'ont encore trouvé que des serpens et des
sauvages.
Si tu as quelque peine intérieure où je puisse te donner quelque force
intérieure, dis-la-moi. Si tu sens que ce que je te dirais ne servirait à rien,
tâche de la réduire toi-même. Tu n'es pas expansive en général. Tu as peut-
être raison. Se confier seulement pour parler de soi ne sert qu'à nous
amollir.
Même langage, approprié à une nouvelle circonstance, dans
une très belle lettre du 19 octobre (citée en partie par M. Dou-
mie). Mais cette ferme sagesse révolte la jeune femme. Elle pro-
teste avec colère :
Tu dis que la jeunesse est l'âge de la personnalité I Certainement, et
c'est bien juste. D'abord, parce que... [ici une ligne coupée] sauf beaucoup
d'exceptions, la vieillesse est en général l'âge de la sécheresse et de
l'égolsme. Et puis, parce que jeunesse oblige. C'est-à-dire qu'il faut abso-
lument être heureux pendant qu'on est jeune. Sans cela, quand donc le
sera-t-on?Le bonheurl Mais je l'envisage comme le droit le plus sacré de
la Jeunesse... — Le devoir? un de ces grands mots, vide de sens...; — la
vertu? une fameuse duperie, etc.
Toute la lettre est sur ce ton. Parfois, cependant, l'accent
change. C'est de la vraie douleur qui s'exhale. Solange est
atteinte au fond. Et elle implore du secours :
L'amour n'est-il donc que l'expression d'un désir, et l'amitié qu'une
habitude? Ahl dis-moi, toi qui as le double de mon âge, à quoi faut-il
croire? qui faut-il donc aimer ?
Il faut t'aimer, n'est-ce pas, ma chérie, il faut aimer Jeanne? Ahl je
vous aime toutes les deux de toutes les forces de mon âme, comme je n'aime
personne au monde. Mais Jeanne a deux ans, et toi tu es â 60 lieues de moi.
Et, en attendant, le chagrin me ronge, et je dévore mes larmes dans mon
coin, honteuse d'avoir la faiblesse de souffrir et de ne savoir me taire. Non,
je ne puis te le dissimuler, je souffre horriblement, et, si je me connais
bien, j'en ai pour longtemps encore. Le chagrin chez moi n'est ni violent ni
emporté, mais il est profond et de longue durée. Ahl console-moi donc, ma
chère mère ! De quoi, me diras-tu? D'avoir un cœur et de vouloir aimer.
Voilà quatre pages bien longues, bien confuses, bien lourdes, bien
tristes. Eh I mon Dieu, on endure tout de ses enfans : il faut bien pleurer
avec eux quand ils souffrent, comme on rit avec eux quand ils sont gais*
Cette semaine [le 17] est l'anniversaire mortuaire d'un être qui a souffert
aussi, de notre pauvre Chopin. Qu'il était bon, celui-là I et qu'il était dé-
voué et tendre !
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GEORGE SAND ET SA FILLE. 207
Quand Tiens-tu à Paris, ma mignonne? Qu'il me tarde d6 te Toirl Écris-
moi, dis-moi que tu m'aimes, et que quand tu souCTrais, autrefois, ma pré-
sence te consolait. Adieu, embrasse Maurice pour Mini et pour moi; à toi,
Solange.., Mardi, p^ers le 15 octobre 4851.]
De tels accens ne pouvaient laisser une mère insensible. Nous
voyons son inquiétude croître de billet en billet. Elle appelle
Solange à Nohant, pour a causer. » Le 5 novembre, elle écrit à
Poney :
Solange est Tenue ici passer quelques jours aTeo sa fille. La petite est
rayissante. Solange n'est pas beureuse. Son mari est fou à moitié, et elle
'n'est pas du tout souple. Je ne sais si cette union ira loin» et, comme vous
pottYex croire» je suis bien triste.
Ainsi s'achève Tannée 1851 qui s'annonçait si brillante.
XI
Les années 1852, 1853, 1854 sont remplies par les démêlés
de Solange avec son mari. George Sand avait bien prévu. C'était
déjà la désunion, ce fut bientôt la brouille, puis les procès. Le
mari et la femme vivent sur le pied de d'eux ennemis, tantôt
s'épiant pour se surprendre .en faute, tantôt se harcelant d'ex-
ploits d'huissier, tantôt se prêtant à quelque raccommodement
boiteux dont les clauses sont tout de suite' violées; et les hosti-
lités recommencent. Tout cela est fort oiseux à raconter, et par-
fais répuçnant. Disons vite que Clésinger semble avoir eu presque
tous tk torts, du moins jusqu'en mai 1854. C'est lui qui est res-
ponsable de la vie de bohème que mena le ménage dès le début,
situation qui s'aggrava lorsque lavènement de l'Empire eut
exalté chez Clésinger la folie des grandeurs. Il voulait faire
figure aux Tuileries, ne rêvait que projets gigantesques, escomp-
tait et dévorait d'avance les sommes que ces projets lui rappor-
teraient, lâchait la bride à tous ses instincts de désordre. Il avait
un atelier, mais rarement un appartement. Sa femme, .privé^du
strict nécessaire pour entretenir un ménage, n'était guère sou-
tenue, à la lettre, que par les subsides de Nohant et par ceux
plus irréguliers, mais cependant effectifs, envoyés de Guillery par
son père. Comment s'étonner que Solange ait demandé la sépa-
ration dès le début de 1852, et que ce soit elle, deux ans durant,
gui ait attaqué son^mari ? Elle désarma d'ailleurs fréquemment
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208 REVUE DES DEUX MONDES^
aussi, soit lassilude, soit prudence; caiv les colères deClésinger
sont effrayantes. Au chevet de son beau-pë)re mourant, eHe re-
nonce à ses poursuites, et le brave homme expire en la remer-
ciant. Mais Clésinger ne tient pas ses promesses. De là, rupture,
procès en restitution de dot. Clésinger reconnaît qu'il doit au
moins à Solange la rente des 50000 francs restans sur la vente
de l'hôtel de Narbonne; mais il réclame l'enfant. Alors com-
mence cette lutte pour Tenfant qui est Tépisode poignant de
cette histoire, le seul qui mérite de nous attacher, à cause des ,
souffrances de la mèr&.>et de la grand'mère durant cet «atroce
débat, et de la catastrophe qui le dénoue. Mettre Nini en sûreté,
disputer Nini aif tribunal, la préserver d*un enlèvement, la
cacher, telle est Tunique préoccupation^ des deux femmes, au '
milieu de. quelles alertes 1
Solange à sa mère.
29 avril 1852.^
Mon mari esf^un fou... s'il en fut jamais... Je consens dè\toat mon
cœur à ce que l'enfant te soit remise. Toi ou moi c*est la même chose. Mais
je ne veux à aucun prix la lui confier deux mois par an... A présent, elle est
trop jeune pour être abandonnée à un pareil homme qui la laisse manquer
de tout. Plus tard, ce sera une jeune Ûlle. Et il sera toui aussi dangereux
de la laisser à un homme aussi grossier, aussi cynique, un homme qui a de
pareilles relations et qui ne respecte rien au monde...
Pendant ces tiraillemens, Nini faisait la navette entre Besançon
(chez les beaux-parens de Solange) et Nohant. Après une absence
un peu prolongée, elle ne reconnut pas sa mère, et ne s'appri-
voisa qu'à la longue avec elle. Ce fut pour Solange .un premier
coup de poignard. A Nohant, du moins, on entretenait le souve-
nir- de la maman absente A peine est-elle tranquille, nouvelle
alerte : « Cache Nini ! envoie-la au Coudret, » écrit-elle à sa mère,
le 25 août. Clésinger parle de Tenlever. George Sand met Nohant
en état de défense; elle mobilisera, s'il le faut, les pompiers de
Manceau ; si Clésinger veut user de violence, il est sûr de trouver
à qui parler.
La correspondance ne roule plus que sur l'innocente, qui
joue, en riant aux éclats, dans le parterre de Nohant. Quels
soins aussi, que de sollicitude! En août elle a la dysenterie.
Toul le monde la soigne; mais, comme-.elle est la '« reine des.
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ipP.4i^J*iU'
GEOAGE SAND ET SA FILLE. 209
Ninis, » elle n'accepte sans sourciller son petit clystère qu' a à:
condition que les fleurs et les rubans flotteront à la seringue, et
que Manceau sifflera un air pendant la manœuvre. » Elle se
remet. Bientôt elle^ « mord dans la pomme de terre avec dé-
lices. » La voilà rétablie. Mais déjà sa mère la réclame, à la-
faveur d'un accord passager; car elle a (et cela se comprend)
« faim et «oif de sa Nini. » George Sand lui répond :
Je garderai Nini autant qae possible. La pauvre enfant ne sera jamais si ^
tranquille et si heureuse, tant que cette lutte ne sera pas résolue. Je res- -,
torai ici le plus longtemps que je pourrai ; si je ne peux m'en charger à ^
Paris, nous verrons alors.
Cependant il a fallu la rendre à sa mère. La séparation
cUcte à George Sand ces judicieuses réflexions : ;
Je travaille à me déshabituer de ma Ninette. Il m'en coûte beaucoup.
iff^ais, si tu ne dois pas la garder et t'en occuper sérieusement, je ne désire
f^-^m. s ne l'avoir qu'en passant^ pour en être brusquement séparée tout d'un
c^^ «p, et la reprendre, la quitter, sans raison majeure et sérieuse. J'ai le
inm. .malheur de m'attacher aux êtres dont je me charge, et je n'aime pas du
tcz^-^ut l'imprévu. Séparée de ton mari, ayant une existence difficile et pré-
c^fc-mre, il était tout simple que Nini fût dans mon giron. Si vous êtes bien
d^^'^ïfcccord maintenant, si vous pouvez arranger votre vie pour le calme et la
^"^^■J'ée, je sais, je sens, que tu dois élever ta fille et l'élever toi-même. Il me
s^ :»aiblait, dans l'intérêt de l'enfant, qu'il eût été sage de s'assurer de la
s*^^ nation avant de la reprendre. Si la réconciliation ne se soutient pas, tu
^^^>s me rapporter Nini malade, déroutée, irritée, difficile à manier. Si je la
^ prends alors, ce sera pour un certain temps, j'espère. Je ne veux pas
A.*^lées et venues continuelles.
Le mieux sera de s'entendre, et de donner la preuve de ta raison et de
^'^ sollicitude pour elle en lui consacrant toute ta vie.
Geoj^e Sand voyait juste. Les lendemains de ces réconcilia-
^ons étaient terribles. Use passait alors des scènes si furibondes
<{u'il fallait à tout prix soustraire j'enfant à de tels spectacles.
Après le danger de renvoyer Nini et de « trimballer » Nini,
smvant le mot de George Sand, le danger de garder Nini, entre
^n père et sa mère !
Mon avis, écrit George Sand (fin août 1852), serait de la mettre dans un
couvent, même sans espoir de le lui cacher [au père], mais en obtenant qu'elle
yfdt gardée comme dans un château 'fort. Il n*y a que les couvens cloîtrés
V^ soient de véritables citadelles. Celui des Anglaises était inabordable;
^^ grâce à l'étendue des jardins, j'ai vécu trois ans sans sortir, et sans en
TOME XXVI. — 1008. 14
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210 REVUE DES DEUX MONDES.
mouitr, bien qu'ayant parfois le mal du pays, chose qui n'est pas k redou-
ter pour Nini. Il faudrait donc qu'une personne du monde, et piettse^ fit
cette démarche sans te nommer, et sût s'il y a nn couvent dans Paris qni
veuille prendre une enfant de trois ans el demi, on peut dire quatre, et ue la
laisse voir qu'à sa mère et à sa grand'mère, ou à son père, derrière la
grille. Va donc consulter là-dessus M. de Delleyme [le magistrat qui prési-
dait à leurs débats]. Dis-lui que je m'offre à prendre sur moi la responsa-
bilité de lui dire, s'il le permet : « Oui, j'ai soustrait l'enfant au père et
à la mère pour qu'il ne fût pas le témoin et le souffre-douleur d'emporté-
meas dont la mère était impuissante à la défendre. Je l'ai caché. Au jour
de la décision des tribunaux, je le rendrai à qui de droHy mais pendant la
lutté Je l'aurai protégé comme c'est mon devoir. »
4. la même.
vB septembre [1852].
Tu me parais plus incertaine que jamais, et je vois qu'arec toi il faut
TÎTre au jour le jour. Tu vas au couvent, tu n'y vas pas. Si tu pouvais faire
en même temps les deux choses les plus opposées l'une à l'autre, tu au-
rais résolu le problème de ta cervelle.
Moi, je suis pour le couvent (1). Le mot, sinon la chose, nous sauve des
cancans, et on y est libre en tout ce qui est raisonnable. Mais s'il y faut
des ressources que tu n'as pas, je ne sais comment tu trancheras la diffi-
culté, i^eut-être que tu t'exagères la cherté de cette retraite, pour te dissi-
muJer la répugnance qu'elle te cause. On ne sait jamais rien de certain-
avec toi, et te conseiller est la chose la plus impossible'ou la plus inutile
du monde.
Niai va bien. Pauvre Nini! Elle serait charmante, si elle pouvait vivre
toujours dans des conditions faites pour son âge, et avec une personne
eid usivement occupée d'elle. Mais que faire? Pense à sa sûreté. Je vois
qu'A cet égard tu ne décides rien. Tu dis toujours : je la reprendrai, mais si
c'est poui v^u on te l'enlève au bout de 24 heures, ce n'est pas la peine.
A la même.
21 septembre 1852.
Nini se porte comme un charme, et elle n'est pas reconnaissable pour
le caractère. Elle est même gentille avec Solange [la bonne] et il n'y a plus
de colères à présent que tous les 4 ou 5 jours, et très peu. Solange aussi
apprend à la gouverner avec calme et raison. Avec moi la ninetle est ra-
vissante. Son sommeil même est devenu asses raisonnable. Ses nerfs se
calment. Elle s'est remplumée... Elle est plus jolie que jamais. Elle parle
de toi souvent, mais liC n'a pas de chagrin, et croit toujours que tu revien-
dras diMuain. Elle fait des progrès étonnans de compréhension, et se livre à
la descrii) ion du jardin, des fleurs, du soleil qui met son manteau gris, et
les étoiles qui ont des pattes d*or, des belles-de-nuit qui s'ouvrent le soir
(1) il s'agit cette fois d'un abri pour Splange elle-même.
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GEORGE 6AND ET SA FILLE. 211
pendant que les mauves se ferment, des Ters luisans, etc. EiiÛn« il n'y a
rien de plus gentil que cette petite Ûlie-là.
Pendant ce temps, la malheureuse Solange disputait la pos-
session de sa fille & Tavocal de son mari, Dclbmont (qui parait
bien avoir montré do la dureté dans toute cette aiïaire); courait
de couvent en couvent pour chercher un asile; se rabattait
ensuite sur une médiocre pension de famille, bref, menait ime
vie lamentable, entrecoupée d'accès de désespoir. En novembre
on lui fait espérer une séparation prochaine :
Dieu le yeuille! mais j'en doute, ce serait trop de bonheur... Le cœur
n'est bon qu'à faire souffrir... J'ai fait bravement Tamputalion du mien, et
j'ai suicidé une à une mes espérances les plus chères, mes aspirations les
plus ardentes, mes illusions les plus douces. J'ai une amie très sincèrement
pieuse qui voulait me convertir. Je m'y serais prêtée volontiers, si j'avais
pensé réussir. Mais j'aime trop à raisonner ou à m'expliquer tout pour avoir
la foi, qui est une passion d'instinct et d'aveuglement comme l'amour. La
consolation de la religion m'étant refusée, j'ai cherché à m'étourdir ; le tra-
vail est le moyen le plus honnête, le plus sûr et le plus durable. Je pense
donc sérieusement à travailler. À quoi? Je n'en sais rien encore. Mais le
plus difûcile est fait : c'était de vouloir.
Même date [fin novembre].
Je trouve que rien ne peut m'arriver de pire que d'être séparée de ma
fille. Ce serait un grand malheur pour elle aussi. J'ai continué à repousser
une séparation basée sur cette condition... Ahl je trouverais cela affreux,
qu'elle passât ses premières années sans caresses, sans câlineries, sans ces
mille soins inutiles dont sont privés les orphelins et qui font le charme et
la poésie de l'enfance. Une enfant qui grandit sans baisers, c'est une
plante qui crottsans soleil. Son esprit est triste et son cœur froid, comme
la fleur qui s'ouvre à l'ombre est étiolée et sans parfum. Oh! non, je ne
me déciderai jamais à l'élever loin de moi, et le jour où je consentirai à
m'en séparer, ce sera pour me tuer.
An fait, en y songeant, je m'aperçois que le suicide est ma seule reli-
l^on. Je serais bien malheureuse, si je ne savais pas cette dernière res-
source toujours à ma disposition... Est-ce que la vie vaut tant de peines?
Certes non. Ce qui fait que je l'endure chaque jour un jour de plus, c'est
que je sens entre mes mains le pouvoir d'y mettre ordre, quand la souf-
^ce sera trop forte et le vase rempli.
La situation, si tragiquement tendue, se détend tout à coup.
Le comte d'Orsay, un des protecteurs officiels de Clésinger,
se porte médiateur entre le mari et la femme. Le sculpteur pro-
met une fois de plus d'observer le traité qu'on lui soumet; Nini
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212 REVUE DES DEUX HOlCbES.s
rentre au foyer et une fausse paix règne qù^qSS^.S|mi|d
décembre 1852 à janvier 1853.
La guerre va reprendre de plus belle, le caractère de Clésin-
ger empirant de plus en plus. « Un jour de bon pour quinze de
mauvais, » telle est la proportion. Solange poursuit la restitu-
tion de sa dot, et menace son mari de la saisie. Clésinger, de
son côté, avait essayé peu auparavant de se faire une arme contre
Solange des lettres de sa mère. Il inaugurait. ainsi le système
qu'il continuera plus tard. Mais George SandavaijLçpupé court
à la manœuvre :
Je sais, écrit-elle à sa fille, qne (Hésinger n^a'pàset n^a'jâmaîs pd^aToir
de lettres de moi qaï ne fussent très sévères pour lai dans tonte cette
affaire. S'il les montre en entier, ces lettres dont tu as d'ailleurs la copie,
elles ne peuvent remplir son but. Je ne crois pas qu'un avocat qui se res-
pecte (et Bethmont est de ceux-là) se permette de citer une phrase isolée,
un fragment approprié aux besoins de sa cause. Ce serait plaider comme les
feuilletonistes écrivent. C'est dans ce cas pourtant, dans ce cas seulement^ que
j'autoriserais M* Duvergier [l'avocat^le^olaugel àiuLfermer la^bouche, la
preuve en main.
Ainsi muselé, | Clésinger, en dépit de ses violentes bour-
rasques et d'un notable relâchement de ses mœurs, vécut relati-
vement en famille toute l'année 1853. Nini, tantôt chez sa mère,
tantôt à Nohant, embellissait, se développait à vue d'œil. Les
deux femmes s'extasient devant ses grâces, citent ses mots.
Elle me tutoie, écrit la grand'mère Avec ravissement (30 mars iS53) ;
elle m'envoie paître. Elle jette son bonnet par-dessus les moulins. Tout
cela pourtant sans méchanceté ni colère, et d'un air voyou contre lequel il
est difficUe de garder sa dignité. — (9 février 1854) : U n'y a de drôle ici que
Niai, c'est toute la gatté de la maison, avec Manceau qui se met tellement à
son niveau, qu'elle m'adresse souvent cette question: « Bonne maman, est-ce
que je suis encore plus bête que lui? > Elle est toujours gentiUe à croquer.
Solange à sa mère.
Elle dit qu'elle aime sa bonne maman grand comme le ciel et loin
comme les étoiles... Elle compose des mots. Elle dit qae ses souliers sont
trop grands parce que le mesurier s'est trompé; que le peinturier a mal
arrangé les portes, et que le peigneur lui a coupé les cheveux trop courts.
Elle demande pourquoi il y a une petite Nini dans les yeux de tout le
monde, etc. (6 août 1853.)
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GEORGE SANI> ET SA FILLE. 213
Cette enfant adorée, Solange allait malheureusement en
compromettre elle-même le sort, en donnant 'contre elle à son
mari une arme redoutable.
Le 3 mai 1854 au soir, Glésinger « pénètre violemment dans la
chambre de sa femme, une scène épouvantable a lieu, au cours
de laquelle le mari, justement irrité, saisit toute une corres-
pondance accusatrice, et la livre à son avocat en vue d'une
instance à suivre (1). » En même temps il fait disparaître Nini.
Glésinger tenait sa vengeance. L'esclandre fut complet. Mais
le scandale était peu de chose pour les deux mères auprès du
reste. Les lettres effarées de George Sand à M""* Bascans
montrent que, de tout un mois, elle ignora totalement ce qu'était
devenue sa petite-fille. Glésinger, cependant, brandissait à son
toTir la menace de la séparation, mais à son profit. Bethmont
triomphait. Â la réflexion, pourtant, le sculpteur comprit le pré-
judice que tout ce tapage pouvait causer à un artiste officiel,
alors amorcé par l'espérance d'obtenir la commande du monu-
"^ent de Courbevoie (2), une « affaire » de 150 000 francs.
Subitement, le 12 août, il rendait Nini à Solange, qui suffoque de
bon leur et de surprise. Mais, le lendemain, retourné par son
^^ocat, il arrache de nouveau l'enfant des bras de sa mèlre, et la
place dans une pension de son choix, en attendant que le tri-
bunal prononce sur son sort.
Solange, brisée de tant d'émotions, crache le sang, s'alite, voit
la mort de près. Pour la première fois, le remords aidant, la
^^^ainte de l'au-delà entre dans son âme. Elle a peur. Un char-
^ïuuit cousin, Gaston de Villeneuve, naguère soni amoureux
timide et transi, a pitié de son désarroi. Très pieux lui-môme,
^1 assiste Solange, il la prêche; il multiplie les voyages de Cbe-
nonceaux à Paris, pour battre en brèche de faibles résistances.
U la pousse enfin, doucement, dans les bras du Père de Ravignan.
C'était pour Solange l'heure psychologique. Le tact du Père de
Ravignan opère bientôt, dans cette âme endolorie, sinon une con-
version définitive et profonde, du moins un changement sérieux.
1^12 novembre, Solange annonce sa « conversion » à sa mère. .
Si ce n'est chose faite, c'est en tout cas chose résolue ; elle y tâchera
de son mieux. Les lettres suivantes sont, sinon d'édification
(1) La Pille de George Sand, par 6. d'HeyIli, p. 78.
(2) Monument napoléonien dont le Ae/our e/e^ Cendres eût été le sujet. Glésinger
^ A^ait terminé la maquette. On s'en tint au projet.
Dogle
[
I 21 £ RÈVUB^ DES DEUX MONDES.
,; pure, en tout cas, d'instructive curiosité. On sent la dualité ât
^ nature, le conflit entre Tancienne Solange qui n'abdique pas soa
1 esprit critique et la Solange nouvelle qui voudrait croire, et qui
I s'applique. « Si je n'arrive pas à croire, ce ne sera pas de ma
faute. Dans tous les cas, je pillerai Henri IV pour dire : Ma ûUe
l vaut bien une messe. » (18 novembre.) Ceci nous la gâte un peu.
I Néanmoins, la sincérité ^agne du terrain. Solange essuie un
^ premier sermon de sa mère, qui se méfiait, non sans raison;
' elle en essuie un autre de M. de Girardin. Elle persiste. Elle est
i maintenant en retraite, au Sacré-Cœur. Elle approche peu à
f peu de la « convictio^i, » en attendant la foi qui transporte les
^ montagnes. Mais elle fait encore bien des restrictions. Elle est
I « convaincue de la divinité de Jésus-Christ. Ce qui n'a pu
f m'entrer dans la tête, c'est l'Immaculée Conception, le culte de
la Vierge, ainsi que l'infaillibilité de l'Église (3 décembre)... »
Cependant ses dispositions morales s'amendent, ce qui est évi-
demment l'essentiel. Elle songe à Nini, à l'avenir de l'en-
fant, au sien propre. <c II faudrait un miracle pour que ma fille
me fût rendue. Dieu peut les miracles. Mais ai-je mérité qu'il
en fasse un pour moi? Non. » (7 décembre.) Le repentir est sin-
cère, ainsi que la résolution de vivre désormais une « vie nou-
velle. »
En attendant, elle se résigne, et place Nini, comme elle-même,
entre les mains de Dieu. « Si tu es réellement pieuse, lui écrit
sa mère, c'est le moment d'échanger le baiser de paix avec Au-
gustine (sa fille adoptive. M""* de Bertholdi). » Solange donne
le baiser de paix; et la réconciliation, datée d'alors, ne se dé-
mentit pas dans la suite. Maintenant elle va faire sa première
communion. Elle a choisi, pour cette cérémonie, le jour où le
tribunal doit décider du sort de sa fille, le vendredi 8 décembre.
Elle communie avec contrition. Mais le tribunal a remis la déci-
sion à huitaine. Elle attend, elle espère. Tout à coup, un cri de
joie : « Réjouis-toi, ma chère mère! » Elle apprend qu'elle est sé-
parée, et que le tribunal remet l'enfant à la grand'mère : « Quel
bonheur, n'est-ce pas? quel bonheur inespéré, un vrai miracle I»
(Vers le 15 décembre 1854.)
Et le cri de George Sand répond au sien (17 décembre) :
Quel bonheur, ma fille I voici de quoi aiTermir ta foil Dieu est Tenu à
notre aide, et, de quelque religion que l'on soit, on sent cette aide-là quand
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ms^
GEORGE SAND ET SA FILLE. 21 &
on la cherche et quand on Timplore. Il faut venir tout de suite, mais avec
leanne. Il faut absolument, la tirer de cette sale pension... Il faut...
Il faut, il faut, certes ! mais on ne peut rien avant la signifi-
cation du jugement, et celle-ci se fait attendre. So|ange va voir
son enfanty la comble de caresses et de joujoux, tâche de lui faire
prendre patience. Toutefois, elle doit renoncer à Temmener à
Nohant pour le !•' janvier. Elle y va seule. Triste joie, sans
Nini! Et, le matin de Tannée nouvelle, sous sa porte, elle
trouve, comme jadis quand elle n'avait pas été sage, un billet,
— quatre vers pauvres de poésie, riches d'affection, — le.vœu
de.la mère tendre :
Pour ma Solange an ce beau jour
J'ai retrouvé tout mon amour,
Puisqu'elle veut être bfen sage;
Pourvu qu'elle en ait le courage!
1- Janvier 1855.
Pendant ce temps, Nini est souffrante. Solange retourne en
hâte. Il faut la soigner, la guérir, et, sitôt la levée d'écrou ac-
cordée, la mettre hors des prises de Clésinger. L'enfant paraît
se remettre, dans les premiers jours de janvier. Le 9, Solange
^crît qu'elle va bien et peut reprendre ses études. Une magni-
fi<ïixe poupée et des perles égaient sa convalescence. Le 10, George
Sand adresse à sa fille une lettre lumineuse sur la situation,
Vappel possible, lliostilité tenace de Bethmont, les représailles
probables de Clésinger, etc., etc., et elle se rallie à Tidée de placer
l'eufant au Sacré-Cœur.
Je ne demande pas mieux, j'en serai même très contente. Ce sera un
très bon précédent. Et, bien que j'aie comme soif de ravoir cette pauvre
mignonne, je me consolerai d'y renoncer en sachant qu'elle est bien sous
tous les rapports et fortement protégée contre tout ce que je redoute pour
elle... Présente tous mes respects à ta bonne religieuse, et même à ton
père spirituel. C*esl quelque chose que de trouver un père, et il n'y a pas à
cbicaner sur des points de doctrine quand le sentiment est bon. J'aime
mille fois mieux que Nini soit élevée dans la croyance à l'Immaculée Con-
ception que dans le mépris de toutes choses, chez les dames dont Clésinger
lui-même m'a raconté l'histoire fausse ou vraie. Tant il y a, qu'il méprisait
1^ personne à quldenuis il a ^n/lé sa (ULet Gela n'est pas j'dssiicani è, envi-
«ger...
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I
216 REVUE DES DEUX MONDES.
Inutiles prévisions! Trois jours après, le 13 janvier 1855,
Nini mourait, et mourait dans sa sordide pension. Le petit corps
étah ramené à Nohanl, déposé sous le grand if auprès de celui
d'Aurore de Saxe, grand'mère de George Sand, et une simple
croix de marbre recevait cette inscription : jeannb-gabrielle,
FILLE DE SOLANGE, NÉE A GUILLERT, LE 10 MAI 1849, MORTE ▲ PARIS
DANS LA NUIT DU 13 AU 14 JANVIER 1855.
Ce coup de tonnerre terrassa les deux femmes. De longtemps
la grand'mère ne peut se ressaisir. Elle pleurait tout le long du
jour, inerte; la nuit, elle avait des visions. Elle en a raconté
une dans des pages inachevées qui ont vu le jour en 1904 seule-
ment (1). Elle poursuivait, de son crayon incertain, la ressem-
blance toujours fuyante de Tenfant disparue (2). Enfin, au bout
de deux mois elle fit Feffort de s'arracher à cette tombe fraîche
pour se réconcilier avec la vie sous le ciel italien.
Solange faillit devenir folle, puis tomba dans un morne
abattement. Reprise, elle aussi, peu à peu à la vie, elle devait
désormais, épouse sans mari, mère sans enfant, laisser flotter
son existence aux hasards d'ime périlleuse liberté.
Quant à Clésinger, perdu de dettes et menacé de Qichy, il
était en fuite.
Samuel RocheblavÎs.
(1) Aprèê la mort de Jeanne Clésinger (dans Souvenirs et Idées, 1904).
(2) Dessins conservés dans un album qui appartient aujourd'hui à M"* Aurore
Lauth-Sand, petite-fiUe de George Sand.
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■lî^^p^
REVUE SCIENTIFIQUE
AU DELA DU MICROSCOPE
La découverte dn microscope et' ses perfectionnemeiis successifs
o:K:M.t rendu aux sciences natiu'eiles d'inestimables services. Depuis deux
sî^^cles et demi cet appareil optioue est le principal instrument de tra-
^^^-il des naturalistes. La vue simple n'a qu'une puissance très limitée :
ssfe. pénétration s*arrôte entre le dixième et le vingtième de millimètre.
T* ^i^nt objet dont les dimensions sont au-dessous de cette limite est
ti>^>n avenu pour notre œil : à partir de ce point tout détail de com^
p o^ition lui^écbappe.
Le microscope a plus que centuplé le pouvoir de la vision ; au
^^118 exact du mot il faudrait dire qu'il Ta mt7/u/}I^/c'est-à-dire multi-
ç^lié par mille. Ati lieu d'une fraction de millimètre, c'est à une frac-
tion de millième de millimètre qu'il a reporté les bornes du monde
'^^sible. Tout ce qui est de l'ordre du millième de mOlimètre, — du
^^icron, comme on dit en pbysique, — est de son ressort. Tout ce qui
^^aesure quelques microns, ou seulement un demi-micron, un dn-
^uième, un quart et même un tiers de micron, lui appartient. Or, il
^ trouve que le millième de millimètre est l'étalon absolu de mesure
^ la nature vivante et d'une partie de la nature morte. Du moins on
le croyait et quelques naturalistes le croient encore.
n existe au sein des eaux douces et salées ou dans les liquides
organiques tout un monde d'animaux et de plantes que l'on dit
« niicroscopiques » parce qu'en effet c'est le microscope qui nous en
^révélé l'existence et qui nous a permis deleslipercevoir et de les
étadier. n faut entendre que leurs dimensions s'évaluent en millièmes
<ie millimètre, comme, dans la vie courante, le métrage des étoffes se
fait en mètres et l'estimation des distances en kilomètres. D'autre
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218 REVUE DES DEUX MOITOES
part, les naturalistes ont analysé au point de vue optique les 6ï^-
nismes animaux et végétaux. Ils ont vu que les êtres vivans se dé-
composent en appareils, ceux-d en organes, les organes en tissus,
et les tissus enfin en un dernier élément, « l'élément anatomique »
dont le prototype est la cellule. Précisément ces dernières pierres
de rédlfice vivant, ces élémens anatomiques, ces cellules, se
chiffrent en microns. Les globules roiiges du sang de Thomme, par
exemple, sont des disques ayant sept microns ou sept microns et
demi de diamètre. Ainsi s'estiment tous les autres élémens; leur lon-
gueur ou leur, diamètre est un nombre entier de millièmes de mil»
limètre; tout au plus s*y ajoute-l-il une fraction d*un demi, d*un
quart ou de quelques dixièmes de cette unité. — De môme les mi-
crobes et bactéries qui sont la cause spéciûque dMn grand nombre de
maladies ont des longueurs qui s'évaluent en millièmes de milli-
mètre, ou en dixièmes de cet étalon de mesure. — De même
encore, les germes cristallins qui, précipités dans une solution sur-
saturée ou dans une liqueur en surfusion, en provoquent la cristalli-
sation presque immédiate, ont des dimensions limites de quelques
dixièmes de micron. Le grain de salol, par exemple, qui projeté dans
la liqueur fondue de cette substance, la fait prendre en une masse de
cristaux ; autrement dit, la particule cristalline du salol, sa molé-
cule cristallographique, elle aussi, mesure quelques microns en
dimensions linéaires, comme les microbes, comme les élémens ana-
tomiques.
Les observateurs ont donc été frappés de cette uniformité relative
dws les dimensions, dans la taille des élémens derniers du monde
animal et du monde végétal. Ils ont été fondés à croire que cet étalon
de mesure, le millième de millimètre, avait quelque chose de fati-
dique, d'obligatoire, qu'il répondait à quelque nécessité fondamentale
de la constitution des corps naturels. On tend aujourd'hui à revenir
de cette opinion. Sans méconnaître le caractère signiûcalif que peut
avoir cette fixité relative des dimensions des élémens anatomiques, des
micro-organismes et des micro-cristaux, on n'y cherche plus de secret
mystère : on n'y place plus la cause suffisante de leur activité dyna-
mique. On croit que ce secret doit être poursuivi plus loin, dans une
analyse plus profonde encore et que l'on qualifie d'ht/pef^nicroicopique.
Ce que le microscope était par rapport à la vue simple, rhy{>ermi»
croscope l'est ou le sera par rapport au microscope. Le nouvel appa-
reil multiplie par mille la puissance de Tinstrument ancien, comme
celui-ci avait multiplié par miUe la pénétration de l'œil nu. Pour
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REVUE. SCIENTIFIQUE. 21 9
^ jrler pins simplement, ce nouveau dispositif permet d^apercevoir
des objets mille fois plus petits que le millième de millimètre; il re-
cule la limite du monde visible au micron de microft, c'est-à-dire au
mUlième de millième de millimètre, ou, autrement dit, au millionième
de millimètre. Imaginons une sorte de haie formée par un million
d'objets alignés sur un seul rang, si petits pourtant qu'ils ne couvrent
qu'une longueur de un millimètre, lliypermicroscope permettra
d'apercevoir chacun d'eux individuellement. Les physiciens allemands
Siedentopf et Zsigmondy qui ont imaginé, en 4903, ce dispositif nou-
Teau sont parvenus à rendre visibles des granules dont le diamètre ne
dépassait pas 5 à 10 millionièmes de millimètre. Plus récemment
i'appareil a été très simplifié par deux jeunes savans, nos compa-
triotes, MM. A. Golton et H. Mouton.
Lliypermicroscope ainsi modifié se réduit essentiellement à un
microscope ordinaire avec objectif à immersion homogène. Il s'y
ajoute seulement un bloc de verre convenablement taillé qui supporte
J^ol)jet à examiner et qui en permet l'éclairage latéral. Ce qu'une dis-
position si simple ajoute de puissance à l'instrument, peut se conce-
vomr assez fadlemont. L'explication en est parfaitement accessible.
EU 6 fera l'objet d'une revue prochaine. D'autre part les résultats ob-
tescmus avec cet instrument ont des conséquences importantes, pour
\m. biologie, pour la physique et pour la chimie. Le problème de la
vÛBibilité des objets ultra-microscopiques forme une introduction na-
tcftjr«lle à l'étude des solutions colloïdales, c'est-à-dire à un chapitre
toxità fait nouveau de la physicochimie qui se développe chaque jour
60X18 nos yeux. En outre de cet intérêt, en quelque sorte indirect,
Vexamen hypermicroscopique est d'une importance considérable
"pour la bactériologie, pour la pétrographie et pour l'ensemble des
scieDces anatomiques. Cet intérêt justifiera les détails dans lesquels
Tious devons entrer à cet égard.
I
Ni Tanatomie, ni la bactériologie, ni la minéralogie, ni la chimie
ysique ne peuvent se contenter des renseignemens que fournit le
ucro8oope ordinaire, même le plus perfectionné. Au delà des détails
ue le meilleur appareil permet d'apercevoir, l'observateur en soup-
onne d'autres qui échappent à la pénétration de l'instrument.
L'aaatomie microscopique, par exemple, ne s'arrête pas aux par-
ioalaiités de structure que la puissance de l'instrument ne permet
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de dépasser. An delà des microsomes visibles, les anatomistes ont
supposé Texistence de corpuscules invisibles, hypermicroscopiques,
plastidules de Haeckel, gemmules, biophores, pançènes de De Vries,
idioblastes de L^rtwig, micelles de Naegeli, tagmas de Pfeffèr. A tons
ces naturalistes les particularités de configuration révélés par h mi-
croscope n*ont été que d'un faible secours pour l'explication du Tonc-
tionnement de la cellule vivante. C'est pour cela qu'ils ont imaginé ces
élémens hypothétiques auxquels ils ont conféré les propriétés qui
leur paraissaient nécessaires pour rendre compte des faits vitaux.
La marche constante de l'anatomie a consisté à décomposer en
parties de plus en plus petites les organismes complexes qui s'ofirent
à son examen, avec le secret espoir de les résoudre en leurs élémens
ultimes. Au siècle dernier un pas immense avait été accompli dans
cette direction par les fondateurs de la doctrine cellulaire, Schleiden,
Schwann et leurs successeurs KôUiker, Max Schullze, Ranvier. Ils
établirent que tous les tissus étaient constitués par une sorte de boue
microscopique dont chaque grain était construit sur un prototype
commun, la « cellule », organite de quelques microns de diamètre.
Monlrer la généralité de cette constitution cellulaire, dans tous les
tissus, chez tous les animaux et chez toutes les plantes; suivre la filia-
tion de chaque élément anatomique depuis la cellule-œuf jusqu'à son
état adulte, telle avait été la besogne des premiers micrographes,
botanistes, zoologistes, anatomistes et médecins.
A dater du dernier tiers du xix* siècle, les efforts des observateurs
se tournèrent vers l'analyse de cet élément anatomique lui-même, la
cellule, considérée jusqu'alors comme le terme ultime de la complica-
tion structurale. Strassburger, Btitschli, Flemming, Heitzmann, Bal-
biani, Guignard, montrèrent l'extrême complexité de cet élément et
lui firent subir la même dissection pénétrante à laquelle leurs prédé-
cesseurs avaient soumis l'organisme tout entier en le démembrant en
groupemens de complications décroissantes, appareils, organes, tissus,
et cellules. Ils aperçurent dans la cellule une sorte d'édifice très com-
plexe avec noyau, vacuoles, leudtes, inclusions diverses; et au lieu
d'une matière homogène ils montrèrent l'existence dans le proto-
plasma, à la limite de visibilité, de granulations très petites, de
microsomes unis par un ciment pour former des chaînes, rubans ou -
filamens chromatiques diversement enchevêtrés. Là s'arrête, avec la
puissance d'analyse du microscope, l'observation positive. L'au-delà,
qui a été suppléé par les vues de l'esprit, par les hypothèses des plas-
tidules, des pangènes ou autres, appartient maintenant aa dojoaaine
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-mimm.
REVUE SCIENTIFIQUE. 221
de liiTpermîcroscope. tl est permis d'attendre de l'usage de la nou-
velle méthode d'investigation des édaircissemens précieux.
II
La bactériologie et la pathologie, à leur tour, ont été amenées à la
considérations des corpuscules ultra-microscopiques. Les bactériolo-
gistes ont dû admettre l'existence de microbes invisibles comme
agens pathogènes d'un certain nombre d'affections épidémiques et
contagieuses, n y a toute une série de maladies qu'on est obligé
d'attribuer, suivant la conception pasteurienne, à des parasites vivans,
à des micro-organismes capables de pulluler et de répandre ainsi les
contagions. Et cependant tous les efforts que l'on a faits pour les voir
gont restés infructueux Jusqu'au jour où la méthode hypermicrosco-
pique est entrée en scène.
Parmi ces maladies microbiennes à microbe inconnu on peut citer;
la clavelée des moutons, le molluscum des oiseaux, l'affection myxo-
niateuse des lapins; une maladie végétale, la « mosaïque » du tabac; la
maladie des chevaux de l'Afrique du Sud, « horse sickness, » la fièvre
aphteuse des vaches et la péripneumonie des bovidés. Ces deux der-
i^ères sont les mieux étudiées et les plus connues : pour elles, la preuve
^t faite qu'elles sont dues à un microbe que son extrême ténuité
soustrait à la visibilité microscopique. Enfin on soupçonne — mais on
ne t^i encore que soupçonner — certaines maladies humaines d'avoir
ponx^ agens spédOques des micro-organismes hypermicroscopiques.
1)6 oe nombre seraient la variole et la rage. L'hypothèse, en ce qui
conoeme la rage, n'est pas nouvelle : elle date de 1881 et elle a pour
auteur Pasteur lui-même. L'illustre savant ne pouvant parvenir à
^^ttre en évidence le microbe rabique, ne craignit pas de le déclarer
ûi^^ible.
Toutes ces affections qui se propagent, qui se développent et se
cotxiportent à tous égards comme les affections microbiennes véri-
tables ne laissent cependant pas apercevoir le micro-organisme qui les
ei^gendre. On ne connaît point leur microbe : tout au moins on ne le
coixnait point de vue, car à tous les autres égards on est renseigné sur
son compte. On ne trouve aucun parasite dans le sang des sujets
atteints; on n'en trouve pas dans les sérosités, on n'en trouve pas
dans les organes. On ne voit se développer aucune forme micro-
Uenne dans les bouillons de culture qu'on ensemence avec les tissus
ii^des. Le bouillon reste limpide dans sa masse. On le croirait sté-
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222 REVUE DES DEUX MONDES.
rile comme mi champ qui n'aurait pas été semé, qui n'aurait pas reçu
de germe vivant. Pourtant, il n'est pas stérile ; et la sérosité et le sang
ne le sont pas davantage. Quelques gouttes de ces liqueurs filtrées,
limpides, si on les inocule à un animal sain, lui communiquent la
maladie. Le semis a donc produit une récolte : l'agent morbide s'est
répandu; il s'est multiplié comme se multiplient les générations
successives d'un être vivant.
On ne peut faire que deux suppositions, relativement à la nature de
cet agent morbide ? La première alternative est que la liqueur filtrée
qui le contient n'est limpide qu'en apparence, et qu'elle renferme
réellement en suspension des germes qui, à raison de leur petitesse,
traversent les filtres, et échappent à l'examen microscopique : ce sont
des microbes invisibles, hypermicroscopiques. Cotte supposition est
la vraie, et nous allons voir qu'on peut donner de sa réalité des preuves
convaincantes, dans le cas de la fièvre aphteuse et de la péripneumonie
bovine. A défaut de cette hypothèse il faudrait admettre, comme
seconde alternative, que le liquide infectieux est un liquide véritable
qui doit sa virulence à une toxine. Mais si l'on soumet cette supposi-
tion au contrôle de l'expérience, en filtrant ce prétendu liquide sur des
bougies de porcelaine de différens numéros, on constate que les
bougies les plus serrées lui font perdre sa virulence, et qu'en consé^
quence celle-ci est due à des particules retenues par ces filtres fins.
L'épreuve de la filtration est, en efl'et, un moyen d'analyser les
dimensions des microbes ou des corpuscules qui peuvent exister en
suspension en petit nombre dans une liqueur d'apparence limpide. Les
bactériologistes emploient à cet effet des filtres de deux marques, la
marque Berkefeld et la marque Chamberland, Les fabricans en livrent
aux laboratoires de divers degrés de finesse, et, pour ainsi dire, de
diverses qualités au point de vue de la capacité filtrante. Telle bougie
Berkefeld arrêtera des microbes volumineux comme le bacilliu fluo*
rescent et laissera passer des micro-organismes plus petits, tels que
celui de la fièvre aphteuse. La bougie Chamberland de marque F
livre passage au microbe de la péripneumonie bovine; la bougie de
marque B l'arrête. Celle-ci arrête également le microbe de la fièvre
aphteuse; mais elle laisse passer, d*après M. Mac Fadyean, celui de
la horse sickness.
n y a donc des degrés dans la petitesse des microbes comme il y
en a dans la finesse des bougies et dans leur puissance filtrante. Un
bacille, comme celui de Schaudinn, qui mesure, en moyenne, quatre
microns et demi, est un géant à côté du bacille de la grippe, trouvé
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REVUE SCIENTIFIQUE. 223
par Pfeiffer, qm mesure seulement un demi-micron, et est encore net-
tement visible au microscope. Ce dernier, à son tour, est une sorte de
colosse en comparaison du microbe de la péripneumonie bovine
quatre à cinq fois plus petit. Celui-là, dont la longueur est d'un peu
plus d*un dixième de micron, est àla limite de la visibilité. Il marque
le terme où s*arréte la puissance du microscope; il forme la transition
des microbes ordinaires aux microbes invisibles.
n n*y avait pas de raison a priori pour que le monde des microbes
finit précisément au degré de petitesse que le microscope permet
d'apercevoir. La puissance de rinslrument s'arrête aux environs de trois
dixièmes de micron. Là se trouve la frontière du monde invisible. Le
monde des microbes est à cheval sur cette frontière : il y en a en deçà
et au delà. On conçoit que d'un côté à l'autre les caractères de ces po-
pulations microbiennes ne présentent pas de différences très sensibles :
leurs mœurs, leurs propriétés sont les] mêmes. Quelques dixièmes
de micron de plus on de moins, cela est sans conséquence au point
de vue des propriétés de la matière vivante. Visibles ou invisibles,
microscopiques ou ultra-microscopiques, ces organismes se cultivent
dans des milieux analogues; ils se multiplient par semis; ils sont vul-
nérables aux mêmes agens, détruits par le chauffage, par les antisep-
tiques, arrêtés par les parois filtrantes dont les pores sont en propor-
tion de leur taille. Quand ils viennent à être semés chez l'homme,
les animaux ou les plantes, c'est-à-dire quand ils tombent sur un ter-
rain animal ou végétal qui leur convient, ils se propagent en donnant
lieu aux maladies sporadiques ou aux épidémies.
Parmi les épidémies les plus redoutées des éleveurs il faut ranger
la péripneumonie des bovidés. On en a longtemps recherché l'agent.
Les poumons de l'animal malade sont infiltrés d'une sérosité qui est
fiente. Si l'on ensemence un bouillon convenable avec une goutte
de cette sérosité, le liquide tout entier devient virulent. Sa transpa-
rence, cependant, est à peine troublée : vainement tenterait-on, pour
l'éclaircir, de le filtrer sur les bougies ordinWres : il conserve après
ffllration son aspect et sa virulence. Au contraire la bougie Cham-
berland de la marque B le rend tout à fait limpide et inofTensif : le
principe actif est resté sur la paroi filtrante. Il n'y n pas à douter,
d'après cela, que ce principe actif est formé de grains très ténus en
^pension dans le liquide, et invisibles individuellement.
On est arrivé ainsi à se convaincre, par des argumens rationnels,
^ l'existence du microbe de la péripneumonie. avant d'avoir réussi à
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
le voir. C'était jusqu'à ces derniers temps, oin être de riadsoiii de né-
cessité. Nocard et Roux lui ont donné un commencement d'existence
sensible en le cultivant sur un milieu solide approprié où il forme des
colonies si populeuses et si pressées que ces entassemens finissent
par devenir visibles à Toeil nu.
La méthode hypermicroscopique a transformé ces présomptions
en certitude. A. Cotton et H. Mouton, au moyen de Téclairage latéral
par réflexion totale, ont montré dans la culture de péripneumonie les.
individus microbiens isolés, en nature. Ils se présentent sous l'as-
pect de corpuscules très hrillans, peu mobiles par «eux-mêmes, et
animés seulement de trépidations assimilables au mouvement brow-
nien.
La fièvre aphteuse fournit un second exemple de maladie à mi-
crobe invisible, ultra-microscopique. C'est une affection qui sévit
épidémiquement dans les étables et qui frappe plus ou moins grave-
ment un grand nombre *de vaches. Elle se manifeste, entre autres
symptômes, par la présence d'aphtes, c'est-à-dire de vésicules gorgées
de liquide, à l'intérieur de la cavité buccale. Une gouttelette de la séro-
sité limpide extraite d'une de ces vésicules, examinée directement,
traitée par les méthodes de coloration les plus variées, ne permet
d'apercevoir aucun micro-organisme. Loeffler et Frosch ont ense-
mencé cette sérosité dans les milieux les plus divers sans y faire
apparaître de micro-organismes visibles. On peut soupçonner qu'elle
en contient pourtant, puisqu'elle transmet la maladie. Loeffler et
Frosch ont démontré la réalité de l'existence du microbe aphteux, par
voie indirecte et d'une manière élégante. Ils commencent par filtrer la
sérosité aphteuse sur une bougie Berkefeld ordinaire. La filtration
arrête tous les corps étrangers tels que les cellules lymphatiques et
fournit un liquide transparent qui contient pourtant le principe actif
de la maladie, car quelques gouttes introduites dans les veines d'un
veau communiquent à cet animal une fièvre aphteuse caractérisée.
Cette liqueur filtrée une première fois et restée virulente néan-
moins, les savans allemands la soumettent à une seconde filtration,
mais sur une autre bougie plus fine, de texture plus serrée (bougie de
Kitasato). Cette fois le principe virulent est retenu et le liquide filtré
est devenu inoffensif pour les animaux. Ainsi, le principe actif et
virulent traverse un premier filtre et n'en traverse pas un second à
mailles plus fines : il n'est donc pas une substance liquide, soluble,
c:ir une telle substance traverserait le second filtre comme le premier:
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mmm/ÊÊÊmm
REVUE SCIENTIFIQUE. 225
c'est un corps solide, figuré, un organisme ayant des dimensions
finies qui lui permettent le passage de certains couloirs filtrans mais
lui en interdisent d'autres plus étroits. — Et cet organisme est un être
vivant, car injecté en très faibles proportions dans les veines d'un
veau, il se multiplie au point de se rencontrer ensuite partout, dans
la lymphe de cet animal. C'est un microbe, un microbe invisible, ultra-
irdcroscopique.
Ces déductions irréprochables de Loeffler et Frosch ont été confir-
mées par l'épreuve directe. L'hypermicroscope de Siedentopf et Zsig-
joaondy a montré à l'œil le microbe de la fièvre aphteuse qui, jusque-là,
n'avait qu'une existence logique.
Cette étude des deux bactériologistes allemands a eu un autre avan-
tstgG. Elle a appelé, pour la première fois, l'attention sur la diversité de
v-aieiir des bougies filtrantes. On croyait jusqu'alors à la vertu absolue
des litres de porcelaine. On pensait qu'ils arrêtaient tous les microbes
et cjTi'une eau, au sortir de la bougie, était parfaitement stérilisée. Il
n'exzfc est rien. A la véritu, la plupart des microbes banals et des bactéries
paLbogènes sont retenus par la paroi filtrante. Mais la stérilisation
i^'d^^ pas absolue et les microbes ultra-microscopiques peuvent fran-
<^x* l'obstacle. La précaution de filtrer l'eau est bonne, en hygiène
pra^'t^que; mais, rigoureusement parlant, son effet n'est pas cer.
taiizx^
On a vu que Pasteur, il y a près de vingt-cinq ans, avait eu la près-
cie:i=^ce qu'il existait des microbes pathogènes invisibles. Il pensait
(p^ le microbe de la rage appartenait à cette catégorie.
U est devenu vraisemblable, aujourd'hui, — que la variole est
darxs le même cas, que c'est une maladie microbienne à microbe ultra-
tiûoxoscopique. On en a pour garante l'histoire de la clavelée du
raox&ton. C'est là encore une affection épidémique redoutable qui sévit
dt^rement sur les troupeaux. Elle offre beaucoup de ressemblance
avec la variole humaine, si bien qu'elle est parfois désignée par le nom
de variole ovine. Or, la clavelée est une maladie à microbe invisible.
L'analogie amènerait donc à croire que la variole humaine a le même
caractère. — D'autres maladies épidémiques de l'homme qui ont jus-
qu'ici défié les efforts des bactériologistes et dont on n'est pas par-
venu à reconnaître le micro-organisme spécifique, se ramèneront
B^s doute à la même catégorie dans un avenir plus ou moins pro-
cliain. Ce sera là un nouveau domaine ouvert à l'investigation hyper-
nûcroscopique.
TOME XXVI, — 1905. 15
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Les sciences physiques, à un moindre degré pourtant que les
sciences naturelles, sont intéressées aux progrès de Tinvestigation mi-
croscopique. Il est quelquefois nécessaire au physicien et au chimiste
de connaîtra la grandeur, la figure ou simplement Texistence de cor-
puscules très petits qui existent dans des conditions diverses et de
résoudre pour l'œil des structures de plus en plus délicates. L'étude
des précipités chimiques, des suspensions de solides dans les liquides,
des émulsions, et enfin des solutions coUoIdales comporte, dans une
large mesure, l'usage du microscope, et, par là même, de Tinvestiga-
tion h3rpermicroscopique.
Les solutions véritables n'ont rien à montrer à l'examen micro-
scopique ni à l'examen hypermicroscopique ; mais, comme on va
le voir, les « fausses solutions » en sont justiciables; et, par fausses
solutions, on entend les suspensions, les émulsions et les solutions
colloïdales.
Le moyen le plus parfait de diviser à l'extrême une substance telle
qu'un morceau de sucre ou un morceau de sel, ce n'est pas de la
broyer au pilon dans un mortier; c'est de la dissoudre dans un liquide
tel que l'eau. Dans la solution salée ou sucrée, le sel et le sucre sub-
sistent avec leurs caractères et leurs propriétés, mais elles sont à l'état
de division ultime au delà duquel ces corps perdraient leur nature,
c'est-à-dire à l'état de molécules. L'œil armé du microscope le plus
puissant ne peut voir ces particules. C'est qu'elles sont en effet bien
au-dessous de la limite de visibilité du microscope; et même au-
dessous du millième de micron qui semble actuellement celle de
l'hypermicroscope. Le diamètre moyen des molécules, est, en e£fet,
d'un dix-millionième de millimètre. L'examen hypermicroscopique
nous conduit seulement à apercevoir des corps trente fois plus gros.
Les suspensions sont les mélanges que l'on obtient lorsque l'on in-
troduit dans un milieu fluide une poussière très divisée qui ne peut
s'y dissoudre. Ultérieurement le milieu pourra se consolider, comme
ces vitraux dans lesquels on a incorporé, pendant que le verre était en
fusion, tel ou tel oxyde métallique destiné à leur donner telle ou telle
brillante coloration. Un exemple de ces suspensions de particules dans
un milieu solide est celui des verres colorés par la poussière d'or très
divisée dont Zsigmondy et son collaborateur ont fait l'étude. A l'œil nu,
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^pppppl
REVUE SCIENTIFIQUE. 227
ces lames de vitrafl paraissent parfaitement transparentes comme
si l'or avait pu se dissoudre dans le verre en fusion. Examinées au
microscope ordinaire, leur homogénéité peut encore sembler parfaite.
C'est qu'en e£fet, les particules d'or dispersées dans la masse sont si
ténues qu'elles restent au-dessous de la limite de visibilité. Dans cer-
taines conditions favorables leur diamètre ne dépasse point 5 millio-
nièmes de millimètre. Examinées avec le dispositif hypermicrosco-
pique, ces lames apparaissent comme un champ parsemé d'une
infinité de points brillans : leur aspect est celui d'un ciel étoile :
cliaque étoile, chaque point brillant est une particule d'or ultra-
m icroscopique.
B4M. Gotton et Mouton ont examiné une autre préparation. Leur
att^ontion s'est portée sur les plaques de gélatino-bromure qui sont
ezz:iployées dans la photographie. Celles qui sont destinées à la photo-
grstjphie Lippmann sont les plus pures. Et cependant le bromure d'ar-
g'en.t y est réellement en grains; mais ceux-ci sont invisibles par les
nxoyens ordinaires. La méthode hypermicroscopique révèle seule
l'existence de ces particules dont on ne soupçonnait pas l'existence.
I-.es suspensions de particules ultra-microscopiques dans un
ticïvûde véritable ne sont pas moins intéressantes que les suspensions
solides. L'un des meilleurs exemples est fourni par la sépia, par
Venc^re de Chine véritable. L'encre de Chine ne se dissout pas dans
Veaxi; elle s'y délaye. Si l'on fait ce délayage en employant une petite
<ïûatntité d'encre de Chine pour une grande quantité d'eau, on a une
^qT:ieur louche. ;Cette liqueur contient des granulations de deux es-
pèces, les unes plus volumineuses, visibles au microscope et qui,
sioxx laisse le vase au repos, finiront par se précipiter sur le fond ; les
autres plus ténues, réellement ultra-microscopiques, qui ne finissent
jaaiais de tomber.
l^e dispositif hypermicroscopique permet de les apercevoir : elles
lorment un champ étoile, comme les particules d'or du vitrail dont
nous parlions tout à l'heure, mais avec cette difl'érence, qu'au lieu
d'être immobiles dans le champ, elles sont animées de mouvemens
très \\h ; c'est une danse sur place, une sorte de trépidation qui ja- ,
mais ne s'arrête. Les micrographes connaissent bien ce phénomène
d'agitation qui se produit déjà pour des particules plus grosses, discer-
nables au microscope. C'est le mouvement brownien, dont le botaniste
anglais Brown, en 1827, fit l'objet de ses recherches. Ces oscillations
individuelles ne se montrent que pour les particules qui ont moins de
i microns de diamètre : elles sont d'autant plus amples que les gra^
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1
228
REVUE DES DEUX MONDES.
1^'
t.
nules sont plus petits. Le phénomène, d'ailleurs, n'a pas de significa-
tion vitale, car il se manifeste dans des liqueurs qui ont bouilli, dans
des acides concentrés et dans des substances toxiques; et il est indé-
fini en durée. M. Gouy, en 1894, a donné de ces phénomènes une
explication savante et simple à la fois et parfaitement satisfaisante.
En général, les physiciens réservent le nom de suspensions vôri-
tables au cas oii les poussières qui flottent dans le liquide sont relati-
vement volumineuses, visibles au moins au microscope, c'est-à-dire
de dimensions supérieures au demi-millième de millimètre. Dans le
cas où les grains sont plus petits, c'est-à-dire ultra-microscopiques,
le mélange prend le nom de solution colloïdale.
Une émulsion ou suspension d*une part et une solution colloïdale
d'autre part ne différent entre elles que par la visibilité ou l'invisibi-
lité des granulations qui entrent dans leur composition. Les suspen-
sions toutefois ne sont point stables. Les grains se rassemblent : ils
s'agglutinent en amas ou flocons et tombent sur le fond du vase. On
connaît I'ùs lois de cette chute; les granulations les plus grosses
tombent le plus vite. La vitesse de chute est proportionnelle au carré du
diamètre. Elle est très faible et pratiquement nulle pour les très petites
granulations, c'est-à-dire dans le cas des solutions colloïdales. De là
la permanence apparente de ces fausses solutions opposée à la cadu-
cité des suspensions. Hais il n'y a là, conune on le voit, qu'une ques-
tion de degré.
Le type le plus commun d'une solution colloïdale, c'est l'eau de
savon. Le savon y est à l'état de granules hypermicroscopiques dissé-
minés dans toute l'étendue du liquide. Cet état se maintient indéfini-
ment. Le savon n'a aucune tendance à se déposer. Au contraire, si on
le met en morceau au fond du vase, la solution colloïdale se fait d*elle*
même. Il en est de même pour l'encre de Chine. Le bâton mis dans
l'eau dissémine ses granules et redonne de l'encre liquide.
L'étude des solutions colloïdales est à l'ordre du jour. Elle inté-
resse au plus haut degré les physiciens et les chimistes. Les biolo-
gistes, à leur tour, s'en préoccupent vivement. Presque tous les
liquides organiques et la matière vivante elle-même sont à l'état col-
loïdal. Aussi peut-on attendre des progrès réalisés par la Physico^
Chimie dans cette voie l'explication d'un grand nombre de phénomènes
vitaux.
A. Dastrb.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février.
JLe Sénat a voté poar la seconde fois le projet de loi qui abaisse à
dexix ans la durée du service militaire. Cette seconde fois sera peut-
ètn^ la dernière : le gouvernement, en eflfet, a demandé à la Commis-
siox^. de la Chambre d'accepter le projet tel quel, et la Commission
s'eis-t conformée à son désir. Si la Chambre fait de même, le projet sera
défi.xiitivement voté. Or la Chambre tient essentiellement à ce qu'il le
sox^ avant les élections prochaines, et rien n'est plus naturel puisqu'il
a ô^t^ fait en vue de ces élections. Les députés, redevenus candidats,
v^'^^Xent pouvoir dire au pays que, s'ils n'ont pas fait les autres ré-
fox^xtàes, ils ont au moins fait celle-là, et ils comptent sur sa recon-
na.l8sance. Le principe d'égalité introduit dans la loi est de nature à
pl3.1re au plus grand nombre. On ne se demandera pas, au premier
ii^oment, si cette égalité n'est pas très lourde pour tout le monde;
oix ne s'en apercevra qu'à l'épreuve. En attendant, la satisfaction sera
générale, et les élections de l'année prochaine ne manqueront pas de
s'en ressentir. Telle est l'espérance qui a déterminé hier le vote du
Sénat et qui déterminera demain celui de la Chambre.
Le débat a été ce qu'il pouvait être dans ces conditions. Il n'y a
pas d'éloquence qui puisse tenir contre un parti pris inébranlable. Le
courage des orateurs qui ont combattu la loi n'en est que plus méri-
toire. M. Mézières, M. le général Billot, M. deTréveneuc n'avaient, à
coup sûr, aucune illusion sur le résultat de leurs efforts, mais ils
avaient la conscience de remplir un devoir, et ils l'ont rempli jus-
<P'au bout. Leurs discours ne laissaient pas de produire parfois
quelque impression sur le Sénat. Plus d'un de ceux qui ont voté la
loi ne l'ont pas fait sans inquiétude. Ils n'étaient pas bien assurés de
^^ pas affaiblir l'armée. Ils se demandaient si, dans la situation gêné-
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230 REVUE DES DEUX MONDES.
raie d« monde, il était prudent de se livrer à des expériences dou-
teuses. Mais l'intérêt politique a été le plus puissant : il a étouffé tous
ces scrupules, s'il ne les a pas complètement dissipés. Parmi les
adversaires de la loi, quelques-uns, comme M. Mézières par exemple,
n'étaient nullement hostiles au principe du service de deux ans. Ils
croyaient même qu'en l'appliquant dans certaines conditions et avec
certaines garanties, on augmenterait la force de l'armée au lieu de la
diminuer. Mais ces garanties et ces précautions leur ont été refusées.
De tous les amendemens qu'ils ont présentés, pas un seul n'a été voté.
Dès lors, que pouvaient-ils faire, sinon voter contre la loi ou s'abstenir?
Nous ne reviendrons pas ici nous-même sur un débat épuisé ; les
argumens pour et contre sont bien connus ; on peut seulement se de-
mander si le Sénat, assemblée purement politique et civile, avait en
elle toutes les lumières nécessaires pour en juger. M. Mézières lui a
demandé une fois de plus, en termes émus et émouvans, de prier
M. le ministre de la Guerre de consulter le Conseil supérieur et de
lui communiquer l'avis qu'il en aurait reçu. Quelles que soient l'intel-
ligence et les capacités de M. Berteàux, son autorité aurait gagné à
s'appuyer sur celle d'un conseil technique. Personne n'ignore, en
effet, que M. Berteàux est, de son métier, agent de change. Il a sans
doute une grande facilité d'assimilation ; U parle en bons termes de ce
qu'il vient d'apprendre; il affirme avec beaucoup d'assurance. Cela
suffit-il pour inspirer pleine confiance dans une question où les com-
pétences professionnelles sont indispensables, et qui importe si fort à
la sécurité du pays? M. Mézières ne l'a pas cru; mais M. Berteàux a
déclaré fièrement que, si on doutait de lui, il saurait ce qui lui restait
à faire. On a vu autrefois des ministres de la Guerre, qui étaient des
généraux blanchis sous le harnais, consulter le Conseil supérieur pour
s'éclairer eux-mêmes, et faire connaître son avis aux Chambres pour
les éclairer à leur tour. Ce qu'ils ont fait, M. Berteàux a refusé de le faire.
Les partisans du service de deux ans ont semblé, pendant toute cette
discussion, parler au nom d'un dogme supérieur à tout, indiscutable et
intangible. Ce qu'ils attendaient de l'assemblée, ce n'était pas uA
acte de conviction, résultat d'une enquête longue et complète, mais
un acte de foi. Tout le monde ne pouvait pas avoir cette foi a priori,
et M. le général Billot a paru l'avoir moins que personne, n a été plu-
sieurs fois ministre de la Guerre. Il est aujourd'hui le représentant le
plus en vue de notre ancienne armée. En vain a-t-il essayé d'arrêter
l'assemblée sur la pente où elle se laissait entraîner : c'est tout au
plus si son intervention énergique a retardé de quelques heures un
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ism
REVUE. — CHRONIQUE. 231
Tote cpii était devenu inévitable et fatal. Le gouvernement repré-
senté par M. Berteaux dont les objurgations étaient vives et pres-
santes, la Commission représentée par M. de Freycinet dont la parole
n'avait jamais été plus prestigieuse ni plus séduisante, ont eu aisé-
ment gain de cause dans une assemblée qui ne demandait qu'à être
convaincue par eux. Les adversaires de la loi se sont trouvés réduits,
3a vote final, à une poignée de braves : nous craignons que l'avenir
ne leur donne que trop raison.
11 s*est produit, aux de.niers momens de la bataille, un incident
^xix a attiré l^ttention, non seulement au Sénat, mais au dehors, et
do xnt la presse s'est emparée. L'intervention de M. Gasimir-Perier en a
enclore accru l'intérêt. Résolu à brûler jusqu'à la dernière cartouche,
M. 2e général Billot a exprimé l'espérance que M. le Président de la
Râ j^nblique userait du droit que la Constitution lui donne de demander
A^i^^d Chambres, par un message motivé, une nouvelle délibération de
^ loi. M. le président du Sénat a aussitôt fait remarquer à l'orateur
^3n>-^^ la personne du Président de la République ne devait jamais être
^^^«•oduite dans un débat parlementaire, à quoi If. le général Billot a
*^t>^3ndu que la Constitution était formelle et qu'il ne faisait qu'en in-
"^^^ïriier un article. Le droit du Président de la République est certain,
®^ ^fifet; mais dans quelles conditions peut-il s'exercer? C'est la ques-
^^^■^ nouvelle qui n'a pas tardé à se poser, et comme on aime toujours
^^ France les discussions constitutionnelles, ce qui ne veut pas dire
^I^^oq en comprenne toujours très bien môme les premiers élémens,
^*^^ a pris dans la presse une certaine ampleur.
^ous avons dit que M. Casimir-Perier y était intervenu. Dans une
*®^^re au journal Le Temps, il a rappelé un principe incontestable,
^ ^^voir que « chacun des actes du Président de la République
^oit être contresigné par un ministre. » Un message motivé est un
^^ du Président de la Républic^ue, et même un des plus impor-
tans : il doit donc se conformer à cette règle. Or dans le cas dont
^ s'agissait, c'est-à-dire dans l'hypothèse où s'était placé M. le gé-
^^rs\ Billot, le ministre compétent, celui qui aurait dû mettre sa
si^ature à côté de celle de M. Loubet, était M. Berteaux. Il suffit de
te l'appeler pour faire sentir tout ce qu'il y avait de décevant dans
Vespérance exprimée par M. le général Billot. Quoi I M. Berteaux,
qm venait de défendre avec tant de chaleur la réduction du service
militaire à deux ans, aurait contresigné un message demandant une
l nouvelle délibération ? Il aurait pu le faire, sans doute, par simple
déférence à l'égard du Président de la République ; mais alors quelle
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait été la valeur de sa signature? Il aurait pu également s'y re-
fuser, et il est même probable qu'il l'aurait fait ; et alors quel n*aurait
pas été rembarras du Président? Aurait-il renvoyé ses ministres
huit jours après les avoir pris? En aurait-il facilement trouvé
d'autres après cet acte d'autorité personnelle ? En tout cas, personne
n'aurait compris que M. le Président de la République eût fait con-
naître soudainement, et comme par explosion, tout à la fin d'un long
débat, une opinion qpi'il aurait gardée pour lui seul depuis l'origine.
Un acte comme celui que lui conseillait M. le général Billot ne
peut jamais être que la conséquence de plusieurs autres, et non pas
une surprise de la dernière heure. M. le général BUlot avait donc
posé la question dans des termes corrects, mais peu vraisemblables,
ce qui infirmait l'importance de sa manifestation. Il n'en est pas de
même de M'. Gasimir-Perier. Rien de plus net, au contraire, de plus
préds, de plus pratique que son observation : le Président ne peut
rien que par ses ministres. En partant de là on peut se livrer à des
hypothèses très diverses, soit pour prouver que le Président de la
Répubb'que ne dispose personnellement que de pouvoirs très limités,
soit pour montrer comment il peut échapper aux gênes que la Consti-
tution lui impose et faire connaître, sinon faire prévaloir son opinion.
La Constitution de 1875, est une combinaison un peu empirique des
constitutions antérieures. Elle porte à la fois la marque d'époques
différentes, et aussi, comme il était inévitable, celle du moment où
elle a été votée au milieu de tiraillemens et de difficultés dont nous
n'avons pas perdu le souvenir. On a mesuré alors d'une main assez
parcimonieuse les pouvoirs du Président, et M. Casimir-Perier n'est
pas le seul à en avoir fait l'observation : M. Loubet l'a faite, lui aussi,
dans le discours qu'il a prononcé en 1900 au banquet des maires. Ce
sont là des questions délicates, qu'il serait sans doute difficile de ré-
soudre en ce moment, — il serait peut-être même dangereux de vou-
loir l'essayer; — mais sur lesquelles il est toujours utile d'appeler la
réflexion du pays. Il importe, en effet, quand le jour viendra de les
traiter, de n'être pas pris au dépourvu. A cet égard, la consultation
que nous a donnée M. Casimir-Perier, sous une forme vive et spiri-
tuelle, mérite d'être retenue; mais il sait bien lui-même qu elle n'est
pas complète. « Je pourrais m'étendre sur ce sujet, dit-il, et peut-être
le ferai-je un jour. » Nous en acceptons l'augure.
L'assassinat du grand-duc Serge a produit partout une émotion
profonde : on ne peut pas dire qu'il ait également causé de la surprise.
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REVUE. — CHRONIQUE. 233
Sans doute personne ne s'attendait à cet acte-là plutôt qu^à un autre ;
mais la situation troublée de la Russie tenait et continue de tenir les
esprits dans une anxiété d'autant plus vive qu'on ne sait pas com-
ment elle pourra se dénouer ; et on est malheureusement habitué à voir,
. dans des circonstances semblables, l'assassinat politique surgir comme
«n sujet d'épouvante. Il n'en est pas moins un objet de réprobation de
la part de tout le monde civilisé. Rien ne saurait en atténuer l'hor-
reur. Le plus souvent, les crimes de cette nature provoquent une
réaction violente, et vont ainsi contre le but que leurs auteurs
s 'é/aient proposé. Le sang répandu est une mauvaise préparation aux
ré/ormes. Lors même qu'il n'amène pas des représailles, il laisse dans
^Gs oœurs des fermens de haine dont les explosions sont toujours à
craûndre. Où s'arrêtera- t-on dans cette voie? Après l'assassinat de
^. ^e Plehve, celui du grand-duc Serge ! Après s'être attaqués au
^^Ei^slre de l'Intérieur, les meurtriers s'en sont pris à un membre de
ià :^.smille impériale! Ils n'ont même pas l'excuse que le premier
cri ir^Kne ait été suivi d'une réaction. L'Empereur a donné pour succes-
seur, jv à M. de Plehve un homme dont les idées étaient larges, quoi-
qu"* "mzan peu flottantes, et les intentions excellentes, le prince Sviato-
pol. ^k-Mirsky. L'expérience n'a pas réussi parce que les élémens
ré^^^^olutionnaires s'y sont mêlés. Les déplorables évéaemens du
^2 j envier se sont produits à Saint-Pétersbourg. Mais si le sang appelle
le ^ang, on en verra sans cesse couler de nouveaux ruisseaux, et les
réf <iirmes que tout le monde demande risqueront d'y sombrer. Nous
co^K^^ ^tâtons cependant que, cette fois encore, le gouvernement russe
^'^ pas perdu son sang-froid. Le comité des ministres continue de
iT^^"%7ailler à la préparation des réformes, et il y aurait là un heureux
sy xinptôme pour l'avenir si, d'autre part, tant de nuages ne s'amonce-
laient pas à l'horizon. Le malheur de Ja Russie est qu'entre l'Empereur
^^ son peuple il n'y a pas d'intermédiaires. Le pouvoir du souverain
^^^ absolu, mais son isolement l'est aussi. La grande majorité du
P^Xàple russe, c'est-à-dire la population des campagnes, ne pense et
û^ tient nullement aux réformes libérales qu'on préconise ailleurs :
^ est seulement et très dangereusement épris de socialisme agraire.
ï^ïxtre l'Empereur et les classes rurales, qu'y a-t-il? Une noblesse
^^ixs rôle politique, et des intellectuels de plus en plus portés aux
c^ticeplions violentes. Une constitution sociale aussi défectueuse crée
^^ pire des dangers. Quelles que soient les bonnes intentions de l'Em-
P^Teur, il ne peut tout qu'en théorie. En réalité, ses pouvoirs trouvent
W limite dans la nature même des choses et dans l'insuffisance des
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I
234 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes qui Tentourent. Les hommes sont faibles ; les institutions
sont nulles. Tantôt on lui demande la liberté intégrale, conmie si ce
remède énergique ne devait pas faire plus de mal que de bien dans un
corps social sans organisation et sans expérience. Tantôt on attend
de lui, avec plus de bon sens, un certain nombre de réformes ap-
propriées à l'état du pays. Mais par lesquelles commencer? Les pro-
blèmes les plus difficiles surgissent à la fois, sans préparation anté-
rieure et sans transition, et, pour en rendre sans doute la solution
plus aisée, on jette des bombes sous les voitures de victimes désignées
et condamnées par des sociétés secrètes, avec la froide férocité qui
caractérise généralement ce genre de conspirations et de conspira-
teurs.
La guerre extérieure, avec ses surprises douloureuses, a donné
une accélération redoutable au péril intérieur. Les ménagemens que
nous devons à des amis malheureux ne sauraient nous empocher de
dire que les leçons de la guerre ont mis à jour de graves défauts
dans Tadministration générale du pays. L'armée en a eu sa part,
n est naturel que l'esprit public en ait été vivement frappé ; mais si le
moment est toujours bon pour corriger ses défauts, il ne l'est pas tou-
jours pour les dénoncer avec acrimonie. Nous ne cesserons de rap-
peler l'exemple que les Anglais ont donné pendant la guerre Sud-Afri-
caine, ns ont éprouvé, eux aussi, de fâcheuses déconvenues ; mais ils
n'en ont laissé rien voir pendant la guerre, ni même après ; et, lors-
qu'une victoire chèrement achetée a. récompensé enfin leur persévé-
rance, ils se sont appliqués silencieusement à perfectionner leur ins-
trument militaire. Il est vrai que l'organisation politique de l'Angleterre
est admirable, et que les mœurs publiques qui en ont été, comme
on voudra, la cause ou l'effet, sont le témoignage le plus mani-
feste de la pleine santé d'une nation. On ne saurait attendre tout à
fait la môme chose de la Russie. Mais il faut souhaiter qu'après les
secousses qu'elle traverse elle retrouve le plus tôt possible son équi-
libre, et pour cela deux choses sont nécessaires, deux choses qu'on
ne peut malheureusement pas réaliser par un coup de baguette ma-
gique : des réformes et la paix.
Les réformes sont à l'étude : puissent-elles être suffisantes ! Pour
ce qui est de la paix, les Russes sont seuls à même de savoir à quel
moment et dans quelles conditions ils devront la faire. Il serait indis-
cret de leur donner à ce sujet des conseils qu'ils ne demandent pas.
Tout ce que nous voulons dire de la paix, c'est qu'elle est nécessaire
aux réformes. Le bruit du canon n'est pas pour celles-ci un accom-
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insp
REVUE. — CHRONIQUE. 235
pagnement bien favorable. Il semble qu'en Russie, soit du côté des
révolutionnaires, soit de celui du gouvernement, on reste un peu trop
préoccupé des souvenirs de la Révolution française. Les analogies
entre les deux situations initiales sont extrêmement superficielles ; les
difTérencessontau contraire très profondes. La Révolution française,
anarchique et violente au dedans, a d'ailleurs été victorieuse au
dehors, et, loin que la guerre Tait entravée, elle en a vécu jusqu'au
jour où elle a été définitivement organisée par un général heureux.
Sur ce point en particulier, il n'y a que des différences entre la France
et la Russie. La France a continué la guerre pendant plus de vingt
ans; la Russie aura sans doute bientôt de bonnes raisons de faire la
psLix. En attendant, on en parle beaucoup dans certains journaux; mais
il semhle bien que les nouvelles pacifiques viennent surtout d'une
inspiration japonaise. Quoi de plus naturel? Les Japonais ont jus-
qxi 'ici l'avantage. Ils voudraient dès maintenant, ou le plus tôt pos-
8il>le et sans s'exposer à des hasards nouveaux, réaliser les bénéfices
de leiu-s victoires. N'est-ce pas ce que tout le monde ferait à leur place?
Hsûs les Russes, qui sont dans une position différente, raisonnent sans
doixte différemment. Ils ne se résigneraient à la paix immédiate que
B^ils regardaient comme impossible une amélioration de leur situation
niilitaire : or rien ne révèle chez eux un pareil sentiment, tout au
contraire. Leur confiance dans le général Kouropatkine n'a peut-être
plus l'élan des premiers jours, mais elle reste sérieuse et solide. L'in-
<^dent Grippenberg en a été la preuve. Ce général a cru saisir la vic-
toire dans un mouvement audacieux où il a dépassé ses instructions
^t qu'il n'aurait pu soutenir que s'il avait été secouru, c'est-à-dire
si Kouropatkine s'était engagé à sa suite avant l'heure qu'il avait
^oisie et dans d'autres conditions que celles qu'il avait prévues pour
^reprise des hostilités. Kouropatkine ne Ta pas fait, et, certes, il était
fe seul juge de ce qu'il pouvait faire. Le général Grippenberg a dc-
I mandé à être relevé de son commandement, et il est rentré en Russie
^^ecdes sentimens aigris dont il a peu ménagé l'expression. L'opinion
ï^'a pas été un seul instant hésitante : elle s'est prononcée en faveur de
(Kouropatkine. Les Japonais seuls auraient pu se féliciter de voir les
dissentimens qui se sont produits entre les deux généraux avoir une
répercussion jusqu'à Saint-Pétersbourg. Mais il n'en a rien été, et il es*
peraiis d'en conclure que le moral de la nation n'est pas aussi entam ;
I^îu'on le prétend quelquefois. Au surplus, quelles seraient aujourd'hu
les conditions de la paix, si on en juge par les informations d^
agences? Elles seraient aussi avantageuses aux Japonais que s'ii
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236 REVUE DES DEUX MONDES.^
avaient complètement anéanti les forces russes, ce qa^ils n*ont pas
fait encore. Les deux armées se trouvent aujourd'hui front contre
front à l'endroit même où elles se sont immobilisées au commencement
de l'hiver, après une bataille qui est restée indécise. Cette fois» l'effort
des Japonais s'est arrêté avant d'être victorieux, et rien par con-
séquent n'interdit aux Russes l'espoir de prendre leur revanche.
C'est à ce moment qu'on leur demanderait de reconnaître à l'ennemi
la possession de la Corée et du Liao-Toung, de consentir au démen-
tèlement et à la neutralisation de Yladivostock, et de restituer à la
Chine la partie de la Mandchourie que le Japon ne jugerait pas à
propos de s'approprier I n est probable qu'il n'y a là qu*un de ces
ballons d'essai que la main qui les lance peut toujours désavouer,
et auiquels il ne faut pas attacher grande importance. Les opérations
militaires recommenceront bientôt. C'est alors qu'on pourra se rendre
compte des changemens que l'hiver aura apportés dans la force res-
pective des deux armées, et qu'il sera possible aussi, autant du moins
que le comporte l'incertitude inhérente aux prévisions de ce genre,
d'en établir quelques-unes pour l'avenir prochain.
La crise que traverse la Russie est assurément très grave, d'autant
plus grave qu'elle a un double caractère, militaire au dehors et révo-
lutionnaire au dedans. Mais, sans parler de nous-mêmes, d'autres
nations en ont traversé de semblables et en sont sorties, sans avoir
toujours eu les ressources dont la Russie dispose. Ce qui lui a manqué
jusqu'ici, c'est un gouvernement capable d'ordonner, d'organiser ces
ressources et d'en user avec vigueur. Le régime absolu s'est montré
impropre à cette tâche. Mais cela ne veut pas dire qu'on puisse, du
jour au lendemain, donner au pays un gouvernement parlemen-
taire, celui de tous qui a besoin du plus long apprentissage. Ceux qui
croient que les premières réformes à faire sont des réformes écono-
miques et sociales sont probablement dans le vrai. En tout cas, il
est hors de doute que des crimes qui affligent et révoltent l'humanité,
comme l'assassinat de M. de Plehve et celui du grand-duc Serge, ne
peuvent que nuire au progrès, le ralentir ou le faire reculer. Et nous
nous excusons d'avoir l'air de rechercher ici ce qui peut être utile ou
nuisible, puisque nous sommes en présence d'un de ces actes que
condamne la morale éternelle, au nom de la loi suprême qui s'est
énoncée dans les mots : Tu ne tueras pas.
Le parlement anglais a repris ses travaux, et les premières batailles
oui lui ont été livrées par l'opposition ont été des succès pour le gou-
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REVUE. — CHRONIQUE. 237
vernement. Nous ne savons si M. Balfour s'y attendait; mais le dis-
co'urs qu'il a mis dans la bouche du roi Edouard énumère im nombre
de réformes propre à remplir une longue session, sinon même plu-
sioui*s. Ce programme n'annonce pas une dissolution prochaine. La
première question qui s'est posée était précisément de savoir si la
session nouvelle irait jusqu'à son terme normal, ou si elle serait
bi*xzsquement interrompue par les élections. On disait, il n'y a pas
loxxgtemps encore, que M. Chamberlain était partisan de la dissolu-
^on, et cela pour des motifs que l'on donnait même assez volontiers:
— il n'est plus jeune, il aspire à revenir au pouvoir le plus tôt pos-
8il>le, il n'espère pas que les élections donnent une majorité aux con-
servateurs, mais il compte que celle qu'elles donneront aux libéraux
sera si faible qu'il faudra bientôt faire un second appel au pays ; et tout
cela devant être long, il faut commencer tout de suite pour arriver
plus vite au dénouement, — S'il est vrai que M.Chamberlain ait été un
moment dé cet avis, il en a changé pour des motifs encore ignorés,
car il a donné son appui à M. Balfour.
Quant au programme ministériel, il .peut se décomposer en deux
parties : on croit que l'une ne soulèvera pas de grandes difficultés de
la part de l'opposition, mais il n'en est pas de même de l'autre. La
première comprend la loi sur les sans-travail, la création d'un mini-
stère du Commerce et ie l'Industrie, ime loi sur l'éducation en Ecosse
et une autre sur les Églises. L'opposition libérale est favorable au
principe de ces deux premières lois, et ne conteste pas la légitimité
^^6 deux autres. Mais viennent ensuite des questions auxquelles
elle ne semble pas devoir faire le même accueil : la loi contre les
ûnmigrans qu'elle a déjà combattue une première fois; la constitu-
tion du Transvaal, affaire compliquée; enfin, et peut-être faudrait-il
dire surtout la loi sur la redistribution des sièges parlementaires.
Cette dernière loi aurait pour conséquence d'enlever quelques sièges
aux Irlandais et de les attribuer aux conservateurs : aussi les libé-
raux peuvent-ils compter, en ce moment plus que jamais, sur la fidélité
des Irlandais, et on n'a pas tardé à s'en apercevoir à la déclaration
de guerre que ceux-ci ont adressée au gouvernement. Mais, avant
d en venir à la discussion de ce programme, la question fiscale devait
se poser dans son rapport avec l'opportunité des élections prochaines.
La question fiscale est, en langage parlementaire, celle des réformes
douanières proposées par M. Chamberlain. L*opposition juge qu'elle
est mûre et qu'il n'y a plus, pour la résoudre, qu*à la soumettre au
pays. C'est ce que M. Asquith a indiqué dans un amendement qu'il
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238 REVUE DES DEUX MONDES.
a fait au projet d'adresse, et qui est ainsi conçu: « Nous représentons
humblement à Votre Majesté que les dilTérens aspects de la question
fiscale ayant été entièrement discutés depuis près de deux ans, le mo-
ment est venu de soumettre sans retard cette question à la nation. »
Rien de plus clair : M. Asquith demande la dissolution. Il a été nata-
rellement appuyé par sir Henry Campbell Bannerman. Naturellement
aussi, M. Balfour s'est opposé à la proposition, et il a été appuyé,
non seulement par M. Chamberlain, mais encore par lord Hugh Cecil
dont rintervention lui a assuré la victoire. M. Balfour a soutenu que
la question n*était pas mûre conune le prétendait l'opposition, et il
faut reconnaître que son discours était merveilleusement propre à
justifier son assertion. Plus on écoute en effet M. Balfour, et moins on
voit clair dans sa pensée, soit qu'elle soit naturellement obscure,
soit qu'il la voile à dessein. On sait qu*il ne va pas aussi loin que
M. Chamberlain dans le sens de la protection, mais jusqu'où va-t-il?
On sait aussi que s'il est d'accord avec M. Chamberlain dans une
mesure qu'il est d'ailleurs impossible de préciser, les motifs qui le
déterminent sont difi^érens de ceux auxquels obéit son ancien collègue.
M. Chamberlain veut faire entre les colonies britanniques et la mé-
tropole une sorte de Pacte de famille fondé sur l'exclusion des pro-
duits étrangers, tandis que M. Balfour veut se procurer des armes
défensives pour lutter contre les tendances protectionnistes des autres
nations, et les ramener par ce moyen de persuasion à la saine doc-
trine du libre-échange. Tout cela est bien compliqué.
11 y a quelques jours encore, le vote de la Chambre sur l'amende-
ment annoncé de M. Asquith, pouvait paraître douteux, d*abord parce
qu'on ignorait quelle serait l'attitude finale de M. Chamberlain, ensuite
parce qu'on croyait que celle des unionistes libre-échangistes serait
hostile au ministère. Il y avait certainement quelques motifs de le
croire. Les unionistes libre-échangistes s'étaient séparés de la majorité
à la suite du duc de Devonshire, et il était difficile de savoir jusqu'où
irait la scission. Une fois le premier pas fait en dehors de la majorité,
beaucoup d'autres pouvaient suivre. Les unionistes libre-échangistes
croyaient pouvoir conserver une situation intermédiaire entre les deux
partis, et rester avec les conservateurs pour tout le reste, tout en votant
avec les libéraux sur la question fiscale : mais qui sait si plus tard ils
ne se seraient pas rapprochés davantage de ces derniers? Cela devait
dépendre de Taccueil qu'ils auraient trouvé auprès d'eux, et aussi du
degré de mauvaise humeur que les conservateurs leiu* auraient- témoi-
gné. La logique des situations est souvent plus forte que les volontés.
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REVUE. — CHRONIQUE. 239
Qnoi qu'il en soit, pour un rallié complet âu libéralisme, M. Wiston
Churchill, presque tous les autres essayaient de conserver un pied dans
chaque camp. Ils donnaient cependant des gages sérieux aux libéraux,
puisqu'ils les leur donnaient sur le terrain électoral. Le duc de Devon-
sbire, en partant pour l'étranger où il voyage depuis quelques mois»
irait formellement conseillé à ses amis de voter pour un radical libre-
échangiste plutôt que pour un conservateur protectionniste. Mais les
onionistes entendaient naturellement être payés de retomr. Ils se rappe-
laient qu'à la fin de Tannée 1903 lord Rosebery avait recommandé
l'onion contre la Ligue de la réforme des tarifs de M. Chamberlain ; ils
espéraient que cette union se traduirait par une entente électorale où
libéraux et conservateurs dîssidens se prêteraient un mutuel appui.
Rien ne paraissait plus naturel que cette espérance, ni plus légitime
que le contrat qui semblait devoir en sortir. Mais les libéraux ne s'y
sont pas prêtés. Peu de jours avant la rentrée du Parlement, M. Herbert
Gladstone, avec une loyauté qu'on ne saurait trop louer, mais peut-
être avec une moindre opportunité, a écrit une lettre dans laquelle il
annonçait qu'aux élections prochaines les libéraux auraient des candi-
dats dans toutes les circonscriptions : cela devait leur donner le
moyen de se compter. M. Herbert Gladstone regardait comme une
duperie de voter pour les unionistes dissidens, c'est-à-dire pour des
hommes avec lesquels les libéraux n'étaient d'accord que sur un point,
pour des alliés d'un jour, pour des adversaires d'hier et de demain,
n est quelquefois dangereux en politique de prévoir les choses de trop
loin. Quelles qu'aient pu être les dispositions des unionistes dissi-
dens, la lettre de M. Herbert Gladstone était de nature à les modifier,
et c'est ce qui n'a pas manqué d'arriver. Lord Hugh Cedl a pris la
parole pour constater que, somme toute, rien ne démontrait que le
ministère était devenu protectionniste. Le discours nébuleux de
M. Balfour permettait en effet d'entretenir, sur ce sujet et sur plu-
sieurs autres, tous les doutes qui pouvaient offrir quelque commo-
dité. Lord Hugh Cedl concluait qu'il ne voulait pas désespérer du
ministère et qu'il voterait pour lui. Les unionistes libre-échangistes
disposent de 60 et quelques voix : la majorité du gouvernement a été
de 63. n est possible que M. Herbert Gladstone ait eu des vues
d avenir très justes et qu'il ait agi en homme politique extra-lucide
à longue distance; mais il a certainement contribué à faire perdre aux
libéraux la première bataille, la plus importante peut-être, celle qui
devait décider si les élections auraient lieu demain, ou si elles seraient
remises à une date indéterminée.
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240 REVUE DES DEUX MONDES.
La session a donc bien commencé pour M. Balfour, et il peut com-
mencer la discussion de son programme. Après ce premier succès,
il en a remporté bientôt un autre sur les Irlandais. Et pourtant, on ne
croit généralement pas que les élections puissent être beaucoup dif-
férées. Le ministère qui avait au début de la législature la majorité
la plus forte qu*on ait vue dans Thistoire de TAngleterre, n*en a plus
aujourd'hui, puisque celle dont il semble disposer, mais qui en réalité
dispose de lui, se compose des unionistes libre-échangistes et des amis
de M. Chamberlain, majorité accidentelle, majorité de coalition, où
entrent des élémens destinés à en sortir lorsque la question fiscale
devra être résolue. Qui aurait pu croire, après les élections der-
nières, qu'au bout de cinq années le parti conservateur en serait là?
Nous ne dirons qu'un mot de Taffaire de Huli. La Commission
d'enquête a dû tenir compte, non seulement de la matérialité des faits,
sur laquelle il était d'ailleurs difficile de se mettre absolument d'ac-
cord en présence d'affirmations contraires, mais encore des circon-
stances dans lesquelles ils se sont produits. Ces circonstances étaient
telles que si la flotte russe a commis une erreur, elle était excusable.
La majorité de la Commission a cru que l'amiral russe s'était trompé
sur la présence de torpilleurs à Hull; mais elle a tenu à dire que cela
ne jetait « aucune déconsidération sur la valeur militaire, ni sur les
sentimens d'humanité de l'amiral Rodjestvensky et du personnel de
son escadre. « Ce jugement sera celui de l'opinion désintéressée. Une
afiTaire que la moindre imprudence aurait pu rendre dangereuse pour
la paix du monde a été réglée dans un véritable esprit de conciliation.
11 faut espérer qu'il n'en restera aucune trace dans les rapports de
l'Angleterre et de la Russie*
Francis Coarhbs.
Le Directeur-Gérant^
F. Brunetièri.
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LA
CONJURATION DE CATILINA
I
LES IPRÉUMINAIHEGf DE LA CONJirRATION
On ne dira pas qae je cherche la nouveauté; il n'y a pas 4e
sujet, dans l'histoire ancienne, dont on se soit plus occupé ^que
de la conjuration de Gatilina, et qui semble plus rebattu. On en
a* beaucoup usé, 4U)mme de tous les isbuvenirs de la république
romaine, du temps de notre ^révolution ; Mirabeau trouvait môme
parfois qu'on ^n^iàbu3aits(l). Mais ^e n'est pas une raison de n'y
pas revenir. Outre que les événemens dont on a beaucoup parlé
sont précisément ceux dont il y a beaucoup èi jdire, quand ce ne
serait que pour discuter la manière dont on. les a jugés, celui-là
esttparticulièrement curieux, soit par l'intérêt' du drame, soit
paf l'importance des acteurs, et j'ajoute que, malgré l'abondance
des renseignemens, il y reste encore beaucoup d'obscurité.
Je ne me flatte pas de les dissiper toutes ; on ne le verra que
trop dans le ^cours de ce travail. Il y en a pourtant sur les<
pelles il me semble que ce que nous avons vu de 'Uos jours
peut jeter quelque lumière. L'homme ne change qu'à la surface.
(1) « Bh ! Messieurs, à propos d'one ridicule motion du Palais-Royal, et d'uue
iosorrection qui n'eut Jamais d'importance que, dans les imaginations faibles ou les
«IttseiQs pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère
ces mots forcenés : « Gatilina est aux portes de Rome, et Ton délibère I » Mira-
l>e4a, discours du 26 septembre 1789.
Je tiens de M. Aulard, qui réunit en ce moment les adresses envoyées à la Con-
vention à propos du 9 thermidor, que, dans presque toutes, même dans celles de
petits vîUages, où le maire et les conseillers municipaux n'avaient pas fait d'études
elassiques, Robespierre est appelé le Catilina moderne.
TOMB xxn. — 1905. 16
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242 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous allons souvent demander & des documens douteux et loin-
tains des explications sur les choses antiques, quand il suffirait
de regarder autour de nous pour en avoir l'intelligence. C'est
bien le moins que, lorsqu'il s'agit d'étudier les révolutions d'au-
trefois, l'expérience que nous avons faite, pendant plus d*un siècle,
des mouvemens populaires, des conspirations, des coups d'État,
nous serve à quelque chose : nous en avons assez souffert pour
avoir le droit d'en profiter. Je crois donc que ces souvenirs nous
feront mieux comprendre ce qui s'est passé à Rome dans les
dernières-années^ du vu^ siècle de la république (1).
I
Les faits sont connus : ils nous ont été transmis par Jeux
grands écrivains, Cicéron et Salluste, qui étaient parfaitement
en mesure d'être bien renseignés. Nous avons de plus l'avantage
que ces deux témoins n'appartiennent pas au même parti poli-
tique et qu'on peut les contrôler l'un par l'autre.
Cicéron d'abord. — C'est le rôle qu'il a joué dans la conju-
ration qui en à fait la popularité. Les hommes de lettres devaient
être particulièrement flattés qu'un des leurs eût gouverné glo-
rieusement son pays, et que, sans armée, sans soldats, par sa
parole, il l'eût tiré d'un très grand danger. C'était une réponse
victorieuse aux dédains qu'affectent pour eux les hommes d'ac-
tion, les politiques de métier, les gens de guerre. Voltaire, qui
trouvait que ce grand souvenir honorait singulièrement toute
la corporation, en avait fait une tragédie : Rome sauvée, qu'il à
jouée plusieurs fois lui-même, soit sur son théâtre particulier,
soit à Sceaux, chez la Duchesse du Maine, soit èi Berlin, chez
Frédéric II. Il y représentait, avec un très grand succès, le per-
sonnage de Cicéron, et Condorcet, qui l'y avait vu, disait, trente
ans plus tard : « Ceux qui ont assisté à ce spectacle n'ont pas
oublié le moment où l'auteur de Rome sauvée s'écriait :
Romains, j'aime la gloire et ne veux point m'en taire,
avec une Térité si frappante qu'on ne savait si ce noble aveu
(1) Pour la chronologie, dans tout le cours de ce travail, je suivrai ce qu'on
appelle l'Ère Varronienne, qui part de la fondation de Rome, qu'elle place en 154
avant Jésus-Christ. Cicéron fut consul de Rome en 691, c'est-à-dire 63 ans avant
notre ère.
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IP^PiW^
LA CONJURATION DE CATILINA. 243
venait d'échapper à Tâme de Gicéroa qu à celle de Voltaire. »
Il était naturel que Gicéron, qui n'était pas modeste, fût plus
convaincu que personne du mérite de ses actions et des services
qu'î] avait rendus à Rome. Il voulait par-dessus tout qu'ils ne
fussent pas oubliés. Le moyen le plus sûr d'en conserver le sou-
venir ne lui paraissait pas, comme aux Grecs, de bâtir des monu-
mens et d'élever des statues ; ces témoins silencieux ne le con-
tentaient pas : il se fiait davantage à l'histoire, èi l'éloquence, &
la poésie : « Je n'aime, disait-il, que ce qui fait du bruit. Nihil
mutum me potesi delectare. >y II s'adressa donc à tous les gens de
sa connaissance qui savaient un peu écrire, et qu'il croyait dis-
posés à servir sa renommée, et il leur demanda sans fausse honte
de célébrer le grand consulat. Mais, par une sorte de fatalité, il se
tronTa qu'ils étaient tous occupés ou prêts ii l'être. Seul, Âtticu9,
dont la complaisance était inépuisable, s'exécuta, sans satisfaire
tOTit à fait son ami, qui trouva, dans son œuvre, moins de talent
que de bonne volonté. Les autres s'en tirèrent avec des regrets
et des 'complimens. Cicéron, voyant qu'il n'obtenait rien d'eux,
se décida à se raconter et à se célébrer lui-même; il écrivit
l'histoire de son consulat, en vers et en prose, en latin et en
Çi^c. Mais les ouvrages qu'il avait composés à cette occasion
sont perdus, et ce qu'on en a conservé nous donne peu de regret
du reste.
Il est plus fâcheux que nous n'ayons pas sa correspondaQce
pour cette époque. Il n'était pas alora un aussi grand personnage
^'il l'est devenu plus tard et l'on n^avait pas pris l'habitude de
g^der ses lettres. Atticus lui-même né s'était pas encore avisé
^'il ne vivrait dans la mémoire des hommes que grâce aux
écrits de son ami, et que, selon le -mot d'un ancien, Cicéron
IWratnerait dans sa gloire. Quand, vers la fin de sa vie, il pré-
para la publication de la correspondance èi laquelle son nom
^te attaché, il ne put retrouver que douze lettres antérieures
^691, et pas un mot de l'année même où Cicéron fut consul.
Heureusement nous possédons la plus grande partie des discours
^(^nsulaireSy et surtout les quatre Caiilinaires, qui nous sont par-
venues tout à fait intactes. Ces discours sans doute ne furent réunis
(pe trois ans après avoir été prononcés, et nous ne savons pas
ï^eU changemens a pu y faire Cicéron en les publiant. Il n'en
^ pas moins vrai que c'est là surtout qu'il faut chercher l'his-
toire de la conjuration.
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Catilina de Salluste, dans sa petite taille, n'en est pas
moins le premier en date des grands ouvrages historiques que
la littérature romaine nous a laissés. Aussi est-il naturel qu'on
souhaite savoir dans quelles circonstances il s'est produit, com-
ment l'auteur a été amené à l'écrire, et les intentions qu'il avait
quand il l'a composé. Ces questions ne sont pas toutes faciles à
résoudre.
Il me semble qu'on peut assez exactement préciser de quelle
époque il est. Comme on est sûr qu'il n'a pas pu paraître du
vivant de César, et qu'on nous dit que Salluste est mort quatre ans
avant la bataille d'Actium"^ il a dû s'occuper de ses ouvrages
historiques de 710 à 718, et s'il a commencé par le Catilina^ ce
qui paraît assez vraisemblable, comme il faut lui laisser le temps
de l'écrire, il doit l'avoir publié de 712 à 713, c'est-à-dire immé-
diatement après la bataille de Philippes et la défaite des répu-
blicains. Pour la première fois à ce moment, depuis la mort de
Césa^, il n'y avait pas d'armées en présence ; ce n'était plus la
guerre, mais ce n'était pas la paix encore. Les temps étaient tou-
jours très sombres ; les victorieux distribuaient à leurs soldats
les terres des vaincus, et, quand elles ne suffisaient pas, ils pre-
naient aussi les autres. Le pillage et le massacre désolaient l'Italie
et les provinces; les chefs des Césariens s'étaient partagé le
monde, mais comme aucun d'eux ne paraissait content de sa part,
ils étaient toujours sur le point d'en venir aux mains. Et pour-
tant il semble que, malgré ces inquiétudes et ces menaces, on de-
vait sentir comme un souffle de renouveau dans cette société
malade. Les guerres civiles avaient brusquement interrompu un
admirable mouvement littéraire qui vraisemblablement se serait
développé, si le temps avait été plus favorable. En quelques
années, les lettres romaines avaient produit, entre beaucoup
d'autres, Cicéron, Lucrèce et Catulle. Ils avaient disparu presque
ensemble ; mais il était bien probable qu'à la première éclaircie,
l'élan était prêt à recommencer. Dès le lendemain de Philippes,
on pouvait en saisir quelques signes précurseurs. Des bords du
P6 arrivaient les premières bucoliques de Virgile, et à Rome,
parmi les voix aigres des mécontens, on distinguait celle d'Horace.
C'est vers le même temps, à l'aurore encore confuse et trouble
d'un grand siècle, qu'on doit placer, je crois, l'apparition du
Catilina.
Salluste, quand^ il publia son premier ouvrage, devait avoir
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LA CONJURATION DE CATILINA. 245
près de quarante-cinq ans. Gomment se fait-il qu'il eût attendu
si tard pour débuter dans la littérature? Il s'est chargé lui-même
de nous l'apprendre. En tête du Catilina et du Jugurtha, il a
placé de très longs prologues auxquels Quintilien reproche de
n'avoir aucun rapport avec l'ouvrage qui les suit. Quand on les
lit un peu vite, on est tenté de n'y voir qu'une vague leçon de
morale et une suite de lieux communs. Mais les lieux communs ne
sont pas toujours aussi insignifians qu'on pensé ; il arrive qu'on
s'en sert quelquefois pour faire entendre ce qu'on ne veut pas tout
& fait dire et qu'on tient pourtant à laisser deviner. C'est ainsi
qpu'il est, je crois, possible de découvrir, dans toutes ces généra-
le tés de Salluste, l'expression de sentimens personnels et presque
cl «s confidences. On y voit d'abord très clairement que c'est un
c3.^sabusé, qui attaque sans pitié tous les partis, même celui qu'il
aL servi, qui ne ménage guère plus le peuple que l'aristocratie,
i accuse aussi bien ses anciens alliés que ses adversaires de ne
ercher que leur profit particulier sous le prétexte du bien
]>^«jiblic. On n'a pas de peine èi saisir la cause de cette sévérité.
^Slle tient sans aucun doute aux mécomptes qu'il a éprouvés
f>^3iidant qu'il était dans les affaires publiques. Deux fois, la po-
y^ ^ique l'a trompé. Chassé du Sénat par des censeurs rigoureux,
{^<3ur avoir prononcé des harangues séditieuses, pendant les que-
relles de Clodius et de Milon, et s'être mêlé aux émeutes de la
r"u«, il y est rentré quand César a été le maître et par sa protec-
tion. Mais il n'a pas obtenu toutes les satisfactions qu'il espérait :
^près sa préture, on ne l'a pas fait consul. Dès lors, il a trouvé
^^ que le mérite était méconnu. » Désenchanté de la politique,
dans laquelle il s'est replongé sans succès deux fois de suite, il
^^ a paru « qu'un homme a mieux à faire que de perdre son
^ps à saluer le peuple au Champ de Mars ou à donner à dîner
^ux électeurs, » et il a renoncé pour toujours èi la vie publique.
Les vieux Romains, quand ils prenaient leur retraite, se re-
tinûent dans leurs terres ; mais Salluste n'était pas homme èi se
<^ntenter de la culture de ses champs ou du plaisir de la chasse.
" Ce sont, disait-il, des occupations d'esclave. » Il lui en fallait
i'autres. Ce petit Sabin d'Ami terne, quoiqii'il sortit d'une famille
inconnue, était arrivé à Rome avec un désir immodéré de se
Jaire vite un nom, de devenir un homme illustre. « Tous les
efforts des hommes, nous dit-il, doivent tendre à ne pas traverser
la vie sans faire parler d'eux; autrement ils ue diffèrent en rien
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246 REVUE DES DEUX 3iONDES.
des bétes, qui vivent courbées vers la terre et asservies à leurs
appétits grossiers. » On. remarque que ces grands mots de glorià,
•de famay de claritudo, AHmmortalitas reviennent souvent dans
ses prologues. Cette célébrité qu'il paraissait souhaiter avec tant
d'ardeur, il Tavait demandée d'abord h la politique, et elle la
lui avait refusée; mais il pouvait s'adresser ailleurs pour
l'atteindre. Gomme il aimait les iettres, il n'ignorait pas « que
les« arts qui sont dw Romaine de l'esprit ^offrent beaucoup de
moyens d'arriver h la renommée. » Pendant sa jeunesse, îl avait
eu un moment la pensée d'écrire l'histoire ; il y revint dans son
âge, mûr. Il était d*autant plus certain d'y être vite ^remarqué
que Rome n'avait pas eu encore de grand historien, et que, conmie
il le dit lui-même, c< la postérité ne garde pas seulement le sou-
venir de ceux qui font 'des actions d'éclat, mais de"" ceux aussi
qui les racontent. »
A l'époque suivante, dans les premières années du principat
d'Auguste, on vit avec surprise quelques hommes d'État, conmie
PoUion et Messala, qui remontaient par leurs origines jusqu'à
l'époque républicaine, après avoir servi quelque temps le régime
nouveau, se retirer des affaires, avant que Tâgé ne les y forçftt :
Peut-être trouvaient-ils que la faveur d'un prince ne pouvait
pas leur offrir ce que leur aurait' donné 'd'honneur» et d'éclat
un gouvernement libre. Pouf colorer leur retraite et ne pas
paraître des mécontens, ils rassemblèrent autour d'eux des gens
de lettres, tinrent dans leurs palais des académias, ouvrirent des
salles de lectures publiques et demandèrent à la littérature une
situation que la politique ieur^ refusait our ne leur faisait pas
assez brillante. C'est Salluste qui leur en^avait donné l'exemple.
II
Mais pourquoi Salluste, quand il se fut décidé à composer des
livres d'histoire, a-t-il été choisir, comme sujet, la conjuration
de Gatilina? On en a donné divers motifs, dont plusieurs ne me
paraissent pas très vraisemblables.
Gomme il a passé la première moitié de sa vie dans les affaires
publiques, et qu'il n'a pas eu toujours à s*en féliciter, on a penséf
qu'il avait des rancunes à satisfaire et qu'il voulait se venger de
ses ennemis. Mais la conjuration de Gatilina ne semblait pas de
nature à lui en fournir roccasion. Sans doute il ne se refuse pas
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i
\
LA CONJURATION DE CATIUNA. 247 ^i
e plaisir d'adresser des injures au parti aristocratique, qu'il i
n'aimait pas; mais il est obligé de les mettre dans la bouche i
d'un scélérat, ce qui ne leur donne guère d'autorité. A la ma-
nière dont il dépeint les adversaires des aristocrates, c'est-à-dire
les conjurés et leur chef, on ne peut pas faire des vœux pour eux;
c'est bien en réalité le Sénat et le consul qui défendent Tordre
]>ublic et Ton est forcé, à quelque opinion qu'oq appartienne,
^'ètre de leur côté. Le peuple au contraire joue un rôle misé-
«•able; il attend les événemens pour se déclarer, et se tient prêt
â. tout détruire, au premier succès de Gatilina. On ne peut donc \
j>as prétendre que le livre de Salluste soit fait pour glorifier le \
fparU populaire. i
Il y a plus de vraisemblance dans l'hypothèse qu'a soutenue ;
Af ommsen. Selon lui, Salluste aurait composé le Catilina pour a
^tallir que César n'a pas fait partie de la conjuration. On l'en |
avait beaucoup accusé et il faut bien reconnaître que les appa- [
rex^ces lui étaient contraires. Probablement Salluste ne croyait 1
pas ces accusations fondées; il comptait peut-être que l'inno- ^
cen.ce de César ressortirait de la manière dont il allait raconter ^
le» faits; mais ce n'est pas une raison de penser i[ue ce soit
uixiquement pour le prouver qu'il en ait entrepris le récit. S'il
avait voulu faire une véritable apologie de César, le ton n'en
ser^t-il pas différent? Se serait-il contenté, pour le. justifier,
d'ouettre son nom dans la liste des conjut^? Quand il le voyait
. attaqué en plein Sénat par des accusateurs de métier que soute-
naient de grands personnages, n'aurait-il pas cru devoir fournir
^elques explications précises qui auraient rétabli la vérité?
Contre des attaques formelles, violentes, vraisemblables, le
silence ne suffisait pas, il fallait donner des preuves. On ne
comprendrait pas qu'il ne l'eût fait nulle part si vraiment il
i^'&vait écrit que pour justifier César des soupçons qui pesaient
sv lui. J'ajoute qu'il ne parait pas, quand on lit Salluste, qu'il
conservé pour son ancien chef une affection sans mélange.
On trouve, dans ses prologues, quelques phrases qui peuvent
prtter à des interprétations malveillantes. Par exemple, quand il
Jmène « ces espèces de gens, » comme il les appelle, qui ont
admis dans le Sénat par la protection du dictateur, le re-
he ne retombe-t-il sur celui qui les y a introduits? Salluste
onvait bon qu'on l'y eût fait rentrer, mais il aurait voulu y
Qtrer seul, et les collègues qu'on lui donnait n'étaient pas de
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248 REVUE DES DEUX MONDES,
son goût. Ailleurs, je lis cette réflexion qui donne à penser :
« Se faire par la violence le maître des siens et de son pays,
quelque facilité qu'on en ait et quelque bien qu'on puisse ac-
complir, c'est un triste rôle (1). » Si c'est à César qu'il fait allu-
sion, et il me semble difficile qu'il en soit autrement, le trait
est rude. Même ce bel éloge qu'il fait de lui en le comparant à
Gaton, au lieu de lui plaire, risquait de le blesser. César avait
l'âme généreuse; il a pardonné à presque tous ses ennemis.
Caton est le seul qu'il ait franchement détesté. Je crois bien qu'il
lui aurait été fort déplaisant d'être mis en parallèle avec lui.
Si ce n'est pas pour défendre César que Salluste a écrit son
Catilina, n'est-il pas vraisemblable que ce soit pour attaquer
Cicéron? Il ne l'aimait pas, nous le savons. C'était un adversaire
politique, et les circonstances de sa vie privée en avaient fait
un ennemi personnel. On connaît les raisons particulières
qu'avait Salluste de ne pas aimer Mi Ion (2); Cicéron, qui défen-
dait Milon avec tant de dévouement, devait lui être odieux.
Il est donc naturel de penser qu'il aurait été fort aise de trouver
quelque occasion de le dénigrer; — et certainement il n'a pas dit
de Cicéron tout le bien qu'en pensait Cicéron lui-même : c'était
difficile. Il faut pourtant reconnaître que sur trois points, qu'il
l'ait ou non voulu, il lui donne raison, et ce sont trois points
essentiels. Il montre que Cicéron n'a pas calomnié Catilina, puis-
qu'il le traite plus mal que lui. Quand il affirme que jamais Rome
n'a été plus près de sa perte, il prouve que Cicéron n'a pas
exagéré le service qu'il a rendu à son pays en le sauvant de ce
danger. Enfin, s'il n'a pas été toujours juste pour lui, il nous
permet de l'être; ou plutôt il nous y force. Sans doute il passe
autant qu'il le peut le nom de Cicéron sous silence; quand il
raconte les mesures qui amenèrent la ruine de la conjuration,
il a le tort de ne pas dire toujours que c'est à son instigation
qu'elles furent prises, mais il ne dit pas non plus que ce soit à
l'instigation d'un autre; et, comme il n'a pas placé auprès de
lui quelque personnage d'importance auquel on puisse les attri-
buer, et qu'il Fa laissé tout seul en face de Catilina, on est bien
(1) Je cite le texte de ce passage curieux : Vi quidem regere patriam et parentes,
quanquam et possis et delicta corrigas, importunum est. Jug. 5.
(2) Milon avait épousé la Ûlle de Sylia, qui était fort galante. Ayant surpris on
jour Salluste chez iui, au lieu de le traduire en justice, il lui donna les étrivières
et le rançonna. L'affaire ût beaucoup de bruit à Rome. On en riait encore du
temps d'Horace.
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LA CONJURATION DE CATltlNA.
249
réduit à croire ou que les choses ont marché d'elles-mêmes et par
une sorte de hasard providentiel, ou que c'est véritablement
Cicéron qui a tout conduit. Assurément le livre, tel qu'il est,
n'était pas pour satisfaire le vaniteux consul, et il n y a pas de
doute que, s'il avait pu le connaître, il en eût été fort irrité ;
mais il aurait eu tort. En somme, cet ouvrage d'un ennemi lui
est plus favorable que ne le seraient toutes les flatteries et tous
les mensonges qu'il mendiait des poètes et des historiens de sa
connaissance. Sa figure en sort grandie, et Salluste aurait été
véritablement un sot, si, quand il voulait attaquer la mémoire
de Cicéron, il avait fourni des armes pour la défendre.
Ôa voit que les raisons de composer le Catilina qu'on a
prêtées à Salluste sont assez peu satisfaisantes. Pourquoi donc
ne pas s'en tenir à celle qu'il nous donne lui-môme? S'il a
raconté cet événement, nous dit-il, c'est qu'il est de ceux qui lui
semblent mériter qu'on en garde la mémoire. N'était-ce pas un
motif suffisant de le choisir? Quand Salluste eut la pensée de se
faire historien, un grammairien de ses amis, Ateius Philologus,
se chargea, sans doute à sa demande, de composer un résumé
de l'histoire romaine, pour la remettre toute devant ses yeux et
hù, donner ainsi le moyen de choisir les parties qu'il lui con-
viendrait de traiter. Il voulait donc, suivant son expression, dé-
biter l'histoire romaine par morceaux, res gestas populi romani
earptim perscribere.Si telle était son intention la conjuration, de
Catilina devait être tout d'abord un sujet de nature à l'attirer. Il
n'était pas assez lointain pour qu'on en eût perdu le souvenir,
ni assez rapproché pour qu'on s'en souvint dans le détail. Sal-
Inste en avait été le témoin, sans y être intervenu de sa personne,
ce qui lui laissait plus de liberté pour en parler. Il avait recueilli
les confidences de Crassus, il avait pu en causer avec César; il
était donc bien informé. Mais ce qui lui convenait surtout dans
ce sujet, c'est qu'il était dramatique, qu'il mettait aux prises des
personnages importans, qu'il lui donnait l'occasion de tracer leur
portrait, de les faire agir et parler, de peindre les mœurs du
temps, toutes choses dans lesquelles il excellait et dont le public
était alors très friand. Il est donc très simple que Salluste, qui
cherchait des succès de lettré, ait préféré le sujet de Catilina à
on autre parce qu'il jugeait qu'il intéresserait le public et ferait
lire l'ouvrage.
Ce qui achève de montrer que Salluste, en le composant,
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
avait des préoccupations d'homme de lettres, c'est le soin qn'il
a mis à le bien écrire. Son style n'est pas de ceux qu'on apporte
en naissant et qui sont un don de nature. Devenu écrivain à plus
de quarante ans, il se l'est fait à lui-même ; on y sent le parti
pris et l'effort ; tout y est voulu et cherché. On est surtout frappé
du contraste qu'il présente avec celui dé Cicéron quand on passe
brusquement de l'un à l'autre. Les mots d'abord ne sont pas
tout à fait les mêmes et pris dans le même vocabulaire. Salluste
en emploie volontiers qui étaient hors d'usage et qu'il est allé
chercher jusque dans les livres du vieux Caton. A côté de ceux-
là, qui lui paraissaient sans doute donner de l'autorité à son
langage, il en introduit de plus simple^, ou même de tout à fait
vulgaires, pour avoir l'air d'éviter toute élégance d'école. Il
n'était pas de ceux qui cherchent à donner de l'importance à la
pensée par le choix des mots qui l'expriment. Il aimait, au con-
traire, à relever les mots par la pensée, et c'est en quoi il me
semble qu'il a le mieux réussi. Sa phrase aussi est construite
d'une manière nouvelle ; elle ne ressemble en rien à la période
cicéronienne, avec ses compartimens symétriques. Ce qu'on y
retrouve encore moins, et qui est Tàme même du style de Cicé-
ron, c'est le développement, c'est-à-dire cette suite de périodes,
s'entralnant Tune l'autre et nous conduisant d'un pas régulier et
sûr jusqu'à l'entière conclusion du raisonnement. L'allure de
Salluste est bien différente ; il procède par saillies, supprimant les
intermédiaires, sous-entendant des idées, quitte à nous avertir
par une conjonction, 5^rf, iffitur, etc., que nous avons quelque
chose à rétablir. C'est dans ce travail obstiné, minutieux de Sal-
luste, pour écrire autrement que Cicéron, qu'il faut chercher la
preuve de son antipathie contre lui, et non pas seulement,
comme on l'a fait, dans quelques phrases peu gracieuses de son
Catilina.
A ce moment, tout semblait se tourner contre la mémoire du
grand orateur. Quintilien nous le dit, dans une belle phrase :
a Après qu'il eut été victime de la proscription des triumvirs,
ses ennemis, ses envieux, ses rivaux, ceux aussi qui voulaient
flatter le gouvernement nouveau, se jetèrent sur lui avec d'autant
plus de violence qu'il ne pouvait plus leur répondre. » Les
amis d'Antoine dénaturaient ses actions dans des pamphlets
haineux; PoUion, qui, la veille, se disait son élève, l'injuriait en
plein Forum ; au Palatin, on se cachait pour lire ses ouvrages et
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wfim^^^-
LA CONJURATION DE GATIUNA. 254
Ton n'osait pas prononcer son nom (1). Sa royauté de grand^écri-
vain elle-même paraissait menacée ;par cette école attique, qui
Pavait tant inquiété et indigné pendant les dernières années d^
sa vie. Salluste se rattache à cette école, et, dans la jnesure de
son génie propre, il la continue. Son Catilina peut' donc être
J^egardé comme une sorte 4^ manifeste littéraire contre CicéroA.
^ais on a \\m qu'au moins on n'y trouvait rien* qui^ fût vérita-
l)lementde nature à compromettre sa rencnnméede bon citoyen
^t le souvenir des services, qu'il avait rendus à son, pays. Au
xnilieu de ce déchaînement, cette modération relative dut être
:r'emarquéey et il me «parait sûr que le livre de Salluste, malgré
'toutes ses omissions et ses atténuations volontaires, a dû servir
à ramener vers Cicéron lopinion publique.
m
Au moment d'aborder son récit, et, .après avoir dit quelques
fflo^ de Catilina, Salluste s'avise' qu'il serait^utile, pour mieux
cosrsniprendre le personnage, de le placer dans son milieu, et s'in-
teK":K*ompant assez brusquement, il nous présente un tableau de
Ift société de cette époque.
Personne ne s'étonnera que ce tableau soit très noir : on a vu
(p^'sprès les mésaventures de sa vie politique, Salluste en voulait
^X^^u près à tout le monde. La manière dont ce mécontentement
^'^^prime d'abord chez lui n'est pas non plus pour nous sur-
prejQcire. Les Romains avaient une façon particuUère de se
pWindre du présent : elle consistait à célébrer le passé. L'éloge
<iu bon vieux temps, auquel aucun d'eux ne s'est soustrait, était
^>ne des formes de leur mauvaise humeur. Cet éloge était très
^ naturel sous la république, qui vivait des traditions antiques;
\ mais il semble que le gouvernement qui la renversa et la rem-
\ pUça aurait dû être porté à juger le passé avec plus d'indépen-
I d^ce. Il n'en fut rien, et, avant même que ce gouvernement
I nouveau se fût définitivement installé au pouvoir, il avait pris
les façons de parler de l'ancien. Salluste, ce Césarien de la veille,
n'a pas de couleurs assez riantes pour dépeindre le bonheur dont
jouissaient les Romains d'autrefois sous le régime qu'il aaidé le
dictateur à détruire. « En ce temps-là, dit-ilj les mœurs étaient
(1) U nom de Cicéron ne se troure ni dans Virgile, ni dans Horace.
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252 REVUE DES DEUX MONDES.
honnêtes, la concorde régnait partout; on ne connaissait pas la
cupidité. On pratiquait la justice et Fhonneur, non pour obéir
aux lois, mais pour suivre sa nature. Les querelles, les inimitiés,
les haines, on les gardait pour l'étranger ; les citoyens ne rivali-
saient entre eux que de vertu. Pour honorer les dieux, ils dépen-
saient sans compter ; chez eux, ils vivaient avec économie ; ils
étaient fidèles dans leurs amitiés. Deux qualités essentielles : le
courage lorsqu'il fallait se battre, l'équité, quand la paix était
faite, ftôsuraient leur salut particulier et celui de l'État. »
A ce tableau d'un passé idéal s'oppose celui d'un fort triste
présent. C'est un contraste parfait : le siècle de fer après l'âge
d'or. Cette république, qui était la plus belle du monde, en est
devenue la plus misérable et la plus corrompue, ex pulcherruma
jfessuma ac flagitiosissuma facta est. Pour démontrer qu'elle
était alors en pleine décadence, ce qui n'est guère contestable^ il
s'appuie beaucoup plus sur des considérations morales que sur
des raisonnemens politiques : on sait que c'est la tendance des
historiens anciens. Nous sommes tentés aujourd'hui de la leur
reprocher, mab les gens du xvu* siècle leur en faisaient au con-
traire beaucoup d'éloges, et ils préféraient Salluste à tous les
autres précisément parce que c'est celui où l'on retrouve le plus
ces études de mœurs, ces peintures de caractères, ces leçons sur
la conduite de la vie, ces réflexions piquantes qu'on peut appli-
quer à soi-même ou à ses voisins. Saint-Évremond se sent plus
de goût pour lui que pour Tacite « parce qu'il donne autant au
naturel que l'autre à la politique, et que c'est le talent le plus
éminent d'un historien de connaître parfaitement les hommes. »
C'est aussi l'opinion du président de Brosses qui trouve « que
Tacite attribue les actions de ses personnages à des ressorts dé-
tournés ou à des vues imaginaires, tandis que Salluste, plus
versé dans la connaissance du cœur humain, trouve dans le tem-
pérament de chacun d'eux les principaux mobiles qui le foni^
presque toujours agir. » Nous ne sommes plus du même senti-
ment aujourd'hui; nous trouvons que Salluste nous aurait
mieux instruits de l'état de la république à ce moment s'il
avait tenu à se montrer historien autant que moraliste, et que
ces deux qualités peuvent se joindre sans se nuire.
Pour Salluste, la corruption romaine se résume en deur
mots : ambitio et avaritia^ c'est-à-dire l'amour du pouvoir et
Tamour de l'argent. « C'est de là, dit-il, que tout le mal est
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LA CONJURATION DE CATILINA. 253
venu, » En soi Tambîtion ne lui paraît pas un vice; elle lui
semble même voisme d'ulie vertu. Puisqu'il n'était pas permis à
un citoyen de se refuser aux fonctions publiques/ il devait lui
être honorable de les désirer. C'est seulement quand on veut le
pouvoir à tout prix, qu'on le cherche par de mauvais moyens,
en dehors des routes permises, que» l'ambition est criminelle, et
il est très vrai de dire qu'alors elle devient une cause de corrup-
tion et d'immoralité. « Elle enseigne à mentir, elle habitue à
Avoir sur la bouche le contraire de ce qu'on a dans le cœur, à
prendre pour règle de ses amitiés et de ses haines, non la justice,
mais l'intérêt, à ne pas se soucier d'être honnête dans l'àme pourvu
çix'on le paraisse, y» Assurément le tableau est juste; nous savons
noiis aussi & quoi peut se laisser entraîner l'homme qui veut
ar:«river à tout prix et le trouble que jettent ses artifices et ses
fli^cfeaièges dans les relations de la société. Mais il nous semble
qcm^^ les effets d'une ambition effrénée sont bien plus graves dans
la- Tie publique que dans la vie privée, et nous sommes fort
ét<:>iiiiés que Sallusten'en ait presque pas parlé. Il est vrai qu'afin
d^ contenir et pour ainsi dire d'endiguer l'ambition des citoyens,
le^ Romains avaient imaginé une institution qui leur fut très utile
6* cju'ils surent conserver presque jusqu'aux dernières années.
Il ^lait établi qu'on n'arrivait chez eux à la magistrature suprême
î^^* après avoir traversé une série de magistratures inférieures,
s^X^arées entre elles par un intervalle de deux ans. C'était un
n^oyen de tenir l'ambition en haleine, de la discipliner sans la
dô^tiuire. On profitait ainsi du ressort qu'elle donne aux âmes,
^^ l'on était moins exposé aux dangers qu'elle peut offrir. Â
<^^^que fois un but plus élevé était proposé aux convoitises du
c^ïididat, et, par ces satisfactions successives, on l'empêchait d'être
^r^p impatient. Il n'atteignait le but que vers quarante-cinq
^<^, à l'âge où les passions sont moins «dolentes, et quand un
^c^ng exercice du pouvoir en avait calmé le désir. Il faut bien
croire que le moyen était bon, puisque tant de jeunes gens se
^nt résignés à gravir ces échelons l'un après l'autre. Nous
savons pourtant qu'un jour, la patience faillit manquer à l'un
4'eux. Il est vrai que c'était César, et qu'un ambitieux comme
lui pouvait craindre « d'être trop vieil, s'il attendait la cinquan-
taine pour s'amuser à conquérir le monde (Pascal). » Suétone
rapporte que se trouvant à Gadès, en Espagne, dans le temple
d'Hercule, devant ime statue d'Alexandre, on Tentendit gémir
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2S4 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce qu'il n'était qu'un simple questeur, à Tâge où le Macédo-
nien avait déjà soumis un empire. Il eut alors la pensée de quit-
ter sa province et de s'en retourner à Rome pour y profiter des
occasions. Cependant il n'en fit rien et, après quelques hésitations,
il se remit dans le rang comme les autres. En somme, pendant
plus de cinq siècles, à quelques exceptions près qui s'expliquent
par des circonstances extraordinaires, la règle a été fidèlement
suivie ; et c'est ainsi qu'il ne s'est jamais vu, dans ce pays de
soldats, un général en chef de vingt-quatre ans, comme Hoche,
ou un Bonaparte, mattre absolu de son pays à trente ans. Marins,
Ginna, Sylla eux-mômes, avaient passé par tous les degrés, rem-
pli toutes les fonctions légales, quand ils usurpèrent le pouvoir
souverain. Il semblait vraiment que cette ambition ne pou-
vait être permise qu'à des gens qui avaient été consuls. Nous
allons voir, dans l'histoire qui va suivre, cette sorte de préjugé
opiniâtre se perpétuant jusqu'au milieu des révolutions les plus
violentes, et respecté par des gens qui se moquent de tout le
reste. Catilina s'obstinera trois fois de suite, au risque de perdre
des occasions favorables, à vouloir être consul. Il ne croyait pas
possible de faire autrement que Ton n'avait fait jusque-là. Il
est vrai qu'après avoir reçu cette consécration du consulat, les
ambitieux se crurent quelquefois autorisés à garder le pouvoir,
à ne plus consulter le Sénat ni le peuple, à proscrire leurs en-
nemis sans jugement, à s'approprier leur fortune. Marins et
Cinna, qui l'essayèrent, n^y réussirent que pour quelque temps,
mais Sylla fut heureux jusqu'au bout. Salluste a bien raison de
dire que c'est son exemple qui perdit la république. Dans un
pays de tradition, conmie était Rome, les précédons semblent
tout légitimer; après Sylia, les ambitieux étaient prêts à tout
oser, et les citoyens à tout souffrir.
Voilà quelles furent les suites de l'ambition. L'autre défaut
que Salluste reproche aux Romains de son temps, l'amour de
l'argent, lui parait avec raison plus grave encore que Tamour du
pouvoir; mais il a tort de prétendre que ce fût chez eux un mal
nouveau, et qu'il y ait eu jamais une époque où ils n'étaient
avides que de gloire. Ils ont toujours été fort intéressés. Quelques
renseignemens, que les historiens nous ont conservés par hasard,
nous apprennent que ces paysans, dont la vie était si pénible
sur ce sol maigre et malsain, quand ils partaient en guerre, espé-
raient bien rapporter chez eux autre chose que des blessures et
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LA CONJURATION DE GATIUNA. 255
de la gloire. Pendant le «iège de Véies, à T&ge d'or des vertus
romaines, on nous dit qu'une garnison se laissa prendre parce
qu'elle était sortie de la ville et parcourait les environs « pour
faire on peu de commerce. » Ce n'est pas ainsi qu'on se figure
les soldats romains en campagne ; et il faut croire qu'ils ne per-
dirent jamais ces habitudes, puisque à la guerre de Macédoine ils
avaient emporté de Top dans leurs ceintures pour faire à l'occa-
sion quelques trafics avantageux. L'aristocratie ne diffère pas en
cela des paysans et des soldats. Elle a de grands mots à la
bouche : « Les bas profits ne conviennent pas à des sénateurs. »
— <c II ne faut pas que les mêmes gens aspirent à vaincre le
monde et à l'exploiter. » Mais ce sont des mots ( En [réalité, la
préoccupation de la plupart de ces grands seigneurs est de faire
rapporter à leur argent le plus qu'ils peuvent. Ils prêtent à gros
intérêts à leurs voisins, de petits propriétaires qui, ayant servi
leur pays contre les Volsques et les Hemiques, n'ont pu ense-
mencer leur champ à l'automne, et se trouvent sans ressources
au printemps qui suit. La dette est lourde pour ces pauvres gens,
et le créancier est sans pitié. Il fait saisir le débiteur, s'il ne
peut payer, quand le terme est venu, il l'enchaîne et l'enferme
dans sa prisou particulière, car, nous dit Tite-Live, il n'y a pas
de grand domaine qui ne possède une prison pour les débiteurs
en retard. La loi l'y autorise ; elle a été faite pour les créanciers,
mais la plèbe a grand'peine à le souffrir ; c'est le motif qui la
mit aux prises pour la première fois avec les patriciens et com-
mença cette querelle qui devait durer plusieurs siècles. Songeons
qu'il y avait alors juste quatorze ans que la république avait
été instituée; à quelle époque faut-il donc remonter pour trou-
Ter ce temps fortuné que célèbre Salluste, où Ton dédaignait
l'argent? Dès le premier conflit, les patriciens s'étaient em-
pressés de céder et de promettre « qu'aucun citoyen ne serait
plus enchaîné ni emprisonné pour dettes. » Cette promesse, ils
l'ont renouvelée très souvent, mais ils ne l'ont jamais tenue, et
il faut bien croire que cette vieille barbarie, grâce à la complai-
sance générale pour les usuriers, n'a jamais entièrement dis-
parc, puisque Manlius, le lieutenant de Gatilina, disait que ses
compagnons et lui ne prenaient les armes que pour échapper à
la cruauté de leurs créanciers, qui, après leur avoir pris leur
fortune, voulaient encore leur ôter leur liberté. C'est ainsi que
l'aristocratie finit par exproprier la petite propriété et que se
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256 REVUE DES DEUX MONDES.
formèrent ces grands, domaines, ^qui^^tu dire de Pline, ont perdu
ritalie. II. dut y avoir à cette ruine d'uutres <^uses économiques,
par exemple la cherté de la main-d'œuvre,^^i fut là suite àe
rémigration des paysans dans les villes, le bas prix du blé,
amené par la concurr^ice des blés étrangers. Mais quelle que
soit Torigine de cette détresse, c'est en somme par des dettes
qu'elle se trahit, et il est impossible de Jire Tite-Live sans (en-
tendre, dans toutes lès émeutes, un cri de misère et de haine
contre les créanciers qui se mêle aux revendications politiques. |
Les petites gens une foi$ ruinés par Taristôcratie, l'aristo-
cratie se ruina elle-même. Salluste faif très, bien remarquer que
ce fut sa prospérité môme qui causa sa perte. « Des gens qui
avaient supporté facilement les misères et les périls, traversé
sans faiblir les situations les plus embarrassées et les plus
pénibles, plièrent sous le poids du repos^ et de la fortune. Ce
qui fit leur malheur, c'est ^d'avoir obtenu «ce qu'ordinairement on
désire. » Us semblent avoir été pres(|ue déconcertés parleurs pre-
mières conquêtes hors de ritalie;ne sachant trop, ce qu'ils jpour-
raient faire de ces royaumes dont ils étaient devenus les maîtres, ils
jugèrent d'abord plus simple de les laisser à leurs anciens sou-
verains, après les avoir rançonnés< impitoyablement. C'est ainsi
qu'ils^ imposèrent une contribution de 170' millions au roi âe
Syrie Antiochus, et qu'ils tirèrent de 'tous -ces princes vaincus
plus de 700 millions de francs. C'était un^ fleuve d'or qui coulait
tout d'um coup sur^ l'Italie ; toutes les ^ponditions de la vie en
furent changées : on se trouva riche sans transition et trop vite.
Et remarquons' qu'en même temps que l'argent affluait à Rome,
l'Asie, qui le lui fournissait, lui donnait les doyens de le
dépenser. « Prenez^ g:arde, vdisait Caton, au rdébut des guerres
d'Orient, nous mettons^ le pied dans un pays où abondent toutes
les excitations ^au plaisir. » Les Romains n'y résistèrent pas, et
quand leurs armées revinrent de ces expéditions fructueuses, sol-
dats et officiers^ n'étaient plus les mêmes. 'Tite-Live nous dit que
ce changement se fit à la suite de la défaite ^es Galates par.Mian-
lius, que c'est alors que pénétrèrent) à Bome les lits dorés, avec
leurs- couvertures de tapis magnifiques, les tables à un pied et
les imeubles sculptés en bois précieux ; que les danseuses et, les
joueuses de flûte furent introduites dans les festins ; "(ja'on prit
l'habitude de soigner les repas , que le cuisinier gagna en inï-
portance « et de son métier, ïe dernier de tous auparavant, fit
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LA CONJURATION DE GATILINA. 287
un art. )) Sallnste remonte un peu moins haut; c'est Sylla qu'il
rend responsable de l'effroyable corruption des mœurs de son
temps^ et je crois qu'il a raison. C'est bien en effet après que
Sylla fut revenu de l'Asie, qu'il eut ramené son armée « de ces
lieux enchanteurs, où elle s'était accoutumée à faire l'amour, à
boire, à piller les particuliers et les temples pour y prendre les
statues, les tableaux, les vases ciselés, » que le mal est à son
comble. Il a perdu surtout l'aristocratie. Chez elle, la fortime,
venue brusquement, a enflammé le goût de la dépense, et la
dépense â vite dévoré la fortune. Il y eut sans doute de grands
seigneurs comme Grassus, qui ne cessèrent d'accroître leurs
richesses par; des spéculations fructueuses. Quelques autres,
coBune^ Pompée, prenaient des parts, ou, comme on dirait de
nos jours, des actions dans les banques des fermiers de l'impôt
et s'associaient' & leurs bénéfices ; d'autres, encore plus avisés,
comme Brutus, l'austère Brutus, se cachant sous des intermé-
diaire complaisans, prêtaient leur argent à 48 pour 100 aux
rois et aux villes endettées de l'Asie; mais c'étaient des excep-
tions, le plus grand nombre avait tout perdu. « Â Rome, disait
le- tribun Philippus, il n'y a pas deux mille citoyens qui aient
un patrimoine. » Cicéron', qui rapporte ce mot, trouve qu'il
était imprudent de le dire, mais il n'en conteste pas l'exactitude.
Évidemment Philippus n'entendait parler que des fortunes tout
à fait nettes et liquides; il y en avait fort peu qui de quelque
manière n'eussent pas été entamées. Dans ce nombre de grands
seigneurs obérés, beaucoup sans doute n'étaient que com-
promis par* leurs dépenses ou^ leur mauvaise gestion. Il leur
restait assez de biens pour faire honneur à leurs affaires, mais à
la condition de ne pas achever de s'épuiser en luttant follement
contre une usure tous les jours plus lourde avec des revenus sans
cesse diminués. Cicéron leur conseillait de ne pas se laisser accu*
1er à la ruine. « Eh quoi! leur disait-il, vous avez des champs
étendus, des palais, de l'argenterie, de nombreux esclaves, des
objets précieux, des richesses de toutes sortes, et vous craignez
d'ôter quelque chose à vos possessions pour l'ajouter à votre
crédit I » Mais il avait beau dire; ils |ne consentaient à rien
vendre de leurs domaines pour payer leurs dettes. C'est qu'ils
comptaient bien se libérer à meilleur marché. Les révolutions
leur semblaient un moyen commode de se débarrasser de leurs
créanciers, et ils en avaient tant vu qu'ils pouvaient toujours
TOMB XXVI. — i905. il
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258 REVUE DES DEUX .MONDES.
espérer qu'il y en aurait quelque autre dont ils profiteraient. Ils
étaient donc aux aguets, évitant de se compronrettre trop tôt,
mais prêts à se déclarer dès qu'on pourrait le faire sans danger.
Quant à ceux qui ne possédaient plus rien, ni fortune, ni crédit,
qui n'avaient plus d'espoir que dans l'imprévu^ on comprend
qu'ils attendaient les événemens avec encore plus d'impatience.
C'étaient déjà des conspirateurs ou qui se préparaient à l'être, et
pourtant ces gens appartenaient presque tous à des familles
illustres et portaient des noms glorieux ; mais réduits à la mi-
sère, forcés de vivre d'expédiens, plutôt que de renoncer à leur
luxe et à leurs plaisirs, ils étaient prêts à toutes les hontes et à
tous lès crimes. Je ne crois pas qu'on ait jamais vu nulle part
tme si grande aristocratie qui soit tombée si bas.
IV
^ous pouvons maintenant remettre Catilina dans cette so-
ciété pour laquelle il était fait. Il nous sera phis facile de com-
prendre ce que Gicéron et Salluste nous disent de lui.
La première fois qu'il en est question chez Gicéron, c'est dans
une lettre à Atticus, où il annonce à son ami qu'il se propose
de défendre Gatilina, son compétiteur, accusé de concussion, et
laisse entendre que, dans les élections pour le consulat, qui sont
prochaines, il songe à faire campagne avec lui. Il y eut donc un
temps oti Gicéron se serait fort bien accommodé de l'avoir pour
collègue; c'est ce qui est fait pour nous surprendre. Quoi qu'il
en soit, l'affaire manqua, puisque, dans un discours prononcé
devant le Sénat pendant sa candidature, et dont nous avons des
fragmens, il attaque son rival avec violence. Ges attaques sont
reproduites et aggravées dans les Catilinaires. Gependant on a re-
marqué que, dans ces discours mêmes, c'est-à-dire au plus fort
de la lutte, il tient à mêler aux invectives les plus passion-
nées contre Gatilina quelques appréciations plus favorables.
Dans la première, la plus cruelle de toutes, en accusant sa
scélératesse, il loue son énergie. Quand il se félicite, dans la se-
conde, de l'avoir forcé à s'éloigner de Rome, il fait remar-
quer que c'est un grand succès, car lui seul, parmi les con-
jurés, était redoutable. Dans la troisième, l'éloge de l'habileté
de Gatilina sert à mettre en relief la maladresse de ses asso-
ciés. « On voit bien qu'il n'était pas avec jeux; ce n'est pas lui
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:1
LA CONJURATION DE CATILINA. 259
qui aurait laissé passer l'occasion favorable, il était trop habile
pour se laisser prendre comme ils Tont fait! » Mais voici qui est
plus grave. Cinq ans plus tard, quand TafFaire est refroidie,
Cicéron défend Caelius auquel on reproche d'avoir été trop lié
avec Catilina ; il l'en excuse en disant que Gatilina en a séduit
l>ien d'autres, qu'il avait Tapparence des qualités les plus belles,
s'il n'en avait pas la réalité. « Je' ne crois pas, dit-il, qu'il ait
jamais existé un prodige pareil, un composé de passions si
^iiverses, si contraires, et plus faites pour se combattre. » Rien,
iJans ce passage du Pro CœliOy ne contredit formellement les
^uîcusations des Catilinaires ; les gens ne sont pas rares, chez
lesquels un peu de bien se mêle à beaucoup de mal. Cependant
cette façon plus clémente de parler de lui, cette pai-t plus large
faite à ses bonnes qualités, pouvait troubler le jugement des
lecteurs de Cicéron, et ils devaient se demander lequel des deux
Catilina, celui des Catilinaires ou celui du Pro Cœlio , était le
véritable, lorsque parut le livre de Salluste. Il contenait un
poxHrait du personnage qui dut sembler aussitôt le définitif. Il y
éteiit traité d'une façon plus impitoyable encore que Cicéron ne
l'flt^v^ait fait dans ses discours les plus violens ; et, comme l'auteur
pi^omeftait d'être impartial, et qu'il n'avait aucune raison de ne
P^^ l'être, que la lutte était finie depuis plus de vingt ans et les
Passions éteintes, Salluste entraîna l'opinion vers la sévérité.
Catilina devint alors pour tout le monde le type accompli du
coxi^spirateur. Virgile le précipite sans hésiter dans les enfers,
place auprès de lui les Furies, et l'attache à un roc, comme
Pïx^méthée :
et te, CûtUinay minad
Pendentem scopulo Furiarumque ora tremeniemt
Je n'ai aucune intention d'en appeler de ce jugement ; per^
^nne, dans l'antiquité^ ne l'a jamais contesté. Ce qu'on peut
faire, c'est d'étudier d'aussi près que possible les renseignemens
^i nous sont donnés, de les rapprocher, de les expliquer, et
^'essayer d'en tirer, s'il se peut, une figure vivante.
Salluste a bien raison de commencer son portrait de Catilina
^ disant qu'il était d'une noble maison, car sa naissance peut
servir à nous faire comprendre son caractère. La gens Sergia, &
"^^elle il appartenait, était, comme on disait alors, une famille
^^yenne, c'est-à-dire qu'elle prétendait descendre d'un des com-
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnons d'Énée. Il comptait un héros parmi sés'^àtéiix; son
arrière-grand-père, Sergius Silus, fut blessé vingt-trois fois pen-
dant la guerre contre Ânnibal, et, ayant perdu son bras, .droit
dans une bataille, se fit faire une main de fer et continua à
combattre. Mais ni cette grande naissance, ni ces exploits ne
profitèrent à cette branche des Sergii ; nous savons qu'elle resta
pauvre et qu'aucun d'eux ne 'parvint dans la suite au consulat.
Sans doute ils trouvaient qu'on les payait mal de leurs services,
et il était naturel que leur pauvreté et l'oubli où on les laissait
leur aigrît le cœur et les disposât à la révolte. Cependant ils
n'avaient pas perdu leur rang dans l'aristocratie romaine. Cati-
lina conservait des relations étroites avec les plus grands sei-
gneurs. C'est à Lutatius Catulus, un des chefs du parti, que sa
dernière lettre est adressée, et il le traite comme un ami fami-
lier. Au moment où ses affaires étaient le plus embarrassées, il
avait une maison au Palatin, dans le quartier des nobles et des
riches, et la nécessité de vivre avec tous ces grands person-
nages devait lui rendre sa situation plus pénible. 'Certaines pa-
roles qui lui échappent dans les circonstances les plus graves de
sa vie montrent qu'il avait gardé tout l'orgueil de sa naissance.
C'est sur elle surtout qu'il s'appuie, quand il est accusé, pour
attester son innocence, et il ne souffre pas que l'on compare un
patricien comme lui à Gicéron, un citoyen de la veille, tout
fraîchement débarqué de sa petite ville. Dans cette lettre à
Catulus, dont je viens de parler, où il déclare qu'il a pris les
armes parce qu'on lui a refusé ce qui lui était dû, il emploie ce
mot de dignitas, cher aux aristocrates romains, et dont César,
un autre grand seigneur révolté, se sert aussi dans une circon-
stance semblable (1). La race, chez lui, se reconnaît partout :
dans ses vices comme dans ses qualités, il n'y a rien de médioi^re
et de mesquin. « C'était, dit Salluste, un esprit vaste, qui mé-
ditait sans cesse des projets excessifs, incrpyables, gigantesques. »
Qu'il devait mépriser son rival Cicéron, qui lui semblait sans
doute le type accompli de l'honnête bourgeois I 11 y avait de la.
crânerie dans ses violences ; il agissait volontiers au grand jour*
et il ne lui déplaisait pas de braver l'opinion. Peut-être ne lui
a-t-on reproché taiit de crimes que parce qu'il a dédaigné, par
une sorte de forfanterie, de prendre la peine de s'en défendre.
(1) Sali., Cat.fZB. Quod statum dignitatù non ohtineham, — César, Bell, civ, h^•
Discours à ses soldats : ut ejus exiatimalionem dignitatemque défendant.
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m9^
LA CONJURATION DE CATILINA. 261
Que faut-il penser de tous ces crimes dont on l'accuse? Il y
en a tant, et ils sont si abominables, qu on n'a pu s'empéoher de
concevoir quelques doutes sur leur réalité. On s'est dit que beau-
coup de ces accusations, celles surtout qui incriminent sa vie
privée, ont probablement leur origine dans les procès qu'il a eu
à soutenir. On sait que les avocats de cette époque n'hésitaient
guère à charger les gens qu'ils poursuivaient de crimes imagi-
naires. Ils en avaient pris l'habitude dans ces écoles de déclama-
tion, où ils s'exerçaient à l'art de parler. On leur apprenait à se
servir de ce qu'on appelait des couleurs^ c'est-à-dire d'une cer-
taine manière de présenter les faits les plus insignifians, qui les
faisait paraître coupables, et même au besoin à glisser parmi
ces faits habilement dénaturés quelques mensonges utiles.
Comme ils avaient vu ce moyen réussir à l'école, ils continuaient
à J 'employer au barreau. Ils ne prenaient même pas toujours la
peine d'inventer un crime nouveau, créé tout exprès pour la cir-
constance et approprié au personnage ; il y en avait qui servaient
ponr toutes les occasions. Quand la cause semblait un peu
m&igre et ne fournissait pas assez à l'éloquence de Tavocat, il ne
se faisait aucun scrupule d'y joindre \me bonne accusation d'as-
sassinat. « C'était devenu une habitude, » nous dit simplement
Cio^ron (1). Et par exemple Clodia, qui ne trouvait pas que ce
fiit assez de reprocher à Caslius, son amant, d'avoir accepté d'elle
de l'argent et de ne pas le lui rendre, l'accuse par surcroît d'avoir
essayé de l'empoisonner. Rappelons à ce propos que ni les Grecs
w les Romains n'ont connu ce que nous appelons le ministère
public, qui représente l'État, et qui aurait pu rétablir la vérité.
Tout le monde était libre d'en accuser un autre, et il pouvait
dire contre lui ce qui lui plaisait ; des deux côtés la passion par-
lait seule et pouvait tout se permettre. Ce qui rendait cet abus
moins grave, c'est qu'en général on n'était pas dupe de ces men-
songes, on ne prenait pas à la lettre ces accusations furibondes,
qui venaient de provoquer de si beaux mouvemens d'éloquence,
et l'audace des avocats était corrigée par l'incrédulité du public.
Cependant cette habitude malsaine pouvait avoir deux dangers :
le premier, c'est qu'à force de parier de ces crimes, on affaiblis-
^ sait l'horreur qu'ils doivent inspirer ; en affirmant qu'ils avaient
él^ sonvent commis, on pouvait amener à les commettre, et
(*) Comuetudinis causa. Ailleurs {pro Murena^ 5), les inventions de ce genre
™ Paraissent un procédé ordinaire, une loi de l'accusation, lex accusatoiHa.
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262 REVUE^ DES DEUX MONDES.
vôîlè peut-être une des raisons pour lesquelles ils devinrent si
répandus dans cette société. L'autre danger, c'est que, dans bien
des cas, ceux qui avaient; intérêt à croire à ces accusations (les
tenaient pour vraies sans se donner la peine d'en vérifier l'exac-
titude, et il â pu se faire ainsi qu'après avoir ^uru dans le
monde, elles se soient glissées dans l'histoire. C'est ce qui est
arrivé peut-être pour Gatilina, comme pour l)eaucoup d'autres.
On l'accuse d'avoir assassiné son leau-frère, proWblement par
complaisance pour sa sœur, qui ne pouvait pas souffrir son
mari ; d'avoir tué sa femme, pour en prendre une autre ; son fils,
dans l'intérêt d'une marâtre, qui ne voulait entrer que dans une
maison vide d'héritiers. Tous ces crimes sont possibles dansTétat
où se trouvait alors la société romaine, et la moralité de Gatilina
ne les renâ pas invraisemblables ; mais, comme ils sont de ceux
que le public ne connaît que par des indiscrétions privées ou des
bavardages malveillans, quand ils n'ont pas été l'objet d'une .en-
quête sérieuse, il nous est aussi difficile, à la idistance où nous
en sommes, de les démentir que de les affirmer. Ce qu'on peut
dire, c'est qu'ils sont fidèlement rapportés par tous les écrivains
anciens qui se sont occupés de la conjuration.
Mais qu'est-il besoin de nous attarder sur des faits que nous
n'arriverons jamais à bien connaître 7 II y en a d'autres qui se
sont passés au grand jour, sur tes places publiques, dans les^
rues de Rome, et & propos desquels aucun doute n'est possible.
Ceux-là nous permettent de juger Catilina en toute sûreté d^
conscience.
Il devait avoir à peu près vingt-cinq ans lorsque Sylla ra-
mena de rOrient ses légions pour reconquérir le pouvoir que
Marins lui avait ôté. Nous ne sommes pas surpris de trouver
Catilina dans son parti : c'était d'abord celui où l'appelait sa.
naissance; mais il avait d'autres raisons de le choisir. Son père
ne lui avait laissé qu'un grand nom ; il devait être pressé d'y
joindre une fortune. Or personne n'ignorait que Sylla était d'une
libéralité sans mesure pour ceux qui se dévouaient à le servir. *
Il s'attachait les officiers et les soldats qui l'avaient suivi dans
TÂsie en fermant les yeux sur leurs désordres et leurs rapines;
on revenait toujours riche des campagnes qu'on avait faites avec
lui. Â Rome et dans l'Italie, les profits devaient être bien plus
grands encore. Les guerres civiles sont toujours des guerres
sans pitié, et Sylla n'était pas d'humeur à épargner ses ennemis.
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LA CONJURATION DE CATILINA. ^63
Marius du reste lui en avait donné l'exemple ; seulement» comme
il était un homme d'ordre, il procéda avec plus de régularité. Il
se fit dûment autoriser par un sénatus-consulte à tuer tous ceux
qu'il voudrait» et Catilina, qu'il avait sans doute appris à con-
naître» fut choisi pour être Tun de ses exécuteurs des hautes
ceuTres. La besogne était bien payée» ce qui du reste était aisé
^u dictateur, puisqu'il rémunérait les bourreaux avec l'argent
des victimes. Les biens des proscrits étaient confisqués et de-
^vaient se vendre à l'encan {sub hasta) au profit de l'État. Mais
on ne laissait pas' assister tout le monde aux enchères ; ceux-là
^euls qu'on voulait favoriser pouvaient approcher de la lance
^.uprès de laquelle se tenait le commissaire chargé de la vente,
on sorte qu'ils avaient ce qui leur convenait au prix qu'ils
^^oulaient donner. C'est ainsi, disait-on» que Crassus avait com-
mencé son immense fortune. Catilina dut y faire aussi dç beaux
bénéfices ; mais il ne ressemblait pas à Crassus» et l'argent ne lui
tenait guère entre les mains.
Il méritait bien d'avoir sa part des dépouilles et s'était fort
«^consciencieusement acquitté de la tâche que Sylla lui avait
donnée. Nous savons les noms de plusieurs de ses victimes»
<iui appartenaient à des familles connues. Parmi ces noms se
trouve celui de Marius Gratidianus» originaire d'Arpinum» parent
dix grand Marius et de Cicéron. C'était un personnage si aimé
du peuple qu'on lui avait élevé des statues dans certaines places
id Borne et que les gens du quartier leur rendai^it un culte (1).
Condamné à mourir, il fut traîné devant le tombeau de Catulus
auquel on voulait offrir une victime humaine. Là» on lui brisa
^es jambes» on lui trancha les mains» on lui arracha les yeux.
'< On voulait, dit Sénèque» le tuer plusieurs fois de suite. »
"^uis, quand on lui eut coupé la tête» Catilina la prit dans^ses
oiiains et la porta toute dégouttante de sang du Janicule au Pa-
latin, où Sylla l'attendait. On pense bien que cette exécution fit
^d bruit et qu'on ne l'oublia pas. Aussi se demande-t-on
ivec surprise comment il s'est fait que ce souvenir» qui était
'^té dans toutes les mémoires» n'ait pas nui davantage à Cati-
^a. 11 a conservé jusqu'à la fin d'honorables amitiés; il a été
^didat aux plus hautes fonctions publiques» et les a souvent
(i) Sa popularité venait surtout de ce qu'étant préteur il avait fait un édit pour
défendre d'émettre dès monnaies fourrées dont les régimes précédens avaient
ort abusé.
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2Ç4 REVUE DES DEUX MONDES.
obtenues. Quand des censeurs un peu plus sévères que lés autres
entreprirent de nettoyer le Sénat où beaucoup de gens in-
dignes s'étaient gli^sés^ à la faveur des troubles civils, et en firent
sortir soixante-quatre sénateurs à la fois, Gatilina n'était pas
du nombre. Après la mort du dictateur, sous la pression de
César, quelques proscripteurs connus, le centurion L. Luscius,
L. Bellienus, d'autres encore, qui avaient touché le prix convenu
pour chaque tête coupée, et dont on retrouva les quittances sur
les registres publics, car tout se faisait régulièrement sous Sylla,
furent poursuivis et condamnés ; il ne fut pas question de Gati-
lina. C'est seulement un peu plus tard, quand il venait d'échouer
au consulat, qu'un homme important du parti aristocratique,
L. Lucceius, pensa que l'occasion était bonne pour le traduire
devant les tribunaux chargés de punir les assassins [quasstio de
sicartis). L'attaque dut être vive : Lucceius passait pour un
excellent orateur. Cependant elle ne réussit pas, et Catilina fut
acquitté. Cicéron n'y pouvait rien comprendre, quand il voyait
que des accusés qui niaient leurs crimes ou tentaient d'en atté-
nuer la gravité étaient rigoureusement punis, et qu'on épargnait
Catilina qui était bien forcé d'avouer les siens, puisqu'ils
avaient eu Rome entière pour témoin, et qui sans doute ne
prenait pas la peine de s'en excuser. Il faut croire que c'était son
audace même qui faisait son impunité. Cette sanglante prome-
nade, dont on se souvenait avec effroi, lui avait créé une sorte de
prestige, qui le mettait à part des autres. Cette fois encore,
comme il arrive si souvent, les plus obscurs étaient frappés, et
le plus grand coupable échappait.
Faut-il penser aussi que ce prestige est pour quelque chose
dans l'attrait qu'éprouvaient pour lui les femmes et les jeunes
gens? C'est bien possible. Nous aurons à parler plus tard de
l'appui que les femmes donnèrent à la conjuration ; elles ont aussi
tenu une grande place dans sa vie privée. Celles qui furent le
plus intimement liées avec lui portaient les plus beaux noms de
Rome. Il y avait dans le nombre une vestale qui avait été
choisie, comme elles l'étaient toutes, parmi les familles les plus
illustres; et, ce qui rend l'aventure plus piquante, c'est qu'elle
était la propre sœur de Térentia, la femme de Cicéron. Le cas
était grave : Catilina avait été trouvé dans sa chambre. Mais
toute la noblesse de Rome s'intéressa pour elle ; Catôn lui-même
prit sa défense. Pison, qui était un orateur célèbre, prononça en sa
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LA CONJURATION DE CATILINA. 265
faveur un discours qu'on admira beaucoup, et elle fut acquittée.
Dans la vie dissipée qu'il mena, et qui était, il faut bien le dire»
celle de la plupart des gens de son temps et de son monde, on
nous dit qu'il trompa beaucoup de maris et fut quelquefois
trompé lui-môme (1). Il avait été l'amant de la femme d'Aure-
lius Orestes, dont il épousa plus tard la fille, ce qui fit dire à
Cicéron « que le même amour lui avait fourni à la fois un enfant
et une épouse. » Elle était riche et belle, mais Salluste ajoute,
dans une de ces phrases impertinentes comme il sait les faire,
que quand on avait parlé de sa beauté il ne restait plus rien à
louer chez elle. Catilina parait l'avoir beaucoup aimée. Lorsqu'il
quitta Rome pour aller prendre le commandement des conjurés
de l'Étrurie, il écrivit à Q. Gàtulus une lettre qui se terminait
par ces mots : « Il ne me reste plus qu'à vous recommander
Orestilla et à la confier à votre honneur. Protégez-la contre
toute injure; je vous en supplie au nom de vos enfans. Adieu. »
Tous les écrivains nous disent l'ascendant incroyable qu'il
exerçait sur la jeunesse. Cicéron prétend qu'il était pour elle un
véritable charmeur : juverUutis illecebra fuit. On voit bien par
oii il devait la séduire : il avait les qualités qui lui plaisent le
plus, l'énergie, la résolution, la bravoure, une hardiesse que rien
ne déconcertait. Personne ne supportait mieux les fatigues, la
soif, les veilles, les privations, que cet ami des plaisirs faciles!
Rien n'égalait l'agrément de son commerce et la souplesse de
son caractère; il s'accommodait à tout le monde et de toutes les
circonstances; grave avec les gens sérieux, plaisantant volontiers
avec les enjoués, il était prêt à tenir tète aux plus débauchés.
Salluste et Cicéron sont d'accord à dire qu'il était la ressource
de tous ceux qui avaient fait quelque mauvais coup ou qui
voulaient tenter quelque méchante action. Il les prenait sous
son patronage sans jamais s'enquérir de leur passé, et, une fois
qu'il les avait accueillis, il ne les abandonnait plus. Il mettait à
leur disposition sa fortune et son audace, il fournissait sans
ecmipter à leurs dépenses, il leur procurait des maltresses, il leur
choisissait des chevaux et des chiens; il ne se les attachait pas
seulement par la solidarité du plaisir, mais par celle du crime.
Salluste prétend qu'il tenait chez lui une sorte d'école, où l'on
apprenait à porter de faux témoignages, à contrefaire des signa-
(i) Cum deprehendebare in adulUriis, cum deprêhênd^bat aduUfroi ipiê, Gio.
in Toga cand.
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I
266 REVUE DES DEUX MONDirS.
tures, à se débarrasser par tous les moyens des gens qn!
gênaient, ou même de temps en temps de ceux qui ne gênaient
pas, sans autre motif que de se faire la main. C'était pour Catiiina
ime manière d*exercer ses gens et de les compromettre, pour
qu'une fois entrés dans la bande il leur fût impossible d'en
sortir. Ces jeunes gens formaient autour de lui une sorte de
garde d'honneur, composée en général de fils de famille qui
avaient perdu toute leur fortune, mais qui conservaient tous leurs
vices. La verve de Gicéron est intarissable quand il les dépeint
voltigeant sur le Forum ou assiégeant les alentours du Sénat.
A Ils ruissellent de parfums, ils resplendissent de pourpre, ils
suivent toutes les modes du jour ; les uns se font soigneusement
i, épiler, les autres portent une barbe abondante et bien frisée; ils
^ sont vêtus de tuniques qui tombent sur leurs talons, ils ont des
p manches traînantes (1), leurs toges sont faites de tissus si légers
l qu'on dirait des voiles de femmes. » Ces jolis garçons, si gracieux,
V' si délicats, sont en même temps des joueurs et des mignons; ils
f n'excellent pas seulement à danser et à faire l'amour, au besoin
^ ils versent le poison et manient le poignard. Gicéron témoigne
'^ pour eux une pitié ironique, quand il songe qu'ils vont partir en
guerre et qu'ils se mettent à la suite de Gatilina, pour faire cam-
pagne avec lui : « A quoi pensent ces malheureux ? Emmèn^ront^
ils leurs maîtresses dans leur camp? mais pourraient-ils s'en
passer, surtout dans ces longues nuits d'hiver? Et eux-mêmes,
comment supporteront-ils lés neiges et les frimas de l'Apennin'^
Se croient-ils en état de braver les rigueurs de la saison parce
qu'ils se sont accoutumés à danser tout nus dans les festins? »
Ge tableau nous montre bien à qui nous avons affaire : pouf
beaucoup de ces jeunes gens la conjuration n'était qu'un coup de
main de viveurs aux abois sous la conduite d'un ambitieux sans
scrupule.
Quand Sylla mourut, Gatilina n'eut pas de peine à voir qu'il
ne laissait pas d'héritier, et, comme il avait bonne opinion de
(i) Gic. CatiLf III, 10. Ces manches étaient un des signes distinctifs des Jennes
débauchés. Virgile reproche & des gens qui n'étaient pas de véritables guerriers
de n'avoir pas les bras nus et dénouer leurs couvre -chefs avec des mentonnières :
Et iunicm manicas et habent rtdimieula tniirm, IX, 616.
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LA CONJURATION DE CATILINA. 267
lui-même, îl jugea qpi'il pouvait prétendre à la succession. La si-
nistre renommée que les proscriptions lui avaient faite ne devait
guère le gêner, puisqu'il conçut Tespérance de devenir unv^jour
le^ maître de la république. Il ne faut pas être dupe des mots.
Sous le nom de dictateur, Sylla avait été un roi véritable : c'est
Cicéron qui le dit (1); et Catilina aussi visait, comme Sylla, à
la royauté (2). .Mais il s'agissait d'une royauté d'un genre parti-
culier, qui évitait avec soin certaines apparences, qui se ratta-^ i
chait autant que possible aux institutions républicaines, gui
voulait maintenir .tant bien que mal à cêté d'elle les anciennes
^nagistratures ; d'une royauté viagère, qui ne se fondait pas, comme
les autres, sur^ l'bérédité. C'était déjà l'Empire qui s'annonçait
^t qu*on pouvait: prévoir, car, dans l'histoire de Rome, tout 'se
^uit et se tieiTt, rien ne se fait par> brusques soubresauts, et les
jrévolutions mêmes affectent des formes régulières et tradition-
jïielles.
Mais on a vu qu'il n'était pas d'usage d'y arriver d'un coup,
et bienfque Catilina eût peu de répugnance pour les moyens
révolutionnaires, il se soumit à prendre la longué\route que
tout le monde avait suivie, et qui, à travers quelques magistra-
tures, menait lentement au consulat. Le chemin lui prit un cer-
tain nombre d'années pendant lesquelles nous le perdons de vue.
Il diit faire alors ce qu'il a toujours fait, ce que faisaient la plupart
des autres, se servir des fonctions qu'il remplissait dans l'intérêt
de ses plaisirs et de sa fortune, vivre à Rome et dans les pro-
^nces au milieu des désordres, des débauches et des aventures ^
de toute sorte.
En 686, il était préteur, et l'année suivante on l'envoya gou-
verner l'Afrique. C'était ime province riche, et qui convenait à
tûerveille à un propréteur qui avait sa fortune à faire ou à ré-
parer. Catilina, comme on le pense bien, ne négligea pas de
saisir cette bonne occasion, et 'même il en profita si bien que ses
administrés, qu'il avait effrontément pillés, se décidèrent à porter
plainte au. Sénat de ses exactions. Il quitta la province en 688,
et dut arriver à Rome vers le milieu de l'année. A ce moment,
le désordre y était à son comble. Les élections consulaires pour
l'année suivante avaient donné la majorité à P. Cornélius Sylla
et à P. Autronius, deux personnages tout à fait décriés. Ce der-
(1) CSc, De harusp. resp., 25.
[% Sallustc, Cat., 5 : Dnm siH regnum pararei..
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
nier ressemblait beaucoup à Catilina, dont il était l'ami, et dont
il fut plus tard le «complice. Il passait pour un orateur, parce
qu'il avait une voix forte et stridente, mais c'était surtout un
bomme d'action, qui ne reculait pas devant un mauvais coup.
Sylla, neveu du dictateur, possédait une grande fortune, qu'il avait
mise à la disposition de son collègue, pour acbeter les voix des
électeurs; mais le marcbé avait été si scandaleux qu'à peine
l'élection faite elle avait été déférée aux tribunaux et cassée.
Les deux consuls révoqués furent remplacés par ceux mêmes
qui les avaient traduits en justice, Aurelius Gotta et Manlius
Torquatus.
C'est dans l'intervalle, si l'on en croit Salluste, et pendant la
vacance du consulat, que Gatilina, qui venait de débarquer,
posa sa candidature. Il pensait sans doute que cette situation
troublée pourrait lui donner plus de chances. Mall^eureusement
pour lui, les députés de l'Afrique avaient fait diligence, et, quand
il 86 présenta pour faire sa déclaration, la plainte était déjà
déposée. Le consul en exercice, L. Volcatius TuUus, un peu
embarrassé, réunit un conseil de quelques sénateurs importans,
pour savoir ce qu'on devait faire. Il fut décidé qu'il était im-
possible de recevoir la déclaration de Gatilina tant que le pro-
cès qui lui était intenté ne serait pas jugé [i). C'était ime dé-
ception cruelle pour lui, d'autant plus que les procès de ce
genre pouvaient durer fort longtemps. Il se trouvait donc indé^
uniment ajourné. La longue attente à laquelle il s'était résigné
en parcourant successivement toutes les magistratures intermé-
diaires devait l'avoir déjà fort irrité ; ce nouveau retard lui fit
perdre patience. Du moment qu'il ne pouvait pas arriver par
les voies régulières, il n'hésita plus à recourir aux moyens vio-
lens. Sa situation ressemblait assez à celle d'Autronius : tandis
qu'on empêchait l'un de solliciter le consulat qu'il poursuivait
péniblement depuis dix ans, on l'ôtait à l'autre quand il croyait
le tenir. Ils devaient naturellement s'entendre tous les deux
poui* mettre la main sur ce qu'on ne voulait pas leur laisser
prendre. Il leur était facile de trouver des associés dans cette
jeunesse besogneuse et débauchée qui remplissait Rome. Parmi
ceux qu'on recruta, il y en avait un surtout qui portait le plus
beau nom peut-être de l'aristocratie romaine, Cn. Galpumius
(1) U semble qu'à cette raison on en ait ajouté une autre. Salluste dit qu'on
répondit à Gatilina qu'il avait déposé trop tard sa déclaration de candidature.
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LA CONJURATION DE CATILINA. 269
Piso, dont Salluste dit « qu'il était d'une audace extrême, accou-
tumé à rintrigue, ruiné, et que sa détresse autant que sa per-
versité l'excitaient k bouleverser la république. » On se mit vite
d'accord sur ce qu'il y avait à faire. On convint de tuer les deux
consuls désignés, Gotta et Torquatus, et de mettre Âutronius et
Catilina à leur place (1). Tout avait été minutieusement préparé,
£t le succès paraissait si certain, qu'on s'était procuré d'avance
des licteurs pour l'installation des nouveaux magistrats. L'affaire,
rpii avait été d'abord fixée aux noues de décembre, fut ébruitée,
C3t l'autorité prit des précautions. Elle fut alors remise aux
c^endes de janvier; mais cette fois, il ne s'agissait plus seule-
:ment de tuer les consuls, on devait y joindre une partie des
sénateurs, quelques-uns disent même le Sénat tout entier. Catilina
s'était réservé de donner le signal du massacre. A-t-il eu le:
tort, comme on l'a dit, de se trop presser, ou faut-il croire que
les conjurés, qui manquaient un peu de zèle, s'étaient mis en
retard? ce qui est sûr, c'est que lorsque vint le moment d'agir,
ils ne se trouvaient pas à leur place. Après ce second écbéc, le
coup était définitivement manqué.
Voilà ce qu'on a phis tard appelé la première conjuration de
Catilina; on voit bien qu'elle différait entièrement de l'autre.
D'alord, il n'est pas sûr qu'il y ait joué le premier rôle ; il a des
complices, Autronius, Pison, qui semblent avoir au moins autant
d'importance que lui, tandis que, dans la conjuration véritable,
ion seulement il est le premier, mais on peut presque dire qu'il
^•t seul, tant les autres sont effacés et paraissent médiocres.
^suite, le complot ayant échoué avant d'être mis véritablement
1 exécution ne fut connu que d'une manière très imparfaite.
^»eaucoup de bruits coururent que, même à cette époque, il ne
at pas possible de vérifier. Asconius laisse entendre , d'après
icéron, que plusieurs personnages importans en étaient, qui ne
oulaient pas être connus. Suétone est plus précis; il affirme
ue César et Grassus favorisaient l'entreprise, et que, si elle avait
"^ussi, Grassus aurait été nommé dictateur et César maître de la
ivalerie. C'étaient évidemment des bruits fort répandus à Rome;
(1) U y a ici quelques contradictions. Suétone prétend que ceux auxquels on
'Onlait rendre les faisceaux étaient les deux consuls qui avaient été destitués,
^Titronius et Sylla. Mais Salluste et Asconius remplacent Sylla par Catilina.
ïcéron affirme que Sylla, après sa mésaventure, se tint sur la réserve. Il s'était
'^^Té à Naples, qui est un lieu plus fait pour le plaisir que pour les complots. Il
"^ natarel qu' Autronius, que Sylla avait abandonné, l'ait remplacé par Catilina.
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270 REVUE DES DEUX MONDES.
mais comme il nous est impossible aujourd'hui d'en vérifier
l'exactitude, je crois inutile de m'y arrêter.
Ce qui résulte de plus sûr' des renseignemens que nous
avons conservés, c'est que les conjurés n'étaient pas nombreux
[pauciy dit Salluste) ; c'est aussi qu'ils ne méditaient pas une ré-
volution, mais un simple guet-apens : ils voulaient tuer quel-
ques personnes pour se mettre à leur place. Ces crimes préparés
froidement, accomplis sans scrupule, par des gens du grand
monde, au milieu d'une société élégante, lettrée, qui lisait les
beaux ouvrages des sages de la Grèce et se piquait de savoir
vivre, nous paraissent d'abord incompréhensibles. Mais comme il
est impossible de les nier, il faut essayer au moins de s'en rendre
compte. Mérimée s'est demandé si la faute n'en doit pas être
imputée à ces spectacles de l'arène qui familiarisaient les gens
dès l'enfance avec la vue du sang (1); et il est bien possible en
effet qu'ils aient eu ce triste résultat à'ensauvager la nation qui y
prenait un si vif plaisir. Mais je crois qu'on y fut plutôt amené
par une sorte d'assimilation qui se fit entre les batailles du
Forum et celles qui se livrent contre l'étranger. Des deux côtés
c'était la guerre, plus acharnée peut-ôtre,*plus violente, quand
on avait des concitoyens en face de soi. Or, il est de règle, chez
les peuples antiques, qu'à la guerre le vaincu doit mourir, et
que la victoire confère au vainqueur tous les droits sur lui. C'est
une loi que tout le monde accepte et contre laquelle celui même
qui va la subir ne réclame pas. La situation des adversaires poli-
tiques est même plus fftcheuse que celle des ennemis du dehors,
car enfin, quand on est las de tuer un ennemi qui ne résiste
plus, on le conserve pour en faire un esclave {servtis, quasi ser^
vatus). Mais comme l'adversaire politique, étant un citoyen, ne
peut pas être vendu, il faut bien qu'il disparaisse, si Ton ne veut
pas être exposé à le retrouver plus tard devant soi. Il ne reste,
pour s'en débarrasser, que les proscriptions, quand on est le
maître, ou l'assassinat, lorsqu'on veut le devenir. Voilà com-
ment les proscriptions, — sous Marins, sous Sylla, sous les
Triumvirs, — sont devenues des opérations régulières, presque
légales, et pourquoi l'assassinat politique a été pratiqué sans
hésitation à Rome dans tous les temps et par tous les partis. Au .
début de la république, les patriciens en donnent l'exemple en
(1) Mérim4e, Conjuration de Catilina, p. 105.
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LA CONJURATION DE CATILINA. ^ 271
faisant tuer dans sa maison le tribun Genucius, qui contrariait
leurs desseins. L'exemple fut fidèlement suivi dans la suite. En
654 (pour ne pas remonter trop haut), Saturninus, qui voulait
être tribun du peuple, et redoutait la concurrence de
Q. Nunnius, une créature des'^aristocrates, le fit assassiner par
des soldats de Marins, son ami, qui les mit très volontiers à sa
disposition. L'année suivante, Q. Memmius, un fort honnête
homme, qu'on craignait de voir réussir aux élections consu-
laires, fut tué à coups de bâton par une bande de vauriens, et il
n'en fut pas autre chose. On savait qu'un transfuge de la no-
Messe, Drusus, préparait des lois populaires; il fallait qu'il n'eût
pas le temps de les faire adopter, et un soir qu'il renb*ait chez
lui, il fut frappé d'un coup de poignard, à sa porte, et alla
tomber dans l'atrium, au pied de la statue de son père. L'as-
sassin ne fut jamais retrouvé. Enfin Sylla, qui ne voulait pas
que Q. Lucretius Ofella, un de ses amis pourtant, demandât le
consulat, après l'avoir inutilement raisonné pour le dissuader
de le faire, trouva plus simple d'envoyer Billienus, un de ses
bourreaux, l'assassiner. Il me semble qu'après avoir lu cette
loràgue liste, à laquelle on pourrait beaucoup ajouter, on com-
prend mieux la facilité avec laquelle Autronius et Gatilina se
déoidèrent à tuer les deux consuls, dont ils voulaient la place, et
même à y joindre un certain nombre de sénateurs.
Le complot de 688 ne parait avoir causé à Rome ni sur-
prise, ni scandale ; ce qui achève bien de montrer à quel point
1» faits de ce genre éûdent alors communs. Personne ne songea
a faire une enquête ou à instituer des poursuites. Le consul
îorquatus ne garda aucune rancune des dangers qu'il avait
ounis. Quand on l'interrogeait sur la conjuration, il répondait
qu'il en avait bien entendu dire quelque chose, mais qu'il n'en
poyait rien. » Les conjurés ne cessèrent pas de venir au Sénat,
ont ils avaient voulu assassiner une partie, et sans doute on
'^nlinua à leur tendre la main, comme à l'ordinaire. Non seu-
ment Pison ne fut pas poursuivi, mais on lui accorda sponta-
ément ce qu'il avait voulu se procurer par un crime ; on l'en-
îya comme propréteur en Espagne {quœstor pro prœtore).
'était un moyen de se débarrasser de lui et d'être désagréable
Pompée dont on le savait l'ennemi. Mais à son arrivée, il fut
•tté par les soldats mêmes dont il venait prendre le commande-
"^ent, ce qui mit tout- le monde à l'aise.
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272 REVUE DES DEUX MONDES,
Quant à Catilina, il était toujours sous le coup du procès de
malversation que la province d'Afrique lui avait intenté. Il faut
bien croire que ce procès n'était pas encore jugé au mois àe
juillet 689, quand se firent les élections consulaires, puisqu'il n'y
fut pas candidat. C'est probablement un peu plus tard que l'affaire
vint devant les tribunaux. Les charges étaient accablantes, mais
il fut aidé par tout le monde. Hortensius, le grand orateur' des
aristocrates, se chargea de le défendre. Le jour du jugement, on
vit le Forum se remplir des personnages les plus honorables qui
venaient rendre témoignage de sa vertu et de son désintéresse-
ment. Le consul Torquatus, que deux fois de suite Gatilina avait
tenté d'assassiner quelques mois auparavant, fit apporter sa
chaise curuleet, revêtu de ses ornemens consulaires, vint attester
par sa présence et ses paroles l'innocence de l'accusé. Catilina
jBLvait pris des moyens encore plus sûrs pour échapper^ à une
conitamnation qui semblait inévitable ; il avait acheté ses juges,
ce qui lui coûta très cher. « Il est aussi pauvre aujourd'hui,
disait-on à Rome, que ses juges l'étaient hier. » Pour plus de
sûreté, et afin de disposer à l'indulgence le jeune P. Clodius,
son accusateur, il lui avait aussi donné une forte somme d'argent.
C'est ainsi qu'en ce moment on trafiquait de tout, que touiâe
payait à Rome : « Ville à vendre I » disait Jugurtha, qui la con-
naissait bien.
Gatilina fut absous. Il pouvait donc enfin se présenter aux
élections du mois de juillet 690 pour être consul l'année sui-
vante. — .Maisjl allait y rencontrer Gicéron.
Gaston Boissier
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w^f^m
CENDRES
T&OISIÈMB PABTIB(l)
\
I
I
Anania Âtonzu partit pour Rome avec un autre étudiant,
Battista Daga, natif de Campidano, dont il avait tait la connais-
sance à rUniversité de Cagliari ; mais Daga, un peu plus âgé
q;u' Anania, fréquentait depuis un an déjà les cours de droit dans
U capitale.
Les deux jeunes gens se logèrent ensemble au troisième étage
i'une maison immense, sur la place de la Consolazione, chez une
^euve, mère de deux jolies filles. Par économie, ils ne prirent
<pi'une seule chambre, vaste mais un peu sombre, avec un
carrelage en mauvais état et ime petite fenêtre ouvrant sur une
conr intérieure. Dans cette chambre unique, une sorte de para-
fent, fabriqué avec une couverture jaune, établissait une sépara-
tion grâce à laquelle chaque locataire était à peu près chez lui.
Comme le compartiment le plus éloigné de la fenêtre était fort
obscur, Daga se Tétait réservé, non par délicatesse, mais parce
<luHl avait coutume de dormir jusqu'à dix heures du matin et
ûe voulait pas être dérangé par la lumière.
La compagnie de Daga, changeant comme un caméléon,
tantôt jovial, tantôt hypocondriaque, souvent irritable, sou-
vent apathique, toujours égoïste, paresseux et gouailleur, fut
^ utile à Anania durant les premières semaines de son sé-
(1) Voyez la Iteuue du 15 février et du 1" mars.
TOM XXVI. — 1905. 18
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274 REVUE DES DEUX MONDES.
jour dans cette grande cité inconnue. Daga se plaisait à pro-
mener dans Rome le jeune Sarde sorti pour la première fois de
son île. Le bruit des voitures et des tramways, la splendeur des -
lumières, le hurlement rauque et le passage brutal des automo
biles étonnaient, étourdissaient, effrayaient même le citadin mê^
novice; et l'autre se moquait de lui, en homme depuis longtemps^^ s
habitué à Tagitation urbaine.
Tout d'abord, la Ville éternelle, vue à travers la fatigue duKi^^ni
voyage et Tinfluence attristante du petit logement borgne, in — -m-
spira à Anania une mélancolie presque fébrile. Dans les vieui^^r x
quartiers, aux rues étroites, aux boutiques puantes, aux inté — «-
rieurs misérables, avec des portes qui ressemblaient à des bouches^ -^s
de cavernes et des escaliers qui se perdaient au fond de ténèbres ^s
lugubres, il se souvenait des villages sardes et pensait que, là
bas, les plus misérables gueux ont au moins de Pair et de la lu
mière. Dans les quartiers neufs, ce qu'il éprouvait, c'était plutô- ^
de l'ébahissemenf que de Tadmiration; tout lui paraissai ^
énorme: les rues, tracées pour des géans; les maisons, haute^^
comme des montagnes; les places, larges comme des tanças; et
rien de tout cela ne lui semblait accueillant et hospitalier. Mais
Timpression la plus pénible lui venait de cette foule indiffé-
rente et affairée, au milieu de laquelle il se sentait seul comme
dans un désert : il se figurait que, s'il s'était trouvé mal et s'il
avait crié à l'aide, aucun de ces gens ne se serait arrêté pour le
secourir et que le flot humain lui aurait passé sur le corps sans
la moindre pitié.
Et lorsque, fatigué d'avoir couru du Janicule au Pincio et
de l'Esquilin au Vatican, il rentrait dans sa chambre, il ne pou-
vait se défendre d'un nouvel accès de désolation. Elle était si
banale, cette chambre nue et froide qu'avaient sans doute habitée
des générations d'étudians, et qui néanmoins gardait l'appa-
rence d'un lieu d'étape, d'un abri temporaire que l'on quittera
sans regret, d'un gite d'occasion dont on ne gardera pas môme
le souvenir! Pour chercher un peu de clarté, il s'approchait
de la fenêtre. Du fond de la cour s'élevaient des murs très hauts,
d'un gris pisseux, troués de baies irrégulières par où s'échap-
paient des relens de graillon et des parfums aigres d'oignon frit.
Des fils de fer étaient tendus le long des murs, en travers de la
cour, et quelques pièces d'un linge minable y séchaient, étalant
leurs trous. L'un de ces fils de fer, muni d'anneaux mobiles
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CENDRE3. 275
auxquels pendillaient des bouts de ficelle tortillés, passait
devant la petite fenêtre des deux étudians. Un soir, tandis
qu'Ânania considérait avec un taciturne découragement cette
sorte de puits sordide, Battista allongea la main, secoua le fil
de fer et se mit à rire.
— Regarde, dit-il à Anania, comme les anneaux et les ficelles
dansent. Hein? C'est drôle!
Ânania regarda, et il fit observer qu'en effet anneaux et
ficelles avaient des mouvemens de marionnettes. Alors Battista,
en veine de philosophie, s'écria sur un ton emphatique :
— Tu as sous les yeux, mon cher, la symbolique image de
la vie! Un fil de fer qui traverse une cour sale, et les hommes
qui s'agitent au-dessus d'un abtme de misère et d'ordure !
— Laisse-moi tranquille I repartit Anania, de mauvaise
humeur. Ta philosophie me donne sur les nerfs !
D'ailleurs ces dispositions nostalgiques ne tardèrent pas k
se dissiper. Bientôt Rome se dévoila toute aux yeux de l'étu-
diant, tel un merveilleux panorama qui sort des brumes ma-
tinales ; et il so prit à l'aimer si fort que ce nouvel amour l'em-
portait presque sur celui de la terre natale. En outre, il avait
commencé une vie d'étude; il fréquentait assidûment les cours
de l'Université, les bibliothèques, les musées, les galeries. Cer-
tains tableaux le frappaient étrangement, et il lui semblait qu'il
les avait déjà vus. Où? Quand? Il n'en savait rien. Mais, peu à
p^, il finit par découvrir que cette sensation illusoire de reconnu
avait pour cause la ressemblance de certaines figures avec des
p^^nnes de son pays. Par exemple, dans une Madone du Cor-
rège, il retrouva le visage brun de la mère de Bustianeddu;
dans un vieillard de l'Espagnolet, il retrouva l'évèque de Nuoro ;
dans une copie du Portrait cCinconnu^ dont l'original est à
Venise, il reti'ouva, vivante et parlante, la physionomie sarcas-
tique de Zio Pera.
n pleuvait à verse. Anania, étendu sur son petit lit, regar-
dait machinalement le paravent jaunâtre, qui lui suggérait la
vague idée d'un bas-relief de marbre terni par une humidité de
cave; et il souffrait d'un malaise indéfinissable, d'un abattement
sans cause précise, qui l'oppressait comme un mal physique.
Jusqu'à présent, il ne s'était pas encore occupé de rechercher
sa mère : les distractions du voyage, la nouveauté de la rési-
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276 REVUE DES DEUX MONDES,
dence, l'ardeur enthousiaste avec laquelle il suivait les cours de
professeurs illustres, tout lui avait fait oublier momentanément
ce qui toutefois, dans les profondeurs inconscientes de son âme,
demeurait .l'objet essentiel de sa venue à Rome et la mission
suprême de sa vi«. Mais, ce jour-là, étendu sur son petit lit,
dans la pénombre, il se disait enfin : « Il faut pourtant que je mi
décide à l^a chercher !»
Tout d'un coup, il sentit le besoin de se confier à quelqu'un, j
de demander conseil et assistance. Et à qui pouvait-il s'adresser ^-r:
sinon à Daga? Mais il était fort embarrassé pour entrer en ma..^
tière et il s'ingéniait à trouver un adroit détour afin de provoque^ ■
les questions de son camarade. « Si je lui disais que j'ai besoi n
d'alter à la Questure pour prendre des informations sur ui^^e
personne de chez moi?... »
Soudain, il se dressa sur le coude et dit :
— Tu ne dors pas, Battista?
— Non! répondit l'autre, sèchement.
— Veux-tu me prêter ton parapluie ?
Il espérait que Daga lui demanderait où il voulait all&:»*-
Mais celui-ci grogna :
— Ne pourrais-tu me faire le plaisir de t'en acl^eter un?
— ir faut que j'aille à la Questure... — prononça Ananî^-
avec lenteur.
Et, au lieu d'une voix fraternelle sollicitant affectueusement
la confidence du funeste secret, il entendit derrière le paravent
une voix moqueuse qui lâchait ce jeu de mots :
— Tu veux donc faire arrêter la pluie?
Son secret lui retomba sur le cœur, plus amer et plus lourd
qu'auparavant. Il se leva, fit sa toilette, prit dans le tiroir son
acte de naissance et se disposa à sortir.
— Eh bien, prends-le, ce parapluie ! lui cria Daga, en bâil-
lant à se décrocher la mâchoire": Mais n'importe, c'est une idée
bizarre de sortir par un temps pareil! Où vas-tu? Pourquoi
sors-tu?
Ânania ne répondit rien : la question de Daga venait trop
tard et elle était posée sur un ton qui signifiait trop évidemment
la parfaite indifférence du questionneur.
Une fois dehors, le jeune homme ne s'enquit pas même de
l'endroit où étaient les bureaux de la Questure. Il erra longtemps,
au hasard, dans les rues lavées par l'averse; il monta une ruelle
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CENDRES. 277
déserte, passa sous un arceau malpropre^ regarda avec une corn-
j)assion infinie les intérieurs sales et noirs des petites boutiques,
les figures blêmes d'hommes, de femmes et d'enfans qui s'y
montraient, les charbonniers à l'aspect diabolique, les foi'gerons
Tougis par le reflet de la forge, les paniers de légumes et de
fruits pourrissant dans l'ombre et la fange. Il était ému d'une
immense pitié pour lui-même et pour les autres; ces artisans duis
leurs taudis lui faisaient l'effet de galériens condamnés k des
peines plus dures que celles que l'on subit aux galères du Roi :
^^ar le bagne laisse du moins au prisonnier l'espoir de la grftce
ou de l'évasion ; mais la vie, hélas I ne laisse aucun espoir aux
infortunés qu'elle tourmente.
Rentré chez lui au crépuscule, il écrivit à Margherita :
« Je suis mortellement triste ; j'ai sur le cœur un poids qui
l'écrase.
« Depuis bien des années, j'aurais voulu et j'aurais dû te con-
fier ce que je me décide enfin à t'écrire, en une soirée morose,
alors que la pluie fouette ma fenêtre et qu'un lugubre silence
emplit la solitude de ma chambre.
« Gomment accueilleras-tu la révélation que je vais te faire?
Je n'en sais rien. Mais, quoi que tu puisses en penser, n'oublie
pas que, si je me décide à accomplir ce que j'ai résolu, il faut
que j'y sois poussé par une fatalité inexorable, par un devoir
plus horrible qu'un crime.
« Au surplus, laissons cela. Je m'interdis de t'incliner vers
telle résolution plutôt que vers telle autre, bien que ma vie ou
ma mort dépende de ce que tu décideras.
« Je vais donc t'expliqu^r...
<( Mais non, c'est impossible, c'est impossible! Dès que je
fanrai dit ce que j'ai l'intention de faire, tu me repousseras
certainement... Non, non, c'est impossible!... »
Il relut ce commencement de lettre, en- fut peu satisfait,
essaya pourtant d'aller jusqu'au bout, ne put ajouter un mot,
déchira brusquement le feuillet et se jeta encore une fois sur
son lit.
Un jour, il eut le courage subit d'aller à la Questure et de
demander que l'on recherchât sa mère, Kosalia Derios, apparem-
ment établie à Rome depuis douze ou treize ans.
Vers la fin de mars, la Questure informa Anania qu'à tel nu-
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\
ï
719 REVUE DE9 DEUX MONDES.
m^o de la rue du SémiBatrey dans un appartement situé au de^
nier étage, Tivaii une femme sarde dont le signalement et les
antécédens répondaient assez bien aux indications fournies sur
Olii Cette femme s'appelait ou se faisait appeler Maria Obinu, ei
fSte disait être native de Nuoro ; Me habitait Rome depuis environ
quatorze «is*, elle j avait d'abord mené une conduite peu régu-
lière; nuds, dans les dernières années^ elle avait honnêtement
vécu de son travail; elle louait quelques chambres garnies et
tenait ime modeste pension bourgeoise, ce qui lui permettait de
réidiser des gain» suffisans pour sa subsistance et celle de sa
vieille bonne. Sarde comme elle-même. La police n'avait pu
savoir autre chose. .- --
Anania s'émut peu de ces rraseignemens, qui ne concor-
daient qu'à demi avec ce qu'il se rappelait de l'histoire de sa
mère; et même il éprouva d'abord une sorte de soulagement à
se dire que cette Maria Obinu ne pouvait être Rosalia Derios :
car cela le dispensait de pousser plus loin ses investigations, du
moins pendant le séjour qu'il ferait à Rome.
L'arrivée du printemps contribua encore à détourner de son
esprit ces préoccupations. L'air était profondément doux et tiède;
de petits nuages roses sillonnaient le ciel bleu ; le vent apportait
des parfums de lilas et de violettes. Ces parfums de violettes, <5es
nuages roses, cette tiédeur printanière lui rappelaient le pays
natcd, les vastes horizons, les cimes vertes de TOrthobene et les
cimes neigeiTSies du Gennargentu. C'était principalement par les
souvenirs évoqués que ce renouveau le touchait ; car, à Rome
même, il lui semblait que le printemps avait quelque chose d'ar-
tificiel et d'excessif, dans cette surabondance de fleurs et de sen-
teurs. La place d'Espagne, ornée comme un autel, avec son
escalier couvert de feuilles de rose qu'agitait la brise, le Pincio
avec ses arbres tout enveloppés de fleurs mauves, les rues em-
baumées par les corbeilles de violettes et de renoncules, tout
cet étalage, tout ce marché du printemps lui donnait l'idée d'une
fête banale qui, à la longue, le mettait de mauvaise humeur.
Le vrai printemps, c'était là-bas, de l'autre côté de la mer, qu'il
palpitait sauvage et pur; c'était dans les tanças couvertes de
hautes herbes flottantes, au bord des torrens solitaires, qu'il
chantait avec les oiseaux ; c'était sous les énormes chênes, véné-
rés par les vieux pâtres de la Barbagia, qu'il dormait à l'ombre
des roches fleuries, tandis qu'autour de sa couche de fougères et
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j
CENDRES.
279
de pervenches les insectes dorés bourdonnaient d'amour et que
les abeilles extrayaient des églantines le miel amer : amer et
doux comme l'âme sarde !
L'influence du printemps rendait Daga plus agressif et Anania
plus irascible. En somme, les deux jeunes gens s^accommodaient
mal de la vie en commun.
Daga contrariait son camarade de toutes les façons, lui em-
pruntait de l'argent qu'il ne lui rendait pas, et, par-dessus le
tnarché, se moquait de lui et affectait de le considérer comme
vin enfant sans expérience ou comme un rêveur totalement
étranger aux chosed de ce monde.
— Nous voyons la vie sous deux aspects bien différons, lui
disait-il ; ou plutôt, moi, je la vois, et toi, tu ne la vois pas. Je
suis myope, c'est vrai ; et, pour voir ce qui m'entoure, j'ai be-
soin de fortes lunettes à travers lesquelles les choses et les
hommes m'apparaissent nets, quoique rapetisses. Toi, tu es
myope aussi ; mais tu ne possèdes pas même une paire de be^
sicles, et tu ne vois rien du tout.
Ces propos piquaient Ânania, et d'autant plus douloureuse-
ment qu'au fond il y reconnaissait une part de vérité. Â certains
momens,* il se demandait s'il n'avait pas en effet un Toile sur les
yeux et sïl serait jamais capable de comprendre la réalité de
Vexistence et de jouer un rôle actif dans le monde. Au lieu
de cette vie puissante qu'il avait rêvée, lorsqu'il habitait encore
en Sardaigne, et qui, croyait-il alors, s'emparerait de lui dès qu'il
aurait respiré l'air de Rome, il ne trouvait toujours en lui-même
<{U6 défiance, chagrin, mécontentement du présent et appréhen-
sion de l'avenir.
Après vingt querelles futiles mais irritantes, Anania résolut
de quitter pour toujours la chambre au paravent jaune et de s'in-
staHer seul dans une chambrette où il serait vraiment chez lui.
Alors il se souvint de cette Maria Obinu, dont la Questure lui
ft^t indiqué le nom et l'adresse ; et, puisque cette logeuse était
S^,il pensa qu'il trouverait peut-être auprès d'elle une hospi-
Wté agréable.
Lorsqu'il sonna à la porte de l'appartement, une femme
S'Vide et p&le, asse:^ pauvrement vêtue de noir, vint ouvrir ; et,
^ Tapercevant, Anania éprouva un trouble soudain : il lui sem-
blait qu'il avait déjà vu quelque part cette face longue et ces
P^dB yeux verdàtres.
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280 REVUE DES DEUX MONDES.
— Madame Obinu? demanda-tp-il.
— C'est moi.
Elle lui ât traverser un vestibule obscur et l'introduisit (
un petit salon gris, triste, à peine éclairé. Le jeune homme n'es
fut pas moins frappé tout de suite par la présence de divers
objets sardes, notamment d'une tête de cerf et d'une peau de
mouflon atti^chées contre le mur.
I — Je voudrais une chambre, dit-il. Je suis un étudiant ^l
sarde.
Tout en parlant, il examinait cette femme de la tôte ananar
pieds. Elle pouvait avoir trente-sept ou trente-huit ans ; elle était- — t
pâle, maigre, avec un long nez aux ailes presque diaphanes ^
mais son épaisse chevelure noire, coiffée encore à la mode sarde ^
c'est-à-dire en tresses compactes fixées sur la nuque, lui donnai ^C:
un air gracieux.
[ — Monsieur est Sarde ? répondit-elle avec aisance, en adres-
sant au jeune honmie un sourire de sympathie. Je serais d'autant
plus heureuse de vous avoir dans ma maison. Mais, pour le mo-
ment, je n'ai aucune chambre disponible. Si vous pouviez pa-
tienter une quinzainede jours, je vous donnerais la chambre d'une
miss anglaise qui doit partir à la fin du mois.
— Ce retard me contrarie beaucoup, répondit-il ; car je suis
obligé de quitter sans retard le logement que j'occupe. Mais, s'il
n'y a pas d'indiscrétion, veuillez me faire voir cette chambre ; et,
dans le cas où elle me conviendrait, je chercherais un moyen
pour arranger les choses.
La chambre de l'Anglaise était dans un désordre indescrip-
tible. De chaque côté du lit, il y avait des piles de livres et
d'objets anciens ; dans un tub en caoutchouc, une botte de cassie
embaumait ; sur la tablette de la fenêtre était posé un petit vo-
lume de poésies, intitulé Mère, de Giovanni Cena. Anania n'était
pas superstitieux, et cependant ce titre le frappa conmie une
sorte d'avertissement. Il résolut aussitôt de prendre cette chambre,
qui d'ailleurs serait confortable et assez riante lorsqu'on y aurait
mis de l'ordre.
— Cette chambre me plaît, dit-il. Mais je ne sais vraiment que
faire jusqu'à la fin du mois... En attendant, n'auriez-vous pas
quelque cabinet à me donner?... Je me contenterais, au besoiui
de coucher sur un divan...
— Vous seriez trop mal.
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CENDBES. 281
— N'importe. Faites-moi préparer le divan qui est dans
l'antichambre... Une semaine ou deux passent vite...
Ce soir-là, lorsqu'il apporta dans |sa nouvelle demeure ses
livres et sa malle, Maria Obinu lui dit en souriant :
— Je ne veux pas que mon locataire sarde couche sur un
divan. Je vous céderai ma chambre jusqu'à la fin du mois.
Il protesta en vain ; la malle et les livres furent déposés dans
la propre chambre de Maria Obinu, qui devint pour quinze
jours celle d'Ânania.
II
La chambre de Maria Obinu, étroite et longue, ressemblait
un peu à une cellule de noçne. Le long des murailles grises
était accrochée toute une série de tableautins et d'images
pieuses; trois cierges et trois crucifix, une branche d'olivier, un
énorme chapelet de dragées, deux grappes de médailles bénites
pendaient au chevet du lit blanc, parfumé de lavande ; une pe-
tite lampe brûlait dans un coin, devant une image où les Âmes
da Pui^toire, rendues livides par le crayon bleu qui les avait
enluminées, priaient au milieu de flammes que le crayon rouge
avait rendues sanglantes.
Tout en défaisant sa malle, Ânania interrogea la logeuse.
Elle lui dit qu'elle n'était née à Nuoro que par hasard, durant
un bref séjour qu'y avaient fait ses parens. Puis elle lui de-
manda s'il désirait que la lampe des Saintes Ames fût éteinte.
— Non, dit-il. Et vous allez voir : je suis dévot, moi aussi !
Il tira de sa malle un sachet d'étoffe graisseuse, attaché par
nne chaînette que l'usage avait noircie, et il le passa à son cou
en disant avec un sourire moqueur :
— C'est la rezetta de Saint- Jean, qui éloigne les tentations.
— Vous n'y croyez pas! répliqua la femme, sur un ton qui
parut à la fois sévère et triste. Libre à vous; mais au moins
ne vous moquez pas d'une chose qui devrait vous être sacrée.
Cette nuit-là, sur son petit^ lit parfumé de lavande, Ânania
ht longtemps avant 4^ s'endormir. Certes il ne croyait pas en-
core c[ue Maria Obinu fût sa mère ; et pourtant, il commençait
i le souhaiter un peu. Cette femme, qui n'avait pas toujours
M un modèle de vertu, semblait maintenant si sage, si bonne,
û religieuse I Parfois, se laissant aller à la fantaisie de son ima-
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282 REVUE DES DEUX MONDES.
gination, il rêvait qu'en somme rien ne s'opposait absolument ^^
ce quelle fût Oli; et cette pensée lui donnait une satisfactions
singulière, parce qu'il se plaisait à croire que la pécheresse d^
jadis était revenue au bien et réparait par une conduite hono —
rable et laborieuse les erreurs de sa jeunesse... Mais n'était-iS
pas absurde de supposer que le hasard l'eût, comme un SB
magique, amené justement auprès de sa mère, dans la chambi —
de sa mère, sur l'oreiller où sa mère avait dû verser tant d^.
larmes en se rappelant l'enfant abandonné?
Toutefois, comme l'imagination est ingénieuse à rendre vra^:î.
semblable ce qu'elle souhaite, il trouvait aussi des raisons poui*
admettre que cette femme pouvait être Oli. D'abord, il y avati/
indubitablement une certaine ressemblance entre Timage à demi
effacée que sa mémoire conservait d'Oli, et cette figure longue
et maigre que les grands yeux verdâtres éclairaient d'un sombre
feu intérieur. Et puis, Maria Obinu paraissait avoir l'âge que
devait avoir la mère d'Ânania. Le changement de nom ne
faisait pas de difficulté : maintes personnes, pour se débarrasser
d'un passé compromettant, recourent à ce subterfuge, d'autant
plus commode à pratiquer que l'on vit plus loin de son pays
natal. Mais ce qui frappait surtout le jeune homme, c'était la
sympathie extraordinaire dont il avait été l'objet. Maria Obinu
ne lui avait-elle pas cédé spontanément sa propre chambre? Ne
lui avait-elle pas témoigné dès la première heure une prévenance
Hjuasi maternelle? Sans doute elle ne pouvait savoir alors que
ce visiteur inconnu était son fils; mais n'y a-t-il pas quelque
chose de vrai dans ce que les romanciers appellent, d'un nom
vague et prétentieux, la voix du sang? Et, dans tous les c&s,
n'était-il pas admissible qu'après avoir abandonné autrefois sod
propre fils, la malheureuse femme ne pût se défendre d'une
tendresse instinctive, mélangée de regret et de repentir, envers _
un jeune homme dont elle ignorait qu'elle fût la mère, mais qui
ravivait pour elle le souvenir du fils perdu?
« Il faudra que je m'informe, se disait-il. Je me ferai ra-
conter sa vie... Mais à quoi bon? Non, ce n'est pas elle! Non, il
n'est pas possible que ce soit elle ! Ne m'aurait-elle pas reconnu
tout de suite, quand je lui ai montré la rezetta? Et aurait-elle eu
la force de dissimuler son émotion?... Est-ce qu'elle a été émue?
Oui, j'en suis sûr; mais je ne saurais dire avec certitude si ell^
a ét4 émue par ma seule incrédulité religieuse ou par quelques
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CENDRES. 283
autre cause... Au surplus, si c'était elle, pourquoi ne se serait-
elle pas dévoilée tout de suite? Qu*avait-elle à craindre? » Mais,
malgré tous ces raisonnemens, il se rappelait la première nuit
gull avait passée à Nuoro et le baiser furtif que son père, après
l'avoir impitoyablement renié, lui avait posé sur le front, dans
le grand Ut de Zia Tatana. Et il s'attendait presque à ce que,
d*un moment à l'autre, la porte s'ouvrît, et qu'une ombre, se
glissant dans la clarté vacillante de la petite lampe, vînt lui
mettre sur le front un furtif baiser maternel.
La petite porte ne s^ouvrit pas. Les bruits de la rue s'affai-
blirent; le dernier des locataires rentra; et bientôt la petite lampe
des Saintes Ames resta seule à veiller. '
« Ma chère Margherita,
« Je reçois ta lettre à llnstant même, et je te réponds aussi*
tôt. Je n'ai pas bien ma tète h moi; ces derniers jours, j*ai pris
Wxigt fois la plume pour t'écrire, sans pouvoir en venir à boint.
fit cependant, j'ai k te dire tant de choses!
« Sache d'abord que j'ai changé de logem^it. Daga devenait
trop hargneux; nous nous disputions sans cesse, et d'ailleurs
la maison était trop loin de l'Université. Pour Daga, qui manque
la Tuoitié des cours, cela n'a pas d'incr/onvénient; mais pour moi,
qtiî n'en manque aucun, c'était fort incommode.
« J'faahite aujourd'hui dans une petite pension bourgeoise
««lue par une dame sarde, très bonne et très dévote, qui m^a
>tis tout de suite en affection . Juges-en par ce détail : comme
^ chambre qui sera la mienne |est occupée jusqu'à la fin -du
>ois par une belle miss anglaise, ma logeuse m'a cédé sa propre
xambre!
« Cette mîss te ressemble d^une façon extraordinaire. Et
uimoins je te supplie de ne pas être jalouse d'elle : i^ parce
î mon cœur appartient déjà à une autre demoiselle ; 2® parce
imiss est :fiancée; 3® parce qu'elle est folle à lier; 4« parce
elle doit partir dans huit jours ; 5** parce que je suis sous la
ivegarde de toutes Ibs saintes et de tous les saints du Paradis,
idus aux murs de ma chambre provisoire, et qu'en outre
Saintes Ames du Purgatoire veillent sur moi, éclairées jour
liuit par un lumignon qui, je ne sais comment, me semble
5) lui aussi, une âme en peine!
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284 REVUE DES DEUX MONDES.
« M°' Obinu (c'est le nom de ma logeuse) a pour auxiliaire
une vieille cuisinière sarde, qui est à Rome depuis plus de trente^^
ans et qui n'a pas encore appris l'italien. Pauvre Zia Varvara! -
Elle a été en quelque sorte ravie de la Sardaigne, emmenées
presque malgré elle par un maître impérieux, dont elle avait^
peur. J'ai pitié de cette petite vieille, noire et ratatinée comme
une jana (1), qui conserve avec un soin jaloux le costume de
son pays serré au fond de sa malle, tandis qu'elle porte une
robe ridicule achetée au Gampo di Fiore (2) et un chapeau
qui dut appartenir à la première femme de Napoléon 1^
Grand.
« Je vais souvent trouver Zia Varvara dans sa cuisine obscure
et surchaufiPée, et je cause avec elle en dialecte. Alors elle
pleure et me demande des nouvelles des gens de son village ; et
elle rêve sans cesse de retourner en Sardaigne, quoiqu'elle ait une
peur terrible de la mer, cpi'elle croit toujours furieuse comme
la seule fois où elle Ta traversée. Elle n'a pas la moindre connais-
sance de cette ville qu'elle habite; pour elle, Rome est « un lieu
où tout est cher, » un endroit périlleux où Ton peut mourir d'un
moment à l'autre, écrasé par une voiture. Elle m'a dit que les
tramways, qui l'effraient beaucoup, lui paraissaient semblables
à des cerfs (elle n'a jamais vu un cerf vivant!), et qu'elle ne va
pas entendre la messe au Panthéon parce que, dans cette église
ronde avec un trou à la voûte, comme les fours sardes, il lui
vient ime envie de rire. Elle m'a demandé si, chez nous, on fait
encore le pain à la maison ; je lui ai répondu que oui, et elle
s'est mise à pleurer, en se rappelant les plaisanteries et l'allé-
gresse des jours où l'on cuisait le pain dans la petite maison de
son père. Puis, elle a voulu savoir s'il y a encore des pâtres et
s'ils mangent encore assis par terre, sous les arbres. Comme elle
soupirait au souvenir d'un « festin » de Pâques où elle assista,
il y a quarante ans, dans une bergerie de Goceano !
« Quelquefois, Zia Varvara chante des poésies en dialecte
logudorais, entre autres une complainte funèbre^qui est popu-
laire aussi à Nuoro, tu sais, celle qui dit :
0 mon cœur, il me faut partir.
Dors doucement, dors doucement 1
(1) Fée naine des légendes sardes.
(2) Place sur laquelle se tient un grand marché en plein vent.
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CENDRES. 285
0 mon cœur, il me faut partir,
U me faut faire testament (1) !
<« Le soir, la maîtresse et la servante récitent le rosaire en
dialecte; et moi/ je m'amuse à répondre de ma chambre, ce qui
met en colère Zia Varvara, laquelle s'interrompt et me crie, fu-
rieuse :
w — Au diable celui qui t'a fait !
« — Oh ! Zia Varvara, dit alors la maîtresse en se fâchant
à son tour, est-ce que vous devenez folle ?
« — Et pourquoi ne lui imposez-vous pas silence, à ce po-
lisson d'enfer !
« Mais assez sur ce sujet, ma belle et chère Margherita; par-
Ions d'autre chose. A Home, il fait déjà très chaud. Toutefois,
vers le soir, on a ordinairement ^un peu 4e 4)rise fraîche. Pen-
dant la journée, j'étudie avec ardeur, j'étudie avec passion, parce
que... parce que c'est mon devoir et aussi mon plaisir. Je 'fré-
quente l'Université et les bibliothèques avec plus d'assiduité
qu'aucun autre étudiant, et cela fait que mes professeurs m'ai-
ment. Le soir, je vais me promener sur les bords du Tibre, et je
reste des heures et des heures à regarder l'eau courir, tout en
m'adressant à moi-même des questions parfaitement inutiles,
celle-ci, par exemple : — Qu'est-ce que l'eau? — Au surplus, on
a tort de dire que le Tibre est blond ; cela n'est pas vrai.* Quel-
quefois il est jaunâtre et terreux, mais souvent aussi il est ver-
d&tre; quelquefois il est livide, et quelquefois il tire «sur l'azur.
En outre, cerjtains soirs tranquilles, le grand fleuve est laiteux,
et il reflète les lumières, les ponts, la lune, tel un marbre poli.
Je compare le cours intarissable de ses eaux à mon amour pour
toi, continu, silencieux, invincible, intarissable conmie le fleuve.
Ah ! pourquoi n'es-tu pas ici à mon côté, ma chère Margherita ?
Déjà toutes les choses me semblent plus belles et plus profondes,
quand je les regarde en pensant à toi ; combien elles me paraî-
traient vivantes et lumineuses, si je pouvais les voir se refléter
dans tes yeux adorés! Quand donc se réalisera-t^il enfin, le rêve
torturant et délicieux de nos âmes? A certaines heures, il me
semble impossible que je vive encore, séparé de toi depub si
(i) ^>. « CorOf anninno, anninno,
Dago de partir so
. B d$ faghir tutatnêntu,». b
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286 REVUE DES DEUX MONDES.
longtemps, et une angoisse inexprimable fait trembler mon
cœur; et puis, j'exulte de bonheur en songeant que, dans deux
mois, nous nous reverrons.
« 0 ma chère Margherita, je ne sais pas te dire ce que je sens,
et il me semble que nulle parole humaine ne pourrait l'exprimer.
C'est un feu continu qui me brûle et me consume, c'est une soif
inextinguible qui ne pourra s'étancher qu'à une seule fontaine.
Tu es la fontaine qui me désaltérera, tu es le jardin où viendra
se délecter parmi les fleurs mon âme embrasée d'amour et d'idéal.
Je suis si seul dans le monde, 6 mon adorée ! Tu es tout mon
univers; et, quand je m'égare parmi la foule, parmi ce flux de
gens que je ne connais pas, il suffit que je pense à toi pour que
mon ftme se prenne à aimer tous les inconnus qui m'environ*
nent et pour qu'autour de moi je sente vibrer l'âme de cette
multitude conmie une mer harmonieuse.
« Certains jours, après avoir reçu tes lettres, j'éprouve une
félicité tellement immense qu'elle me donne le vertige ; il me
semble que je suis parvenu à la cime d'une merveilleuse mon-
tagne et qu'il me suffirait d'étendre la main pour effleurer l'or
des étoiles. Ah I c'est trop, c'est trop!... J'ai comme une peur :
la peur de choir dans un abîme, la peur d'être réduit en cendres
par le contact surnaturel des astres voisins. Qu'adviendrait-il de
moi, si tu venais à me manquer ? Ah I tu ne sais pas, tu ne peux
pas comprendre quel est ton blasphème, quand tu m'écris que
tu es jalouse des femmes belles et instruites dont je fais
la rencontre à Rome. Nulle femme ne peut être, ne peut repré-
senter poifir moi ce que tu es et représentes. Tu es ma vie même,
tu es mon passé, ma patrie, ma race, mon rêve ; tu es la mysté-
rieuse essence qui emplit pour moi cette coupe vide qu^est la vie.
Oui, je me figure volontiers la vie comme une coupe que
nous devons tenir tsontinuellement sur nos lèvres. Pour beau-
coup, cette coupe est vide, et ceux qui la tiennent, après de vains
efforts pour y boire ce qui n'y est. pas, meurent lentement d'ina-
nition, ou plutôt meurent faute de breuvage spirituel. Pour
d'autres au contraire (et par bonheur je suis du nombre), la
coupe contient une ambroisie divine... »
Ici, Anania interrompit sa lettre et en relut les lignes
finales. Une petite fourmi noire passa sur le feuillet, et il la
suivit avec des yeux pleins d'étonnement. L'idée lui vint dp
l'écraser avec le doigt; cependant, il la laissa continuer son
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CENDRES, 287
chemin, et elle disparut sous un livre sans se douter du péril
effroyable auquel eUe venait d'échapper.
Un flot d'amertume avait subitement inondé son cœur. « Oui,
se disait-il, je suis trop près des étoiles ! Je ne vois pas l'abîme
où je tomberai inévitablement. » Et, de ses mains crispées, il se
meurtrissait les tempes. « Pourquoi est-ce que je m'obstine à
rêver la possibilité du bonheur? L'obstacle insurmontable est tou-
jours là ! 11 est à deux pas de moi !... Cette femme est peut-ôtre
ma mère... Je crois qu'elle est ma mère I... Il faut que je sorte
de cette cruelle incertitude, il faut que je sache la vérité!... Je
l'interrogerai, je la forcerai à me révéler son secret ! »
Ensuite, il pensa à la paix dont il avait joui, depuis qu'il était
venu habiter chez Maria Obinu ; et il se mit à trembler, se
laissa choir sur une chaise. La colère contre cette femme, en qui
il voyait le fléau de sa vie et de son amour, faisait place à la pitié
pour la pécheresse repentie, qui rachetait maintenant ses fautes
anciennes par une honnêteté diligente et pieuse. En somme,
pendant toute la semaine qu'il venait de passer là, dans cette
petite chambre quasi monacale, il avait joui d'une sorte de
bonheur à constater la conduite irréprochable de celle qu'il lui
agréait maintenant de considérer comme sa mère ; et même c'était
pour cela, sans doute, qu'il s'était attaché à cette idée : car son
horizon s'en trouvait éclairci, et son âme, délivrée d'une partie
de son fardeau, pouvait reprendre enfin son vol jusqu'aux
étoiles.
Une pensée qu'il ne s'avouait pas nettement à lui-même,,
mais qui s'agitait au fond de son esprit dans une demi-incon-
science, était la suivante. Puisque cette femme, soit pour se
punir, soit par amour de Tindépendance, soit pour tout autre
motif, refusait de se faire connaître au fils retrouvé, le fils pou-
vait sans scrupules respecter le secret de la mère et renoncer à
cette œuvre de sauvetage qu'il avait méditée pendant toute sa
jeunesse. En réalité, le sauvetage était déjà accompli. La logeuse
s'était assuré grâce à son travail ime aisance honorable, et elle
menait maintenant une vie exemplaire. Son fils ne pouvait donc
plus loi faire du bien ; et il risquait de lui faire du mal en in-
tervenant mal à propos, alors que la mère ne le désirait pas,
dans cette vie de discret repentir. Le problème s'était résolu de
lui-même et la mission n'avait plus d'objet. Après tant et tant
d'angoisses, il était loisible au jeune homme de poursuivre
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288 REVUE DES DEUX MONDES.
tranquillement sa route vers le bonheur. Déjà il lui semblait
qu'il avait accompli son devoir par le seul désir de l'accomplir;
et ce devoir idéal lui avait tant coûté, lui paraissait à tel point
héroïque et sublime, qu'il en avait l'âme exaltée d'orgueil. Les
étoiles redevenaient voisines.
Il y avait dans ses sentimens et dans ses idées tant de con-
tradictions, à quelques minutes d'intervalle, qu'il en fut frappé
lui-même et se mit à réfléchir sur son propre caractère et sur la
passion obsédante qui le tourmentait. Et il observa que la plus
grande partie de ses souffrances venait moins de cette passion
môme que de la choquante discordance qui existait entre les deui
êtres disparates dont se composait son moi.
L'un de ces deux êtres était un enfant Imaginatif, passionne
et triste, au sang malade; c'était encore le même enfant qui, jadis,
gravissait la montagne natale en rêvant un monde mystérieux;
le même enfant qui, dans la maison de l'huilier, avait durant
de longues années médité la fuite sans jamais exécuter son des-
sein; le même enfant qui, à Gagliari, avait pleuré en pensant
que Marta Rosa pourrait être sa mère. Et l'autre, c'était un être
normal et intelligent, qui avait grandi à côté de l'enfant incu-
rable ; et cet être voyait clairement la vanité des fantômes et des
monstres nébuleux qui tourmentaient son compagnon; mais il
avait beau crier et lutter, il ne réussissait pas à se débarrasser
de ces visions obsédantes.
Le jour approchait où les vacances permettraient à l'étudiant
de retourner pour la première fois dans son île natale.
— Zia Varvara, disait-il à la >âeille servante qui préparait le
café, comme je suis heureux ! Il me semble que j'ai des ailes.
D'ici quelques jours!... Oui, il me semble que j'ai des ailes. Je
vais sauter sur la fenêtre..., et je prendrai mon vol, je serai tout
de suite en Sard^igne.
Et il s'élançait vers la fenêtre, faisait semblant de sauter sur
le mur d'appui.
— Oh, oh ! criait la vieille, comiquement épouvantée. Ne
montez pas sur la fenêtre, mon cher enfant. Prenez garde de
tomber... Âh ! mon Dieu !
— Eh bien ! donnez- moi une tasse de café, rien cpi'une pe-
tite tasse; sinon, je m'envole... Il est parfait, votre café, Zia
Yarvara! Gomment réussissez- vous à le faire si bon? Il n'y a que
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CENDRES. ^-^Cii£0«2>^ 289
ma mère, à Nuoro, qui le fasse presque aussi bon que le vôtre.
La vieille, flattée plus qu'on ne saurait dire, lui versait une
tasse d'un café qui était véritablement exquis, parce que c'était
le premier passé dans le filtre.
— Grand Dieu, qu'il est bon ! répétait Ânania, ouvrant sa
bouche humide de café, et levant des yeux pleins d'extase. Il
me donne la nostalgie, tant il est bon !
— Qu'est-ce que c'est que la nostalgie?
— C'est un frisson au cœur, ce frisson qui vient quand on
pense au paradis perdu. Ah ! comme votre café est bon ! Voulez-
vous partir avec moi, ma petite Zia Varvara? Je vous prendrai
en croupe. Âh ! quel bonheur I
La vieille soupirait avec exagération. Ah I s'il n'y avait pas
eu la mer l
— Tu es très riche? demandait-elle à l'étudiant.
— Je le crois bien !
— Tu as beaucoup de tanças?'
— Sept ou huit. Je ne sais plus au juste.
— £t des ruches, tu en as aussi ? Et des bergers, pour garder
tes troupeaux?
— Oui, Zia Varvara, j'ai tout cela, j'ai tout cela!
— Mais alors, pourquoi es-tu venu dans ce damné pays ?
Quel besoin avais-tu d'étudier?
— Parce que mon amoureuse veut que je sois docteur.
— Et qui est-ce, ton amoureuse?
— C'est la fille du baron de Baronia.
— Ah ! ils vivent donc encore, les barons de Baronia ? J'avais
entendu dire que leur château était hanté par les fantômes. Une
fois, un bûcheron passa vers minuit sous les murs de ce château, ,
et il vit une dame avec une longue tratne d'or qui la faisait res-
sembler à une comète. Tu sais ce que c'est qu'une comète?...
0 sainte Notre-Dame du bon Conseil, tu vas me ruiner. Prends
garde que tout ce café ne te fasse du mal.
— Mais racontez-moi donc, Zia Varvara. Quand le bûcheron
vit la dame, que fit-il? insistait l'étudiant en se versant une
iutre tasse de café.
Et Zia Varvara continuait son récit. Elle y embrouillait les
légendes du château de Burgos avec celles du château des Gal-
teUi, y confondait de lointains souvenirs historiques,transmis pal*
les traditions populaires avec des événemens arrivés au tempj
rcfif XXVI. — J90ÎS 19
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290 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa propre enfance. Entre autres légendes, elle racontait celle
d'un seigneur qui, s'étant perdu dans une vaste plaine, erra jus-
qu'au soir et put enfin, en se dirigeant sur le son d'une cloche,
regagner un lieu habité. La joie de ce seigneur, aussi riche
que benêt, fut si grande qu'il promit de laisser tous ses biens à
l'église dont la cloche l'avait guidé dans la solitude. Depuis lors,
la cloche de cette église tinte chaque soir pour que les voya-
geurs perdus puissent retrouver leur chemin.
Anania écoutait avec délices les récits évocateurs et les ques-
tions de Zia Yarvara. Quelquefois, tandis qu'à quelques mètres
de distance grinçait [le tramway et que l'on entendait les miau-
lemens amoureux des chats entre les colonnes du Panthéon, il
se laissait si bien charmer par les récits de la vieille qu'il lui
semblait qu'en sortant devant la porte, il allait se trouver dans
un sauvage paysage sarde, sur le haut d'un nuraghe gardé par
l'esprit des géans, ou dans le joyeux et barbare tumulte d'une
course de chevaux, en compagnie de quelque vieux pâtre philo-
sophe et contemplateur, à l'âme orageuse et haute comme les
nuages. Dans les nostalgiques paroles de cette vieille femme
exilée, il respirait déjà l'arôme de la terre natale, le vent chargé
des sylvestres parfums de l'Orthobene et du Gennargentu. Et il
se sentait Sarde, profondément et exclusivement Sarde.
— Ah ! comme je m'amuserai ces vacances 1 — disait-il à la
vieille. — Je veux aller à toutes les fêtes, je veux visiter mon
pays natal, je veux faire l'ascension du Gennargentu, du Mont
Rasu, monter au château de BurgosI Mais c'est spécialement le
Gennargentu que je veux visiter. Qui sait si un tel et un tel
vivent encore, à Fonni^? Et les moines, que deviennent-ils? Et
Zuanne?
Sans y prendre garde, il commençait à éprouver le mal du
pays de la même façon que Zia Yarvara.
— Et vous, demanda-t-il à Maria Obinu qui venait d'entrer
à la cuisine, vous n'allez donc plus en Sardaigne?
— Moi? répondit-elle, un peu assombrie. Non; moi, je n'irai
plus jamais !
— Pourquoi ? Yenez ici, à la fenêtre, madame Obinu, et re-
gardez cette belle lune I Eh bien, ne vous plairait-il pas de fair^
un pèlerinage à la Madone de Gonare, sous ime lune resplendis —
santé conmie celle-ci ? Gravir la montagne à cheval, doucemenf ^^
doucement, à travers les bois, le long des précipices, toujours
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CENDRES. 291
plus loin, toujours plus loin, tandis que la petite église se des-
sine sur le ciel, là-hàut, là-haut, là-haut !
Maria Obinu secouait la tête et avançait les lèvres avec in-
différence. Zia Varvara, au contraire, tressaillait toute et levait
les yeux, comme pour chercher la petite église profilée sur l'azur
tendre du ciel lunaire, là-haut, là-haut, là- haut...
— Je ne parle pas pour vous, ni pour les personnes qui vous
veulent du bien, ni pour les églises, ni pour les dévots à la
Vierge Marie, — protestait la logeuse. Mais puisse le feu ravager
la Sardaigne avant que j'y retourne !
Zia Varvara, attentive à ses casseroles, fermait les yeux avec
Que pitié infinie, ne pouvant protester contre la haine que nour-
rissait sa maltresse pour l'Ile natale.
— Ah ! mon petit cœur, dit-elle à Anania, sitôt que Maria
Obinu se fut retirée dans la [salle à manger, elle a bien raison !
Là-bas, on lui a fait souffrir le martyre.
— Mais elle n'en est pas morte, Zia Varvara!
— Tu ne sais rien, toi!... Mieux vaut pour une femme être
assassinée que d'être trahie par un homme...
Ces derniers mots réveillèrent dans l'âme d'Anania les sou-
venirs, les doutes, la chimère, le rêve.
— Zia Varvara, — demanda-t-il en s'approchant de la vieille,
vous venez de dire qu'elle a été trahie par un homme... Com-
ment s'appelle cet homme? Tâchez de le savoir... Je pourrais
raidre service à Maria Obinu en le recherchant et en l'atten-
drissant. «. Vous en profiteriez, vous aussi.
— Pourquoi l'attendrir?
— Pour qu'il lui vienne en aide.
— Mais elle n'a pas besoin qu'on l'aide. EBe a de l'argent, tu
sais... Ce que tu as de mieux à faire, c'est de la laisser en paix :
car elle n'aime pas qu'on réveille le souvenir de ses malheurs...
Ne lui en dis pas un mot, tu sais ! Elle m'étranglerait, si elle
savait que j'en ai causé avec toi.
Tous les jours, soit avant de sortir pour se rendre à l'Uni-
versité, soit lorsqu'il rentrait, épuisé par la fatigue et par la ten-
don nerveuse des examens, il se promettait de résoudre l'énigme ; '
mais c'était inutilement. Il se disait : « Je vais l'appeler, la sup-
plier, la presser de questions, la menacer même ; je lui dirai
que la Questure m'a fait connaître qui elle est; je l'intimiderai *
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292 REVUE DES DEUX MONDES.
pat la crainte d'un scandale. Elle parlera... Et si c'est >//^.^ »
Comme d'habitude, cette hypothèse Tétonnait et TefiFrayait.
Parfois, lorsqu'il se figurait le moment de la révélation, il imagi-
nait une scène dramatique entre sa mère et lui; parfois, au con-
traire, il lui semblait que pas une fibre de son cœur ne se serait
émue. Mais, lorsqu'il voyait Maria Obinu, pâle et souriante, vêtue
de sa pauvre robe sombre, toujours occupée dans les chambres
des locataires ou dans la cuisine, toujours tranquille, incon-
sciente, presque indifl'érente, les paroles décisives se glaçaient
sur ses lèvres. Un voile tombait entre lui et l'aspect réel du fan-
tôme qui le tourmentait si fort. Et, au lieu de la scène violente
ou du drame sentimental qu'il avait imaginé, une conversation
insignifiante s'engageait entre la logeuse et lui, avec l'imman-
quable intervention de Zia Varvara.
Quelques minutes seulement avant de partir, il prit la réso-
lution solennelle de laisser en suspens, jusqu'à son retour, toutes
les recherches et tous les vains projets. Il se sentait las, à bout
de forces : la chaleur, les examens, la fièvre, les rêveries
l'avaient épuisé. « Je me reposerai, se disait-il en faisant à la
hâte sa valise et en se rappelant, non ^sans un peu d'ironie, les
longs préparatifs qui avaient précédé son départ de Nuoro. Ahl
comme je vais dormir, ces vacances ! Oui, j'ai besoin de dormir,
d'oublier, de me reposer, de réparer mes forces. Je ne veux pas
devenir neurasthénique. Je monterai sur les montagnes de mon
pays, sur le Gennargentu vierge et sauvage. Il y a si longtemps
que je la rêve, cette ascension ! J'irai voir la veuve du bandit,
le moinillon Zuanne, les fils du fabricant de cierges... Et la cour
du couvent?... Et le carabinier qui chantait : A toi ce rosaire? »
Ensuite, la pensée de revoir Margherita, de l'embrasser, de
se plonger tout entier dans ce pur amour comme dans un bain
d'aromates, lui donnait un bonheur si intense qu'il en défaillait. Il
aurait presque voulu se dérober à cette douceur dévorante ; mais
il avait beau la chasser de son esprit, elle lui courait dans le sang,
lui vibrait dans les nerfs, lui gonflait le cœur jusqu'à le faire
souffrir.
Au moment du départ, Zia Varvara lui remit un petit cierge
pour qu'il le portât, de la part de la vieille, à la Basilique des
Martyrs ; et Maria Obinu lui donna une médaille bénite par le^
Pape.
— Si vous ne la voulez pas, mécréant que vous êtes, luB^
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CENDRES. 293
dit-elle en souriant, un peu émue, — eh bien I vous l'offrireis à
votre mère. Adieu, bon voyage et bon retour. N'oubliez pas que
la chambre reste à votre disposition. Et soyez gentil : envoyez-
moi tout de suite une carte postale.
— Adieu, — répondit Anania en prenant la médaille. Priez
pour moi les Saintes Ames du Purgatoire.
— Je le ferai certainement, reprit-elle en le menaçant du
doigt. Elles vous protégeront contre les tentations.
— Amen! Et au revoir !
Zia Varvara, portant la valise d' Anania, l'accompagna jusqu'à
la place du Panthéon, où il devrait prendre le tramway.
— Fils de mon cœur, lui dit la vieille, salue de ma part la
première personne que tu rencontreras sur la terre sarde. Bon
voyage, et n'oublie pas le cierge !
Arrivée à la station du tramway, elle l'embrassa légèrement
sur la joue, en versant des larmes amères. Le jeune homme se
rappela le baiser de Nanna l'ivrognesse, au moment où il étdt
parti de Nuoro ; mais, cette fois, il s'attendrit et il embrassa Zia
\^arvara, en lui demandant pardon de l'avoir trop souvent
taquinée.
Puis tout disparut : la vieille qui, au départ du jeune
homtne, pleurait d'être exilée loin de sa chère patrie; la rue
mélancolique où s'élevait la maison habitée par Maria Obinu; la
place qui, à cette heure, était déserte et brûlante ; le Panthéon
triste comme une tombe cyclopéenne; les petits chats rêvant
parmi les énormes ruines. Et Anania, le visage inondé par un
souffle de vent, se sentit heureux et comme délivré d'un cau-
chemar.
III
Avant do descendre pour diner, Anania se mit à la fenêtre de
sa chambre et resta frappé par le silence profond qui régnait
dans la cour, dans le voisinage, dans la campagne, près et loin,
partout, jusqu'à l'horizon. Il lui sembla qu'il était devenu sourd,
et il éprouva un sentiment [d'oppression triste. Mais la voix de
Zia Tatana retentit sous le sureau.
— Descends, mon enfant.
Il obéit; et, lorsqu'il fut à la cuisine, il s'assit devant la pe-
tite table dressée pour lui seul. Ses « parons, » selon leur cou-
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c
294 REVUE DES DEUX MONDES.
tume, mangeaient assis h terre, devant une corbeiHe pleine de
fouace çt de viandes.
Rien n'était changé. La cuisine était toujours la même,
pauvre et obscure, m>iis propre, avec le foyer au centre, avec
les murs ornés de broches, de plats, de grands paniers, de
cribles, de tamis et d'autres ustensiles pour nettoyer la fa-
rine; dans un coin, il y avait deux sacs de laine pleins d'orge;
K près de la porte ouverte était pendue la poche de cuir pour les
'i- semences et pour les provisions que le métayer emportait aux
r champs.
f' Un petit chat roux vint tranquillement se poster près de la
k table et bâilla, levant ses larges yeux jaunes vers le jeune
I homme qui regardait autour de lui avec une sorte de stupeur.
l^' Non, rien n'était changé; et pourtant, Ânania avait la sensation
^ de se trouver pour la première fois dans ce milieu, avec ce grand
k^ paysan dont les yeux avaient encore des phosphorescences et
t: dont les longs cheveux luisaient d'huile, avec cette jolie petite
]: vieille, dodue et blanche comme une colombe.
l — Enfin nous sommes seuls, commença le père, qui man-
'v geait de la salade en la prenant simplement entre deux mor-
ceaux de fouace. On ne te laissera plus un instant de paix, tu
vas voiri Alonzu par-ci, Atonzu par-là. Oui, désormab tu es un
personnage, parce que tu as été à Rome. Moi aussi, quand je
, suis revenu du service militaire...
— Quelles comparaisons tu fais! protesta Zia Tatana, un peu
scandalisée.
— Laisse-moi dire!... Je me souviens qu'au retour j'avais de
la difficulté à parler en dialecte. Il me semblait gue j'étais dans
un monde nouveau !
L'étudiant regarda son père et sourit.
— C'est comme moi! dit-il.
— Â la bonne heure ! Mais, par la suite, j*ai repris mes ha-
bitudes, tandis que toi, d'ici trois jours, tu seras las de ce pays
cancanier; et... et...
La vieille le regarda en fronçant les sourcils, et il changea
aussitôt de discours.
— Gomme elle est grande, n'est-ce pas? cette ville de Rome !...
Donne-moi le verre, ma petite vieille... Eb! quelle mine tu fais!
C'est parce que tu as chez toi un personnage d'importance, que
tu te rengorges de cette façon?
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CENDRES. ^95
&Iai8 le jeune homme avait deviné quelque chose, et il de-
manda gravement :
— Qu'ya-t-il? Racontez-moi. Qu'est-ce qu'on dit sur mon
compte?
— Rien, rien ! Laisse caqueter les corneilles, répondit Zia
Tatana.
L'étudiant se troubla; pendant une minute, il soupçonna q\iB
l'on savait quelque chose relativement & Maria Obinu. Il dé
posa sa fourchette sur son assiette et déclara qu'il cesserait de
manger si on ne lui expliquait pas de quoi il s'agissait.
— Gomme tu es impétueux! fit remarquer la vieille. Tou-
jours le même ! Le roi Salomon disait que Fhomme impétueux
est semblable à l'ouragan...
— Ah! il existe donc encore, votre roi Salomon? Je croyais
que vous l'auriez oublié I dit le jeune homme d'une voix
aigre.
La vieille se tut, contristée. Son mari la regarda ; puis il re^
garda Anania et voulut lui donner une leçon.
— Le roi Salomon disait vrai I prononça-t-il.
Et, il ajouta très vite :
— Eh bien ! on dit à Nuoro que tu fais la cour à Margherita
Carboni.
Anania rougit et marmotta entre ses dents :
— Les imbéciles !
Après quoi, il reprit sa fourchette et se remit à manger.
— Écoute, insista le père en regardant son verre à moitié
plein. Non, ce ne sont pas des imbéciles. Si la chose est vraie,
ils ont raison de murmurer ; car ton devoir est de te déclarer
branchement à M. Carboni et de lui dire : « Mon bienfaiteur,
maintenant je suis un homme. Excusez-moi si jusqu'à présent
je vous ai caché mes espérances, comme je \es ai cachées à mes
parens eux-mêmes. »
— Taisez-vous I Vous ne savez rien I s'écria avec violence le
jeime homme irrité.
— Ah ! bonne sainte Catherine ! soupira Zia Tatana, qui avait
déjà^pardonné. Laisse-le donc en paix, ce pauvre garçon. Nous
aurons bien le temps de parler de ces affaires ; et tu n'es, toi,
qu'un paysan sans instruction et qui ne comprend rien.
Le paysan but, agita la main comme pour dire : « Du calme !
da;;alme! » Et il déclara, d'une voix tranquille :
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296 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est vrai, je n'ai pas d'instruction, et mon fils est un sa-
vant; c'est entendu. Mais je suis plus vieux que lui. Mes che-
veux, voyez-vous (et il rabattit sur ses yeux une mèche de
cheveux où il chercha et arracha un poil blanc), mes cheveux
commencent à blanchir. Or l'expérience de la vie rend l'homme
plus savant qu'un docteur. Eh bien, mon fils, je ne te dis qu'une
chose : interroge ta conscience, et elle te répondra sûrement
qu'on ne doit pas tromper son bienfaiteur.
L'étudiant frappa sur la table avec son verre, si violemment
que le petit chat en tressaillit.
— Les imbéciles ! Les imbéciles !
Mais, dans son for intérieur, il comprenait bien que son père,
cet homme ignorant et primitif, avait raison.
— Oui, mon fils, continua le paysan en rejetant sur sa tête
ses cheveux huilés, ton devoir est d'aller chez le maître, de lui
baiser la main et de lui dire : «c Je suis fils de paysan ; mais,
grâce à vous et à mon intelligence, je deviendrai docteur et riche,
et je serai un monsieur. J'aime Margherita et Margherita
m*aime; je la rendrai heureuse, je la récompenserai de s'être
abaissée jusqu'à choisir pour époux le fils de son serviteur. Que
Votre Seigneurie nous bénisse, au nom du Père, et du Fils, et
du Saint-Esprit! »
— Et si, au lieu de le bénir, il lui allonge un coup de pied
et le chasse comme un chien? demanda la vieille.
Quoique cette hypothèse fût peu flatteuse pour lui, Anania
se mit à rire, un peu nerveusement ; puis il redevint sérieux et
écouta la réponse de son père.
— Allons donc, femmelette! s'écriait celui-ci avec une
nuance de dédain, en se versant encore un verre. Ton roi Salo-
mon affirmait que les femmes ne saveht ce qu'elles disent. Moi,
au contraire, quand je parle, j'ai déjà pesé mes paroles. Le
maître bénira.
— Mais puisqu'il n'y a rien de vrai ! protesta encore l'étu-
diant.
Il débordait de joie. Il se leva, s'approcha de la porte et se
mit à siffler. Il était hors de lui; il sentait son cœur battre très
fort et s'abîmer dans un océan de bonheur; il aurait voulu inter-
roger son père, lui avouer tout; mais il ne pouvait pas. « Le
maître bénira! » Si le métayer tenait ce langage, il avait sûre-
ment ses raisons. Mais qu'était-il donc sur\'enu? Pourquoi Marghe-
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CENDRES. 29V
rita n'avait-elle jamais fait allusion aux bonnes dispositions de
M. Carboni? Et, si elle les ignorait, comment le métayer pou-
vait-il les connaître?
« Je la verrai dans quelques heures et je saurai tout, » pensa
i 'étudiant. Et ses doutes, ses angoisses, la fatigue du voyage et
la joie même des nouvelles espérances se dissipèrent devant cette
d^uce pensée : « Je la verrai dans quelques heures ! »
Au léger heurt de la main du jeune homme, la grande porte
^^^uvrit sans bruit.
— Soyez le bienvenu ! murmura la servante, qui favorisait
1 ^^s relations des deux amoureux. Elle va descendre à Tinstant
ncM-^me.
Il resta seul pendant quelques secondes, qui lui parurent un
siècle; appuyé contre la muraille encore tiède, sous le ciel voilé
&^^ la nuit silencieuse et presque tragique, il vibrait d'une joie
imcM. <{uiète ; et, quand Margherita accourut et se jeta dans ses bras,
il> la sentit plutôt qu'il ne la vit ; il sentit la joue lisse et chaude
d^^ la jeune fille, ce cœur qui palpitait contre le sien, cette taille
s<=^^ple, quoiqu'elle ne fût pas mince ; et il lui sembla qu'il allait
dl^Mlir.
Inconsciemment, follement, il se mit à lui baiser le visage,
ar%^€c une inextinguible soif de caresses qui était presque doulou-
r^iise et qui l'aveuglait.
— Assez, assez! lui dit-elle enfin, reprenant son sang-froid
\^ première. Comment vas-tu?
— Bien, bien! répondit-il vivement. Ah, mon Dieu!... Sens
j^ ^^mme mon cœur bat!
Et il appuya la main de la jeune fille contre sa poitrine, en
\ï^pirant avec eflfort.
— Ah! continua-t-il, je n'ai pas même la force de parler...
Cette nuit, il m'a été impossible de venir sous ta fenêtre, parce
^e... parce que... on ne ma pas laissé seul une minute... Et
^présent, je ne vois pas même ton visage!... Ah I fais apporter
ttûe lumière !
, I "^ Que dis-tu, Nino ! répondit-elle en riant tout bas, tandis
' I ^e, sous la paume de la main qu'Anania pressait contre sa poi-
I trine, elle percevait les battemens convulsifs de ce cœur enivré.
Nous nous verrons demain. Pour le moment, nous ne faisons
Çie nous pressentir... Comme ton cœur palpite! On dirait un
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398 REVUE DES DEUX MONDES.
oiseau blessé. Mais tu n'es pas malade, n^est-ce pas? Dis, disl
— Non, je ne suis pas malade I... Chère Margherita, où es-
tu?... Mais est-il vrai que nous sommes ensemble?
Il la regardait avec passion, faisant effort pour distinguer sot^
visage dans Tombre incolore de la nuit voilée. Il s'assit sur ixmîl
banc de pierre et força la jeune fille à s'asseoir sur ses genouzic^
la tenant emprisonnée, malgré les protestations de celle-ci, dar^g^
le cercle de ses bras qui frémissaient.
— Laisse-moi! disait-elle. Je suis trop lourde; je suis treize ^
grasse...
— Tu es légère comme une plume ! aflirma-t-il galamment ^.
Mais est-il bien vrai que nous sommes ensemble ?Âh! j'ai pe^mz:^r
que ce ne soit un rêve... Que de fois jVj rêvé cette minute-<^ i,
qui me semblait ne devoir jamais arriver! Et nous voilà ^i j-
semble, unis, unis, comprends-tu?... Mais est-ce vraiment to:^5,
Margherita? Est-il bien vrai que je t'ai là, sur mon cœur?.- — .
Parle, dis-moi quelque chose, pique-moi avec une épingle
autrement, il me semblerait que je rêve !
— Que veux-tu que je te dise? C'est à toi de me dire quelqu^^
chose. Moi, je t'ai écrit tout. Mais toi, Nino, parle : tu parlei^^
si bien! Parle-moi de Rome... Moi, je ne sais pas parler...
«^ Oh non! Tu parles merveilleusement. Tu as une voix si
douce! Je n'ai jamais ou! une femme parler comme toi ..
— Ne dis pas de mensonges! avertit-elle.
Mais l'autre ne croyait pas mentir; et, dans la sinnéri\^ de
son délire amoureux, il continua :
— Jeté jure que je ne mens point ! Pourquoi mentirais -js^? Tu
es la plus belle, la plus aimable, la plus douce des jeunes
filles... Je pense à toi comme je penserais à une sainte, !^i
suave, si pure, si fraîche, si bonne!...
— Crois-tu qu'une sainte ferait ce que je fais maintenant?..»
— Tais-toi!... s'écria-t-il.Ne blasphème pas!... Nous sommes
fiancés, nous!... N'est-il pas vrai que nous sommes fiancés? Dis-
moi que oui.
— Oui.
— Dis-moi que tu m'aimes.
— Oui.
— Ne dis pas seulement oui. Dis mieux. Dis : « Je faîme! »
— Je t'aime.
Et, s'animant, elle demanda :
\
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CENDRES. 299.
— Si Je ne t'aîmaîs pas, est-ce que je serais ici?... Oui, oui,
sûrement, je t'aime! Je ne sais pas m'exprimer ; mais je t'aime,
et peut-être plus que tu ne m'aimes, toil
— Non, c'est moi qui t'aime plus. Mais, reprit-il, sur un ton
grave, je sais bien que tu m'aimes aussi : car tu pouvais avoir
des aspirations plus hautes; tu es belle et riche...
— Riche... Qui sait?... Et si je ne l'étais pas?
— Je n'en serais que plus content.
Ils se turent, devenus pensifs l'un et l'autre, et ils s'isolèrent
pour suivre chacun ses propres réflexions.
— Écoute ! reprit-il tout à coup, timidement. On m'a rap-
porté que ta famille connaît notre amour. Est-ce vrai?
— C'est vrai, répondit-elle après une brève hésitation.
— Âhl que me dis- tu là? Et ton père n'en est pas fâché?
Margherita hésita de nouveau, puis elle releva la tète et ré-
pondit avec froideur :
— Je l'ignore.
À l'accent des paroles prononcées, Ânania comprit qu'il s'agis-
sait d'une chose triste et insolite, dont il n'avait aucune connais-
sance. Qu'est-ce qui arrivait? L'âme de la jeune fille se fer-
mait-elle pour lui, afin de cacher un secret pénible? Cette seule
pensée le troubla profondément; son esprit courut à F autres à
sa mère, au fantôme lointain, avec l'appréhension que ce ne fût
cette ombre néfaste qui s'interposât entre lui et la famille de
Margherita.
— Vois-tu, dit-il m lui caressant distraitement les mains,
il faut me répondre avec sincérité. Qu'est-ce qui se passe?
Puisrje ou non aspirer à toi? Puis-je espérer toujours?... Tu
sais qui je suis : un pauvre, un obligé de ta famille, le fils d'un
de tes serviteurs.
— Mais à quoi penses-tu là? s'écria-t-elle, plus impatiente
que chagrinée. Par le fait, ton père n'est pas un serviteur ; et,
quand même il le serait, c'est un homme honorable. Cela suffit.
(c Un homme honorable! répéta en lui-même l'étudiant,
frappé au cœur. Ahl mon Dieu! Mais elle^ ce n'est pas une
femme honorable! »
D'ailleurs, tout de suite après, l'idée lui vint que Margherita,
en parlant ainsi, n'avait évidemment pas songé à cette femme^
considérée peut-être comme morte par la famille de sa fiancée.
11 y avait donc autre chose.
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30Ô REVUE DES DEUX MONDES.
— Margherita, insista-t-il, s'efforçant en vain de rester calme,
il faut que tu m'ouvres toute ton âme, que tu me guides, que tu
me conseilles. Dois-je attendre? Dois-je agir? Mon orgueil et ma
conscience m'imposeraient d'aller fa'ouver ton père et de lui dé-
couvrir tout ; autrement, il pourrait me considérer comme un
traître, comme un homme sans honneur et sans loyauté. Cepen-
dant,' je suivrai tes conseils : tout, plutôt que de te perdre !...
Je ne deviendrai pas un homme célèbre, sans doute ; mais je sens
que j'arriverai à conquérir une belle situation dans la société.
Dès que j'aurai obtenu mes grades, je me présenterai au con
cours pour les meilleures places; nous vivrons à Rome, où
j'étudierai et lutterai. Mais tout cela, c'est pour toi que je trou-
verai la force de le faire. Je crois qu'au fond de toute ambition
humaine, il y a la femme; beaucoup n osent pas le dire; moi,
au contraire, je le dis franchement et je m'en vante. D'ailleurs,
ne te l'ai-je 'pas dit toujours?
— Oui, approuva-t-elle, un peu enivrée par les promesses du
jeune homme.
— Tu es le but de ma vie. Il y a des hommes qui vivent
d'amour, et il y en a d'autres qui vivent d'art, de gloire, de
vanité. Moi, je suis des premiers. Il me semble que j'ai aimé
toujours, depuis ma naissance, et que j'aimerai toujours, même
si j'arrive à la plus lointaine vieillesse. Et ce sera toi, toujours
toi, toujours toi I Si tu venais à me manquer, je n'aurais plus ni
force ni volonté pour rien entrej[>rendre. Je mourrais morale-
ment, et peut-être même tout à fait. Et néanmoins, si tu me
disais: « J'en aime un autre, »... eh bien, je...
— Assez ! tais-toi I ordonna Margherita. C'est toi qui blas-
phèmes, à présent... Il pleut I
Une goutte d'eau était tombée sur leurs mains entrelacées.
L'un et l'autre levèrent le visage et regardèrent les nuages qui
passaient, plus lents, plus épais, lourds et sinistres.
— Sache donc une chose, reprit-elle, parlant d'un air dis—
trait et avec un peu de hâte, comme si elle craignait que la.
pluie n'interrompit le rendez-vous. Nous ne sommes plus aussi
riches qu'autrefois. Les affaires de mon père vont mal. En outre,
il a prêté de l'argent à tous ceux qui lui en ont demandé eir
qui... ne le lui rendront jamais. Il est trop bon. Notre procès
avec la commune d'Orlei, cet éternel procès pour les forêts
incendiées, prend une mauvaise tournure. Si nous le per-
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CENDRES. 30f
dons, cela-esrtort à craindre, je ne serai plus un riche parti,
— Pourquoi ne m'as-tu jamais écrit cela?
— Et pourquoi te Taurais-je écrit ? D'ailleurs, Jusqu'à ces
derniers jours, j'ignorais moi-même bien des choses... Oh ! voilà
qu'il pleut pour tout de bon I
Ils allèrent se mettre à l'abri sous l'auvent. Un éclair brilla
entre les nuages, et, dans cette brusque illumination de flamme
bleuâtre, Anania vit Margherita pâle comme ta lune.
— Qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce que tu as? lui deman-
da-tr-il en la serrant contre lui. N'aie pas peur : tu n'as rien à
craindre de l'avenir. Si tu n'es plus aussi riche, tu n'en seras
pas moins heureuse. N'aie pas peur. i
— Non, non, je n'ai pas peur. Si je tremble, c'est parce que
ma mère s'efifraie de l'orage et pourrait quitter son lit... Va-t*eii,
va-t'en...
Elle le repoussait avec douceur. Il dut lui obéir; mais il
resta longtemps sous le porche, attendant que la pluie cessât.
Des ondes de joie orageuse illuminaient son àme par éclats
violens, comme la lueur métallique des éclairs illuminait la nuit.
Il se rappela ce jour pluvieux où, à Rome, la pensée de la mort
hii avait sillonné l'âme comme une fulguration. Oui, la dou-
leur et la joie se ressemblaient : Tune et l'autre étaient brûlantes
et dévorantes. Mais, peu à peu, tandis qu'il revenait chez lui
sous les dernières averses, des sentimens moins égoïstes Tatten-
drirent. » Comme je si|is lâche! se disait-il. Je me réjouis de
rbfortune de mon bienfaiteur. Quelle ignoble chose que le cœur
humain! »
Le lendemain matin, de bonne heure, il écrivit à Margherita
et lui exposa de nombreux projets, plus héroïques les uns que
les autres. Il voulait chercher des leçons afin de continuer ses
études sans ^tre une charge pour son bienfaiteur; il voulait aller
trouver M.Garboni afin de lui adresser la demande en mariage;
il voulait donner à la famille qui l'avait protégé une preuve con-
vaincante qu'il serait son soutien et son orgueil.
Comme il finissait d'écrire sa lettre devant la fenêtre ouverte
par où pénétrait, avec l'humide silence du matin, la senteur
des campagnes rafraîchies par la pluie nocturne, il entendit der-
rière lui un éclat de voix contenu; et, se retournant, il vit
Nanna, déguenillée et titubante, les yeux pleins de larmes, la
bouche ouverte par un rire qui en élargissait les lèvres livides.
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302 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle tenait à la main une cafetière pleine, qui menaçait k chaque
instant de se renverser.
— Bonjour. Comment vas-tu, Nanna? Tu vis donc encore?
lui cria Fétudiant.
— Bonjour à Votre Excellence. Quel malheur, que je n'aie
pas, réussi h vous surprendre ! J'ai demandé en grâce à Zia Tatana
de me laisser vous apporter le café. J'ai les mains propres,
Excellence. Ah ! quelle consolation, quelle consolation ! murmu-
rait-elle, riant et pleurant à la fois.
-r Où est TExcellence à qui tu parles? demanda«t-il, en re-
gardant autour de lui. Car, pour ce qui me concerne, j'espère
que tu continueras à me tutoyer... Allons, donne-moi ce café, et
donne-moi aussi de tes nouvelles.
— Hélas ! nous vivons dans des tanières, nous, comme des
bétes féroces que nous sommes. Comment pourraîs-je tutoyer
Votre Excellence, qui est un soleil resplendissant?
— Je ne suis donc plus une dragée? dit-il, en dégustant le
café de la vieille cafetière à filets d'or et en pensant & Zia
Varvara.
— Béni sois-tu I... Ah, pardon! Malgré moi, je ^le souviens
toujours de l'époque où tu étais enfant... Votre Excellence n'a
pas oublié la première fois qu'elle revint de Cagliari ? Marghe-
ri ta vous attendait à la fenêtre. Comment la lune n'attendrait-
elle pas le soleil?
Anania se leva et déposa la cafetière sur le rebord de la
fenêtre; puis il respira fortement. Gomme il se sentait heureux!
Gomme le ciel était bleu! Gomme l'air embaumait! Quelle ma-
jesté dans ce silence des humbles choses, dans cet air que n'avaient
pas encore défloré le souffle et le vacarme de la civilisation !
Zia Nanna elle-même n'était plus la femme horrible et dégoû-
tante d'autrefois ; sous Timmonde enveloppe de ce corps noir et
puant, imprégné de lie, palpitait une âme poétique.
— Écoute ces vers ! lui cria Anania en agitant les bras.
Et il se mit à déclamer une poésie de Politien. Nanna l'écou-
tait sans comprendre un mot, et elle ouvrait la bouche pour
dire... ce qu'elle dit enfin :
— Je les ai déjà entendus, ces vers !
— Et qui te les a récités ? s'écria Anania.
— EfesCau!
— Menteuse ! Allons, déguerpis, et vivement, ou c'est moi qui*
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CENDRES. 303
te chasse... Mais non, attends un peu... Raconte-moi ce qui s'est
passé à Nuoro, cette année-ci.
Et elle raconta, faisant une étrange confusion de ses propres
affaires avec les événemens les plus remarquables du pays ; et, de
temps à autre, elle revenait à Margherita. C'était la plus belle, la
rose des roses, Tœillet, la dragée. Et ses vétemensi Âhl Sei-'
gneurl non, jamais on n'en avait vu d'aussi merveilleux. Quand
elle passait, les gens la regardaient comme on regarde une étoile
filante. Un monsieur avait chargé Nanna de voler le lacet du
sioulier de la jeune fille, parce qu'il voulait le mettre sur son
cœur. La servante des Garboni disait que, tous les matins, sa
petite maîtresse trouvait sur sa fenêtre des billets d'amour liés
avec des rubans bleus...
— Mais il n'y a qu'une rose, et cette rose ne peut s'unir qu'à
l'œillet... Allons, rends-moi la cafetière... Ohl
Et l'ivrognesse se donne un grand coup de poing sur la
bouche.
— C'est plus fort que moi! Je te tutoie sans le vouloir.
Comme j'ai vu Votre Excellence quand elle avait encore la queue,
je ne puis m'habituer à lui dire vous.
— Et quand avais-je la queue? demanda-t-il, faisant sem-
blant de la menacer.
Elle se sauva, chancelant, riant, se tamponnant la bouche;
et quelques instans après, elle cria de la cour à l'étudiant, qui
regardait par la fenêtre :
— La queue de votre chemise...
L'étudiant se sentait si heureux qu'il se mit & chanter en-
core d'autres vers de Poli tien. Il avait la sensation d'être agile
et léger comme un oiseau à l'extrémité d'une branche.
Un peu pins tard, il alla au jardin oti il put remettre à la
servante de Margherita la lettre qu'il avait préparée. Le jardin,
encore humide de la pluie nocturne, exhalait une forte odeur
de terre mouillée et d'herbe sèche. Les chenilles avaient trans-
formé les choux en bouquets de bizarres dentelles argentées ; les
figuiers d'Inde agitaient les petites coupes dorées de leurs fleurs
jaunes; les hautes guimauves, filigranées de boutons et ornées de
fleurs violettes sans pédoncule, tailladaient de leurs dessins
gracieux le fond azuré du ciel. Sur l'horizon de nacre se dres-
saient les montagnes vaporeuses, dont les pics les plus lointains
pénétraient dans les nuages d'or. Ânania trouva Efes Gau étendu
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304 REVUE DES DEUX MONDES
sur le gazon, ivre, vieilli, ressemblant à un monceau de loques;
et il le toucha du pied. Le malheureux leva sa face pareille à un
masque de cire malpropre, ouvrit un œil vitreux et marmotta
son vers favori : Alors qu'Amelia^ si pure et si candide... Puis
il retomba, sans avoir reconnu l'étudiant.
Dans un autre coin du jardin, Zio Pera, devenu complète-
ment aveugle, s'obstinait à arracher les mauvaises herbes, qu'il
discernait au toucher et à l'odeur.
— Gomment allez-vous? lui cria Ânania en se penchant vers
son oreille.
— Je suis mort, mon enfant, répondit le vieillard. Je ne
vois plus, je n'entends plus.
— Courage. Vous guérirez...
— Oui, dans l'autre monde où tous les malades guériront,
où tous les infirmes verront et entendront... Hélas 1 mon enfant,
qu'importe? Lorsque je voyais avec les yeux du corps, mon âme
était aveugle. Maintenant, au contraire, je vois avec les yeux de
Tâme... Mais dis-moi: est-ce que tu as vu le Pape?
Ânania sortit du jardin et erra dans le voisinage. Oui, ce
petit coin du monde était toujours le même. Là était toujours le
fou qui, assis sur les pierres adossées aux murs croulans, atten-
dait le passage de Jésus-Christ; et la mendiante qui regardait de
travers la porte de Rebecca où, sur le seuil, cette pauvre créature
tremblait de fièvre et bandait ses plaies; et maître Pane qui,
au milieu de ses toiles d'araignée, sciait des planches et parlait à
haute voix pour lui-même; et, dans le cabaret, la belle Agata
qui minaudait avec les jeunes et les vieux; et Antonino qui
s'enivrait en compagnie de son ami Bustianeddu, et qui, de temps
à autre, après avoir disparu quelques semaines, reparaissait avec
le visage un peu pâli par « le service du Roi (1). » Quant à Zia
Tatana, elle préparait toujours des friandises pour son cher « ga-
min, » rêvant au jour où il obtiendrait son diplôme de docteur
et comptant par avance les cadeaux que lui enverraient les pa-
rons et les amis; et toujours le père d'Ânania, dans les après-midi
de repos, s'occupait à broder une ceinture de cuir, assis au mi-
lieu de la rue, et rêvait aux trésors cachés dans les nuraghes.
Dans les derniers jours d'août, après plusieurs entrevues,
(1) La prison.
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CENBRES. 305
Margherita consentit à. ce qu'Ananis^ révélât leur amour à
M. Garboni.
— Ton père n'est plus le même pour moi, disait l'étudiant,
le suis gêné en' sa présence, et j'ai du remords. Il me regarde
avec des 'yeux froids, scrutateurs. Je ne puis supporter ce
regard.
— Eh bien! si tu en as le courage, fais... ton devoir, ré-
pondit Margherita, avec une nuance de malice.
— Mais que lui dirai-je? interrogea le jeune homme, troublé.
— Tout ce que tu voudras; ce sera^toujours intéressant. Et
môme, plus tu t'embrouilleras, plus tu produiras d'effet. Mon
père est si bon I
— Je puis donc espérer! s'écrîa-t-il, ému comme si jusqu'à
cette heure il n'avait eu aucun espoir. Je ne suis pas le jouet
d'une illusion? Cette félicité est possible?
— Mais oui! répliqua-t-elle, câline, en lui caressant les che-
veux avec une tendresse quasi maternelle.
Il la pressa contre son cœur, ferma les yeux, cacha son vi-
sage sur l'épaule de la jeune fille, se recueillit pour contem-
pler toute l'immensité de son bonheur. Quoi I Margherita lui
appartiendrait véritablement? Elle lui appartiendrait dans la réa-
lité comme elle lui avait toujours appartenu dans le rêve?...
n se rappela le temps où il n'osait pas se confesser à lui-même
son amour. Et voilà qu'aujourd'hui...
Il redressa la tête. La lune éclairait la cour; et, dans le pro-
silence de la nuit diiqphane, la cantilène tremblante des
grillons faisait penser à un peuple de minuscules esprits follets
V^i assis sur les feuilles humides de rosée, dans le clair de
lune, auraient touché une seule corde de leurs invisibles violons.
— Que diras-tu à mon père? demanda-t-elle, toujours un
peu moqueuse. Voici probablement ce que tu lui diras : « Mon-
sieur mon parrain... votre fille et moi... nous... nous
— Tais-toi, tais-toi ! s'écria-t-il.
Et il rougit, parce qu'il se rendit compte qu'il n'aurait ja-
mais le courage de se présenter & son bienfaiteur pour lui révéler
son amour.
— Non, je ne pourrai jamais ! avoua-t-il sincèrement. Maïs
j« Ini écrirai.
— Oh! quant à cela, non! déclara Margherita, redevenue
TOMl XXVI. — 4905. 9A
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306 REVUE DES DEUX MONDES/
sérieuse. Il faut absolument lui parler: de cette façon, il sera
plus traitable. Si tu ne peux pas, toi, envoie-lui quelqu'un.
— Mais qui?
Après un moment d'hésitation, Mai^faerita répondit d'un air
timide :
— Ta mère.
Il comprit qu'elle faisait allusion & Zia Tatana, mais pourtant
sa pensée courut à V autre ;ei il lui sembla que Margherita venait
aussi de penser à cette femme. Une ombre épaisse enveloppa^n
âme. Ah! oui, la réalité et le rêve étaient séparés par de ter-
ribles frontières : un vide infranchissable, pareil à celui qui sé-
pare la terre du soleil, mettait entre eux un abîme.
Il fit cette réflexion rapide : « Ah ! puiséé-je dire enfin ce que
j'ai sur le cœur! L'instant est propice; et, si je le laisse fuir,
je risque de ne le retrouver jamais plus. Qui sait? Il y a peut-
être un moyen de franchir Tabime. Vite, vite I »
Il ouvrit les lèvres, sentit son cœur battre violemment;
mais il ne put rien dire. L'instant passa.
Quelques jours après, Zia Tatana, très émue, mais non moins
orgueilleuse, confiante dans l'assistance du Seigneur, parce
qu'elle lui avait adressé force prières et parce qu'elle, avait m fait
la montée, » c'est-à-dire qu'elle s'était traînée à genoux depuis
le portail jusqu'au maitre-autel, dans l'église du Rosaire, partit
un beau soir en ambassade.
Anania était resté à la maison, attendant avec anxiété le
retour de la vieille. Étendu sur son petit lit, il feuilletait un
livre dont il n'aurait pu même dire le titre, et il se répétait :
a Je suis bien tranquille I Qu'ai-je à craindre? Le résultat est
plus que certain... » Et il suivait des yeux les mots imprimés,
parcourait les lignes, tournait les pages ; mais son esprit ne sai-
sissait pas la signification d'une seule phrase. Toute son intelli-
gence se portait ailleurs, courait derrière la vieille femme^ ima-
ginait, voyait.
« Zia Tatana s'en va lentement, toute pénétrée de la solennité
de sa mission; et elle a aussi un peu d'inquiétude, la bonne
vieille colombe, si candide et si douce. Mais patience! Avec
Taide du Seigneur, de sainte Catherine et de la très sainte Vierge
du Rosaire, une certaine chose se fera. Pour la circonstance,
elle a endossé ses plus beaux atours : la iunica, garnie de trois
petits rubans — vert, blanc et vert; — le corsage de brocart
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CENDRES. 307
verdàtre; la ceinture d'or; le tablier brodé; le bandeau couleur
de safran. Et elle n'a pas oublié ses anneaux, bien sûr : ses
grands anneaux préhistoricpies, garnis de camées sur pierres
jaunes et vertes et dlntailles en cornaline. Ainsi, grave et parée,
semblable à une vieille madone, elle s'avance lentement et, en
chemin, elle salue avec une dignité modeste les personnes
qu'elle rencontre. Le soir tombe : c'est l'heure consacrée pour
ees cérémonieuses négociations d'amour. Quand le soir tombe,
la courtière de mariage est certaine de trouver au logis le chef
de famille à qui elle porte le message secret.
«c Elle va, elle va, de plus en plus grave et lente. On dirait
qu'elle a peur d'arriver. Mais la voilà au terme de sa course,
devant le porche clos, silencieux, obscur comme la porte du
Destin. Elle hésite un moment; elle rajuste ses anneaux, le ruban
de son tablier, sa ceinture; elle arrange autour de son menton le
bord de son bandeau ;et enfin elle se décide, frappe au porche... »
Anania eut la sensation que le coup frappé se répercutait
dans sa poitrine. Il sauta à bas de son lit et alla s'accouder à la
fenêtre. Sur la cour close tombaient les dernières lueurs du soir ;
le sureau immobile faisait une grande tache sombre; le silence
était absolu. Les étoiles commençaient à sourdre, étincelles
d'or, parmi la cendre bleuâtre du chaud crépuscule. Dans la
malle, un petit pâtre à cheval passait, fredonnant en dialecte :
Et là, le jour me surprend
Tandis que je vais chantant
Ma palme dorée (1).
Anania repensa k son enfance, & la veuve, à Zuanne. Que
faisait le pastoureau devenu moine? « Et dire qu'il voulait être
bandit! Je serais curieux de le revoir. Il faudra que j'aille à
Ponni dans le courant du mois. »
Et, tout d'un coup, sa pensée retourna au lieu où se décidait
son sort.
M La vieille colombe est là, dans le cabinet simple et bien
rangé de M. Garboni. Ce bureau, c'est celui où, certain soir, le
collégien a fureté... Mon Dieu! est-il possible qu'il ait commis
(i) « Inoche mi fachet die
Canlande a parma dorada. »
Palme dorée est un des titres d'honneur que les amoureux sardes donnent à
Itors maîtresses.
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308 REVUE DES DEUX MONDES.
une si vilaine action? Oui; quand on est enfant, on ne se rend
pas compte de ce que l'on fait. Gomme nous sommes fous, daos
notre enfance I Nous poumons commettre môme un crime avec
une parfaite inconscience... Bref, Zia Tatana est dans le cabinet,
et M. Garboni s'y trouve en face d'elle, gras, tranquille, avec
cette chaîne d'or qui lui scintille sur le ventre. »
Ânania sourit nerveusement et pensa : « Que lui dit-elle, la
petite vieille? Je serais curieux de voir comment elle s'en tire.
Si je pouvais être là sans qu'on m'aperçût! Si j'avais l'annean
qui rend son propriétaire invisible ! Oui, je le passerais à mon
doigt et j'irais,... j'irais chez M. Garboni, dare dare... Mais si le
porche était fermé, comment ferais-je? Eh bien ! je frapperais,
que diable! Mariedda viendrait ouvrir, et, tandis qu'elle pesterait
contre les gamins qui frappent aux portes et sa sauvent, tnoi. .
Je suis fou, ma parole, de penser à ces choses puériles I Allons,
c^est fini : je ne veux plus y penser. »
U quitta la fenêtre, prit la chandelle, descendit à la cuisine,
où le feu était allumé; et, machinalement, il alla s'asseoir près
de r&tre. Mais soudain il se rappela que l'on était en été, et il
se mit à rire. Puis, il regarda longtemps le petit chat roux, qui
se tenait aux aguets devant le four, immobile et vigilant, les
moustaches dressées et la queue tendue, prêt à bondir sur la
première souris qui passerait. Et il pensa aux souffrances de la
souris,^ et se dit à lui-même : « Non ; ce soir, je ne la laisserai
pas prendre : ce soir, je suis trop heureux pour consentir
à ce que personne, môme une souris, ait à souffrir dans cette
maison. »
— UsciUy usciu (1)! crîa-t-il en se levant de sa chaise et en
courant vers le petit chat, qui frémit de la queue au museau et
sauta sur le four.
Le jeune homme, toujours agité d'une impatience nerveuse,
se mit à se promener de long en large dans la cuisine ; et, de
temps à autre, il s'arrêtait près des sacs pleins d'orge, les
touchait et murmurait : « Somme toute, mon père n'est pas si
pauvre! Il est métayer de M. Garboni, quoiqu'il s'obstine à l'ap-
peler son maître. Non, il n'est pas pauvre; mais il n'aurait cer-
tainement pas le moyen de rembourser... de rembourser ce que
je dépense, moi, si Tévénement attendu... manquait de se pro-
(11 Cri par leqcael on chasse les chats.
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CCN0RE8. 309
duire... Et se produira-t-il, cet événement? Qu'est-ce qui se com-
bine, à cette heure?... Zia Tatana vient de parler. Qu'a-t-elledit?
Oh ! non, non, non, il ne faut pas môme que j'y pense... Ce qui
doit plutôt me préoccuper, c'est la réponse que donne en ce mo-
ment mon bienfaiteur... Que dira-t-il, lui^Thomme le plus loyal
du monde, quand il saura que son protégé a osé trahir ainsi sa
confiance?... Je le vois marchant à travers la pièce; et Zia
Tatana le regarde, p&le, oppressée... »
Il prit sa tôte entre ses mains. « Mon Dieu, mon Dieu! que
se passe-t-il? » L'angoisse le suffoquait. Il sortit dans la cour, se
pencha en avant sur le petit mur d'enceinte, attendit, écouta.
IMaiç rien, rien, rien !
n rentra dans la cuisine, et, voyant de nouveau le petit chat
a.ax aguets, il le chassa encore. Il se rappela les chats qui
x-évaient entre les colonnes du Panthéon ; il pensa à Zia Varvara,
an cierge qu'il devait porter pour elle à la basilique des Saints-
I^artyrs ; il pensa à son père, qui finissait de ramasser la paille du
froment dans les tanças du maître ; il pensa au pin sonore, qui
pondait comme un géant irrité, roi d'un solitaire empire de
oliaumes et de broussailles ; il pensa au nuraghe et à la vision
die Zia Varvara, et il se souvint d'un bracelet d'or, vu au
tfiTisée des Thermes de Dioctétien. Mais, derrière toutes ces fu-
^ces réminiscences, deux pensées profondes se rencontrèrent
et se confondirent, à la façon de deux nuages qui s'abordent dans
l'espace, l'un sombre et l'autre lumineux : la pensée de cette
f^tnmty et la pensée de ce qui se décidait dans le cabinet de
M. Carboni.
« Non! j'ai dit que je ne voulais plus y penser! » murmura-
Ml avec rage. Et, pour la troisième fois, il chassa le petit chat,
^nime il aurait voulu chasser les préoccupations qui le guet-
tent et l'assaillaient malgré lui.
Il revint dans la cour; il regarda, écouta de nouveau. Tou-
îours rien. Au bout d'un quart d'heure environ, deux voix s'éle-
^èi'ent de l'autre côté du mur, puis une troisième, puis une
^trième : c'étaient les voisins qui, chaque soir, se réunissaient
^i devant la boutique de maître Pane, pour jouir de la fraî-
cheur et pour causer.
Longtemps le jeune homme n'entendit que le son de leurs
^oix stridentes... Enfin il aperçut dans le fond de la ruelle une
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810 REVUE DES DEUX MONDES.
Bilhouette qui s'avançait, et il se sentit défaillir. C'était elle, la
vieille colombe messagère, qui arrivait rapportant entre ses lèvres
pures, comme une fleur de vie ou de mort, la parole fatale. 11
rentra à la maison et ferma derrière lui la porte qui donnait sur
la cour, en même temps que Zia Tatana rentrait du côté oppos<
et fermait la porte qui donnait sur la rue.
Elle soupirait, et elle était encore un peu pftle et oppressée,
telle qu'Anania l'avait vue en esprit. Au reflet du feu, ses
bijous primitifs, ses broderies, sa ceinture, ses anneaux scin-
tillaient vivement. Anania courut vers elle et lui jeta un regard
anxieux; puis, comme elle se taisait, il lui demanda avec
inquiétude :
— Que vous a-t-on dit?
— Patience, enfant du Seigneur ! Je te le dirai dans une
minute...
— Non 1 Parlez tout de suite, tout de suite I Veulent-ils de
moi?
— Oui, ib veulent de toi! Oui, ils veulent de toi! annonça
la vieille en ouvrant les bras.
Anania s'assit, frappé d'étourdissement, et il prit sa tête entre
Ë^es mains. Zia Tatana le considérait avec une tendre compassion
et, tout en défaisant de ses mains tremblantes sa ceinture d'or,
elle hocbait la tête.
— Ils. veulent de moi! Ils veulent de moi! Estn^ possible?
répétait tout bas le jeune homme.
Devant le four, le petit chat attendait encore le passage de
la souris; et sans doute il percevait déjà un bruit léger, puisque
sa queue frémissait. Effectivement, quelques minutes plus
tard, Anania ouït un craquement faible, un imperceptible cri de
mort ; mais sa félicité était si complète qu'elle ne lui permettait
plus de prendre garde que la douleur existait encore dans le
I monde.
Le rapport détaillé que lui fit Zia Tatana de son ambassade
jeta un peu d'eau froide sur ce grand incendie de bonheur.
La famille de Margherita ne s'opposait pas à l'amour des
jeimes gens; mais elle ne donnait pas non plus un consentement
plein et irrévocable. Le parrain avait souri, avait frappé dans
ses mains et secoué la tète comme pour dire : « Quel tour ils
m'ont joué, ces deux fripons-là! » Puis, il avait dit : « Voilà
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CENDRES.
3il
des enfans à qui les ailes poussent vite! » Après quoi, il était
devenu sérieux et pensif.
— Mais enfin, qu'avez-vous conclu? depaanda le jeune homme,
devenant, lui aussi, sérieux et pensif.
— Nous avons conclu qu'il convient d'attendre» ô bonne
sainte Catherine! Tu ne Tas pas encore compris? La maîtresse a
dit : « Il faudrait aussi interroger Margherita. » Et le maître a
répondu : « Oh ! il ne me semble pas que ce soit bien néces-
saire. » Moi, j'ai souri.
Anania sourit à son tour.
— Nous avons donc conclu... Va-t'en, chat! criaZia Tatana,
en relevant le bord de sa jupe où s'était commodément installé
le minet, qui se léchait les moustaches avec une cruelle satis-
faction. Nous avons conclu qu'il convient d'attendre. Le maître
a dit : c( Pour le moment, le petit ne doit penser qu'à poursuivre
ses études et à se distinguer par ses succès. Quand il aura une
pbsition honorable, nous lui donnerons notre fille. En atten-
dant, ils peuvent s'aimer à leur aise, et que Dieu les bénisse I »
Voilà... Et à présent tu vas souper, j'espère 1
— Mais, en somme, puis-je me présenter chez eux en qualité
de fiancé ?
— Non, pas encore! Pas encore celte année-ci. Tu vas trop
vite, mon beau garçon. Les gens diraient que M. Carboni a
perdu la tête, s'il autorisait une chose pareille. Il faut d'abord
que tu sois docteur...
— Eh ! s'écria le jeune homme, saisi de colère, est-il donc
préférable...
Il était sur le point de dire : « Est-il donc préférable que
nous nous voyions la nuit, en cachette, pour ne pas choquer
Ihypocrite délicatesse des gens? » Mais aussitôt la pensée lui
vînt qu'en effet il était préférable pour lui de voir Margherita
la nuit, secrètement, en tète à tète, au lieu de la voir le jour,
en présence des parens; et cette réflexion le calma soudain. Tant
pis pour eux ! En l'obligeant à ces visites clandestines, on le dis-
pensait d'avoir des>emords.
Pour se consoler, il alla voir sa fiancée dès cette nuit-là.
Sitôt la porte ouverte, la servante lui souhaita (c bien du
bonheur, » comme si le mariage était déjà célébré ; en récom-
'pense de quoi, il lui fit^un petit cadeau, puis il attendit, tout
t^mblant.
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312 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle arriva, prudente et silencieuse, parfumée d'iris, habillée
d'une robe claire qui faisait une tache blanche dans la nuit lim-
pide ; et, à l'entrevoir et à sentir ce parfum, le jeune homme
éprouva un saisissement et une sorte dô défaillance, comme s'il
découvrait pour la première fois le mystère de l'amour. Ils se
donnèrent un long baiser, sans rien se dire, palpitant l'un et
l'autre, ivres de joie. Le monde, c'était eux.
Pour la première fois Margherita, certaine désormais de pou-
voir s'abandonner sims peur et sans remords à son amour pour
ce beau jeune homme qui raffolait d'elle, se montra passionnée,
ardente, telle qu'Anania n'osait pas même la rêver; et il quitta
le rendez- vous les yeux troubles, éperdu, chancelant.
La nuit suivante, l'entrevue fut encore plus longue, plus
affolée d'amour.
La troisième nuit, la servante qui montait la garde dans la
cuisine, lasse peut-être de veiller, fit le signal convenu en cas
de surprise ; et les amoureux se séparèrent brusquement, pris dé
crainte. Le lendemain, Margherita écrivit à Anania:
« J'ai peur que papa ne se soit aperçu de quelque chose.
Gardons-nous de nous compromettre, maintenant surtout que
nous sommes si heureux; et par conséquent, cessons de nous
voir durant quelques nuits Prends patience, et sois aussi cou-
rageux que moi. Je fais un énorme sacrifice en renonçant mo-
mentanément au bonheur de te voir. Il me semble que je vais
en mourir, tant je t'aime avec passion, tant il me paraît impos-
sible de vivre sans tes baisers, etc., etc. »
Il répondit :
« Mon adorée, tu as raison. Par la bonté et par la sagesse, tu
es une sainte, tandis que moi, je ne suis qu'un fou, un pauvre
fou d'amour. Je ne sais plus, je ne vois plus ce que je fais. Hier
soir, je pouvais compromettre tout notre avenir, et je ne m'en
apercevais même pas. Il faut que tu me pardonnes : quand je suis
près de toi, je perds la raison. J'ai la fièvre, je brûle intérieure-
ment, j'ai en moi un feu destructeur qui me consume tout entier.
C'est avec le désespoir dans T&me que je renonce pour quelques
nuits à la suprême félicité de te voir; et, comme j'ai besoin de
mouvement, de distraction, d'absence, pour apaiser ce feu qui
me dévore, j'ai le projet de faire Texcursion au Gennargentu^
dont je t'ai parlé l'autre soir. Tu veux bien, n'est-ce pas ? Réponds —
moi vite, ma chérie, mon adorée, ma joie et ma torture I J'aurav
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CENDRES. 313
toujours ton image dans mon cœur; de la plus liante cime sarde
je t'enverrai un salut, je crierai vers les cieux ton nom et mon
amour. Ah ! c'est de la plus haute cime du monde que je vou-
drais le crier, pour que toute la terre en restât stupéfaite 1 Je
Vembrasse, je t'emporte avec moi, unie à moi, fondue en moi
pour l'éternité ! »
Margherita lui accorda gracieusement la permission de faire
ce voyage ; et A;nania répondit :
« Je pars demain matin, par ia voiture du courrier qui fait le
service de Mamojada et de Fonni. Je^passerai sous tes fenêtres
à neuf heures. Je souhaiterais beaucoup de te voir encore celle
nuit-ci, mais je veux être prudent. Viens, Mar^herita, viens,
mon adorée 1 Viens sur mon cœur ! Brûle avec moi du feu de
mon amour! Fais-moi mourir de passion ! »
Grazu Deleoda,
{La dernière partie au prochain numéro.)
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I.v
LE
(Il
PSYCHISME INFÉRIEUR
I
Pour comprendre immédiatement ce qu'est le psychisme
inférieur, il suffit d'observer et d'analyser les actes d'un som-
nambule. Pendant toute la durée de sa crise, le sujet est privé
du contrôle et de la direction de son psychisme supérieur. On
^ va donc trouver dans le tableau d'une crise de somnambulisme
f^." une première manifestation très nette de l'activité isolée des
B centres psychiques inférieurs.
La oamb 80IVANTB. ^ ... (J'di TU la Reine) se lerer de soq lit, jeter sur
elle sa robe de nuit, ouvrir son cabinet, prendre du papier, le plier, écrire
dessus, le lire, le cacheter ensuite, puis retourner se mettre au lit; et pen-
dant tout ce temps-là demeurer dans le plus profond sommeil.
Lb MibECm. — 11 faut qu'il existe un grand désordre dans les fonctions
naturelles, pour qu'on puisse à la fois jouir des bienfaits du sommeil et agir
comme si l'on était éveillé...
La dame suivante. — ... {Entre lady Macbeth avec un flambeau,) Tenez, la
voilà qui vient absolument comme à l'ordinaire ; et, sur ma vie, elle est pro-
fondément endormie...
Le médecin. — Vous voyez que ses yeux sont ouverts.
La damb suivante. — Oui, mais ils sont fermés à toute impression.
Le médecin. — Que fait-elle donc là? Voyez comme elle se frotte les mains.
(1) Tout ce qu'il y a de neuf, de sol